Poursuivre une histoire vivante
Agence Rol, 1926-1927. © BnF
Quel est l’apport principal de Le Nôtre, créateur de l’axe des Champs-Élysées, à l’art des jardins ?
L’œuvre de Le Nôtre correspond à une époque où la rationalisation du territoire et les outils de mesure topographique permettent pour la première fois de travailler un espace en trois dimensions, dans sa profondeur. L’art des jardins classiques se caractérise par la mise en œuvre d’un système visuel qui capture et amène le grand paysage au sein du jardin. Comme l’explique l’historien John Dixon HuntJohn Dixon Hunt, L’Art du jardin et son histoire, Odile Jacob, 1996, p. 30-34., la perspective fuyant vers l’infini crée symboliquement une continuité - par effet d’ensauvagement progressif -, depuis l’espace clos et domestique du jardin, avec ses parterres extrêmement dessinés, jusqu’au paysage situé au-delà des grilles. La grande perspective lie le jardin aux paysages productifs des forêts domaniales, dont les structures rationnelles en étoiles et en pattes-d’oie, dessinées pour organiser l’exploitation du bois et ménager les circulations, influenceront en retour le dessin du jardin lui-même. Il en sera ainsi de l’axe entre le jardin des Tuileries et la colline de Chaillot. Avant la création d’un pont tournant enjambant les douves des Tuileries, qui lui donnera un rôle fonctionnel, la perspective des Champs-Élysées est un dispositif visant à continuer le jardin royal au-delà de ses clôtures, à en faire, au moins visuellement, l’élément générateur de l’organisation de tout un territoire.
Les Champs-Élysées sont un espace ambigu : ni parc, ni boulevard, ne relevant ni de l’espace urbain ni du rural, ils marquent d’abord la naissance d’une vision ouverte de la ville sur la campagne. De ce point de vue, ils pourraient être rapprochés des boulevards plantés qui à partir des années 1670 remplacent progressivement les remparts de la ville. Toutefois, malgré leur situation en belvédère, qui offre aux Parisiens un espace de promenade ouvert, ces derniers restent une frontière physique de par le dénivelé qui subsiste entre l’habitat urbain et le paysage agricole. Les Champs-Élysées constituent au contraire un prolongement - d’abord visuel, puis pratique - de la ville vers la campagne, qui devient rapidement un espace de circulation très fréquenté. Cette perspective peut être considérée comme l’un des modèles des grandes percées d’Haussmann deux siècles plus tard. Mais bien que ce tracé soit annonciateur de cette urbanisation, jusqu’au xixe siècle il fait l’objet d’une politique sévère visant à le préserver de la spéculation immobilière, ce qui renforce encore le caractère exceptionnel et ambigu du lieu.

Les Promenades de Paris, Adolphe Alphand, 1867-1873.
© BnF
Les Champs-Élysées représentent-ils la quintessence de l’espace public « naturel » ?
Les Champs-Élysées sont parmi les premières promenades publiques aménagées en milieu « naturel ». Si la pratique de la promenade se développe progressivement dans toute l’Europe à cette époque, elle a lieu en milieu urbain, dans les faubourgs ou le cœur des villes. Dans les rares cas où la promenade s’exerce dans un milieu « naturel » aménagé à cet effet, elle est réservée à un public de privilégiés, des ordonnances et des grilles en réglementant l’accès. C’est notamment le cas du Cours-la-Reine, conçu en 1616 pour Marie de Médicis sur le modèle du corso italien.
Cent ans plus tard, la pratique de la promenade devient un rituel social orchestré par l’émergence d’une littérature médicale prônant les bienfaits de la marche et du contact avec la nature. Les promeneurs sont invités à descendre de leurs carrosses et à adapter leurs vêtements à ce nouvel exercice. Les Champs-Élysées, ouverts à tous et offrant des frondaisons verdoyantes, deviennent la promenade des Parisiens. Les recherches de l’historien Laurent TurcotLaurent Turcot, Le Promeneur à Paris au xviiiesiècle, Gallimard, 2007, p. 219-271. nous montrent des Champs-Élysées accueillant alors une population hétérogène mais géographiquement séparée : le bas, investi dès les années 1720 par de luxueux hôtels particuliers – dont le plus célèbre reste l’hôtel d’Évreux, l’actuel palais de l’Élysée – est une promenade à la mode, très fréquentée ; tandis que le haut, au-delà du rond-point, est plutôt déserté et marqué par la petite criminalité, la prostitution et les marchés illégaux.
Ce qui est également intéressant c’est que si les boulevards deviennent rapidement des espaces de commerce, convoités par la spéculation immobilière, l’administration royale mène sur les Champs-Élysées une politique de préservation sévère. Elle se bat notamment pour protéger les plantations de l’affluence du public et du passage des carrosses, mais aussi pour sauvegarder les terrains en bordure des constructions résidentielles et activités commerciales. Les bâtiments éphémères y seront ainsi longtemps les seuls autorisés.
Les Champs-Élysées deviennent pourtant le centre névralgique du divertissement parisien, comme en témoignent nombre de descriptions, de gravures et de guides de voyage. Différentes formes d’activités se développent sous leurs frondaisons et s’y installent durablement, même durant l’urbanisation de la seconde moitié du XIXe siècle. À cet égard, les jardins des Champs-Élysées représentent un espace d’expérimentation et de liberté incontournable par rapport à d’autres parcs et jardins parisiens.
En effet, contrairement à certains jardins aménagés afin d’offrir aux classes aisées des lieux élégants destinés à la promenade en voiture, à cheval ou à pied – comme le parc Monceau ou les Buttes-Chaumont, au moins selon leur projet initial – les Champs-Élysées accueillent depuis leur origine tout type de public et d’activités, tantôt populaires, tantôt distingués. Leur histoire est jalonnée par l’installation de cafés-concerts, de guignols, de bals – qui verront naître le french-cancan –, de terrains de jeux de balles et de bâtons, etc. Si jusqu’au XXe siècle, ils sont réputés pour leurs pavillons de concerts, lieux de loisir de la classe aristocratique et bourgeoise, ils offrent également de nombreux autres divertissements aux classes populaires, dessinant ainsi un espace de côtoiement social singulier.
C’est précisément parce qu’ils incarnent à la fois la culture citadine de la promenade et ses règles de composition héritées des XVIIe et XVIIIe siècles que l’ingénieur Adolphe Alphand choisira les jardins des Champs-Élysées comme terrain d’expérimentation. Depuis toujours lieu de vie et de loisir pour un public varié, mais également espace de protection des plantations et d’organisation des circulations, leur restructuration sous le Second Empire, dans un dialogue subtil entre les époques, en fera la référence de la promenade publique.

Les Promenades de Paris, Adolphe Alphand, 1867-1873.
© BnF
Le deuxième grand homme des jardins des Champs-Élysées, après André Le Nôtre, est de toute évidence Adolphe Alphand. Comment son intervention y révolutionne-t-elle l’art des jardins ?
La transformation des jardins des Champs-Élysées par le Service des promenades et plantations, dirigé par Alphand, est souvent décrite à tort comme la création d’un jardin « pittoresque ou à l’anglaise », suivant l’exemple des compositions irrégulières à la mode dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
En 1859, Haussmann ordonne la modification de ces jardins, espérant faire une surprise à Napoléon III à son retour de la campagne d’Italie. Le nouveau dessin, tout en courbes et cheminements sinueux, ne plaira ni à l’Empereur ni à une partie de la critiqueEugène Haussmann, Mémoires du baron Haussmann, 3 vol., Victor Havard, 1890-1893, vol. III, p. 459 ; Alfred Darcel, « Les anciens parterres et les nouveaux squares à Paris », Gazette des Beaux-Arts, 1859, p. 114-119., qui s’empressera de condamner la disparition des tracés classiques, ancrés dans l’histoire du lieu et facilitant le déplacement des foules. Une nouvelle forme de jardin s’invente pourtant là, à l’intersection du jardin classique et du jardin pittoresque, qui sera l’un des prototypes de ce que l’on appellera le « jardin moderne ». En articulant la trame orthogonale des alignements avec celle, courbe, des aménagements à la mode, Alphand fera de ces jardins un projet de référence pour les grandes promenades publiques de ville. À ses yeux, en effet, ils offrent tout ce qui est nécessaire pour accueillir, et gérer, une fréquentation importante et des usages diversifiés : des espaces ombragés pour la promenade, des pelouses agrémentées de plantes rares pour le plaisir des yeux, des avenues spacieuses facilitant les circulations, des lieux de détente et des divertissements.Adolphe Alphand, Les Promenades de Paris, 2 vol., Jules Rothschild, 1867-1873, vol. I, p. LIX.
Si l’historien de l’art Jurgis Baltrušaitis a défini les jardins irréguliers du XVIIIe siècle comme des « pays d’illusionJurgis Baltrušaitis, « Jardins et pays d’illusion », in Aberrations. Les perspectives dépravées (I), Flammarion, 1995, p. 199-269. », des compositions renvoyant à un ailleurs fantasmé – l’Orient, l’Arcadie, le paysage italien avec ses ruines antiques – les parcs et jardins du Second Empire pourraient plutôt être envisagés comme des « contrées du progrèsChiara Santini, « Adolphe Alphand (1817-1891) et la construction du paysage de Paris », thèse d’habilitation à diriger des recherches en histoire, Université de Cergy‑Pontoise, 2019, p. 278 (en cours de publication). ». Avec leur évocation des paysages réels de la France contemporaine, dont les nouvelles infrastructures routières et ferroviaires sont en train de réécrire la géographie, ils mettent en scène un rêve bien éveillé. Le parc des Buttes-Chaumont accueille par exemple sept ponts édifiés par le corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées, mais également un monumental rocher et un lac construits de toutes pièces en ciment et béton armé, matériaux à la pointe de la technique. À l’époque de l’épopée de la conquête du relief, de la traversée des Alpes, on offre ainsi aux Parisiens une représentation de la France telle qu’elle se découvre par les fenêtres des trains, avec ses paysages constellés de viaducs, de ponts et de tunnels, véritables prouesses techniques du génie civil.
Les jardins réalisés par l’administration d’Alphand ont souvent la particularité d’insérer un tracé irrégulier dans la grille orthogonale du jardin classique. On le voit clairement dans le cas des Champs-Élysées : des pelouses vallonnées aux caractéristiques formes en « s » sont aménagées à l’intérieur des quinconces qui leur servent de cadre. Il faut dire que la structure du parc classique sert à l’époque de référence à l’aménagement de la ville, car elle répond aux enjeux techniques, sociaux et économiques de la régulation des circulations (des hommes, des voitures, de l’air, de l’eau, du gaz, etc.). Si le tracé irrégulier est à la mode, il s’adapte mal à une fréquentation importante. C’est pourquoi, dans les grandes promenades publiques, le Service des promenades et plantations privilégie le vocabulaire formel des jardins réguliers : les ronds-points, les alignements d’arbres, les quinconces, etc. Les Champs-Élysées représentent en effet un maillon important dans l’organisation des réseaux parisiens du grand projet urbain d’Haussmann. Ils connectent les limites ouest de la ville historique au bois de Boulogne, nouveau haut lieu de la promenade urbaine. La grande bourgeoisie défile ainsi chaque jour le long des Champs-Élysées et de l’avenue de l’ImpératriceActuelle avenue Foch. pour se rendre au « Bois », qui à partir du Second Empire devient la vitrine de la mode et de l’art de vivre parisiens.
Ce maillon urbain stratégique se transforme ainsi en un espace de représentation sociale et de mise en scène des savoirs et savoir-faire horticoles français. L’horticulture devient d’ailleurs à cette époque une industrie de plus en plus florissante, dont les avancées sont présentées triomphalement lors des Expositions universelles de 1867, 1878 et surtout 1889. Les jardins publics participent à cette dynamique. En 1859, pour la plantation des jardins des Champs-Élysées, le service d’Alphand achète, par exemple, une grande quantité de plantes auprès de pépiniéristes belges, et s’appuie sur l’extraordinaire collection d’arbres et arbustes du baron de Serret, en Hollande, considérée comme un « véritable musée des végétauxCésar Daly, « Achèvement des travaux des Champs-Élysées », Revue générale de l’architecture et des travaux publics, 1860, p. 89. ». La recherche de qualité et d’excellence dans le choix des essences et dans leur agencement va de pair avec le soin accordé par l’administration parisienne du Second Empire – puis de la IIIe République – à la protection de toute occupation anarchique.
Avec le lotissement du quartier, de nombreuses propositions de concessions, d’activités commerciales et ludiques se font jour – de nouveaux panoramas, un chemin de fer pour enfants, des manèges… –, toutes refusées par Adolphe Alphand. L’ingénieur considère que les Champs-Élysées doivent rester une composition de référence, dont le « caractère magnifiqueRapport de l’administration d’Alphand sur le projet de construction d’un panorama sur le kiosque du concert Muzard aux Champs-Élysées, 10 juin 1880, Archives de Paris. » ne doit pas être dénaturé par des constructions de toute sorte. Il me semble capital de rappeler, au regard de ce qu’ils sont devenus, ce soin porté par la puissance publique à la préservation de la cohérence esthétique et de la qualité de cette promenade destinée aux Parisiens.

© Neurdein / Roger-Viollet

Jacques-Ignace Hittorff, architecte, vers 1900.
© Roger-Viollet

Jacques-Ignace Hittorff, architecte,
dans les jardins des Champs-Élysées, vers 1868.
© Charles Marville / BHVP

Jacques-Ignace Hittorff, architecte, vers 1868.
© Charles Marville / BHVP
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Comment combiner les besoins de notre siècle avec la dimension patrimoniale ces jardins créés au XIXe siècle ?
La Charte des jardins historiques (ICOMOS-IFLA, 1981) définit le jardin comme un « monument » vivant, un palimpseste évoluant au fil du temps, des usages et des compétences techniques d’aménagement de la nature. On le voit sur les Champs-Élysées avec la modification des tracés et les campagnes successives de replantation des arbres d’alignement, de l’orme du xviie au platane du XXe, en passant par le tilleul et le marronnier. Si l’on se place dans une optique de pure conservation, de muséification, on risque de perdre le sens du lieu, c’est-à-dire les valeurs qui font de ce site un patrimoine qui a traversé les siècles. En figeant le jardin dans une époque précise de son histoire, en essayant de remonter le temps vers un passé révolu – et parfois rêvé – on lui retire sa qualité d’espace vivant dynamique, porteur d’une valeur dans le présent. Je ne prône bien sûr pas l’effacement des tracés historiques, mais je me place – à la manière d’Alphand d’ailleurs – dans une vision articulant l’ancien et le nouveau. Il s’agit d’évoquer l’histoire tout en adaptant le jardin aux usages et exigences de notre époque, ce qui suppose, évidemment, une étude fine des différentes phases de l’évolution de la promenade, pour saisir, au-delà de ces transformations contingentes, le génie du lieu. En ce sens, l’histoire est moins une contrainte qu’un formidable potentiel. L’étude de ses évolutions nous donne à voir la valeur sociale de l’espace public, à partir de laquelle il est possible de concevoir un projet nouveau, s’inscrivant dans l’héritage du passé et l’ouvrant au futur.
Cet article a été initalement publié en février 2020 dans le catalogue d'exposition Champs-Élysées : Histoire & Perspectives, co-édité avec le Pavillon de l'Arsenal.

Agence Rol, 1926-1927.
© BnF

Agence Rol, 1926-1927.
© BnF

Agence Rol, 1926-1927.
© BnF

Agence Rol, 1926-1927.
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