Industrie relationnelle et économie de la contribution
Extraits d’une intervention de Bernard Stiegler en 2007 à l’occasion des Entretiens du nouveau monde industriel au Centre Pompidou à Paris, publiée dans l’ouvrage Le Design de nos existences à l’époque de l’innovation ascendante paru aux éditions Mille et une nuits, Paris, 2008.
[Extraits]
Trois convictions quant au nouveau monde industriel
La première de ces convictions est que nous vivons plus que jamais dans un monde industriel, et que la fable si calamiteuse de ce que l’on a appelé la société « post-industrielle » est enfin derrière nous : notre époque connaît des transformations toujours plus radicales et plus rapides, et ce processus d’innovation permanente, qui constitue un phénomène extraordinairement nouveau et bizarre au regard de l’histoire, de la protohistoire et de la préhistoire de l’humanité, et que l’on appelle la modernisation, est plus industriel que jamais. C’est l’époque d’une industrie de services telle que l’industrialisation affecte désormais la vie dans sa totalité, les relations sociales les plus diverses et l’activité psychique dans ses moindres recoins. Je l’ai appelée l’époque hyper-industrielleBernard Stiegler, De la misère symbolique. À l’époque hyper-industrielle, Paris, Galilée, 2004..
Ma deuxième conviction est que nous changeons de monde industriel. Celui que nous quittons reposait sur le modèle productiviste qui s’était mis en place au XIXe siècle, et qui s’est peaufiné au XXe siècle comme industrie organisée selon le modèle consumériste : le fordisme, qui avait conduit cette organisation productiviste-consumériste à une sorte de perfection, était fondé à la fois sur le travail à la chaîne et sur les médias de masse. Rompant avec un âge dominé par les industries culturelles analogiques, le nouveau monde industriel est ce qui émerge à travers ce que l’on a appelé tour à tour la « société de l’information », la « société du savoir », l’« industrie de la connaissance » et l’« économie de l’immatériel ». Que ces qualificatifs soient adéquats ou non est une vaste question qui reste ouverte, sur laquelle je m’exprime par ailleursSur l’immatériel, voir Économie de l’hypermatériel et psychopouvoir, Mille et une nuits. 2008, et sur ce que François Fillon a appelé la « bataille de l’intelligence », Prendre soin. De la jeunesse et des générations, Flammarion, 2008..
Ma troisième conviction est que le dépassement du modèle productiviste-consumériste – qui rencontre désormais de toutes parts ses propres limites systémiques, ce qui confirme les thèses que René Passet avait énoncées il y a vingt-huit ansRené Passet, L’Économique et le Vivant, Paris, Economica, 1979.- tient de façon essentielle à l’apparition d’un nouveau type de technologies relationnelles. Les technologies relationnelles sont apparues au sein du stade le plus récent de la société productiviste-consumériste – aboutissant à ce que Jeremy Rifkin a appelé le « capitalisme culturel ». Mais elles sont porteuses d’un potentiel relationnel qui rompt avec l’organisation productiviste-consumériste dans la mesure où celle-ci repose sur une opposition fonctionnelle entre les deux instances qui la fondent, le producteur et le consommateur. [...]
Dans le modèle de Jeremy Rifkin, les médias de masse exploitent des technologies relationnelles analogiques qui captent le temps de conscience en lui « fournissant » du temps d’expérience standardisé (comme programme de télévision ou de radio, mais aussi comme industries du tourisme et du « loisir »). Mais les technologies relationnelles typiques du XXe siècle fournissent du temps de connexion qui est aussi du temps d’interaction – et qui constitue à cet égard un nouveau type d’expérience technologiquement relationnelle. [...]
Le dépassement du modèle productiviste-consumériste
Au début de ce XXIe siècle, dans lequel nous entrons en allant à la rencontre de tant de surprises, le sentiment domine d’une très grande perturbation – bien au-delà de la seule date du 11 septembre 2001 qui, en une seule journée, ébranla et fit trembler le monde pour très longtemps. Pourtant, ce n’est certainement pas le terrorisme qui constitue le fait le plus bouleversant de ce début de siècle qui est aussi un nouveau millénaire : le potentiel de déstabilisation dont nous sentons monter les effets procède d’une mutation systémique beaucoup plus profonde – et je soutiens qu’elle nous engage dans une troisième période des sociétés industrielles. À cet égard, notre première hypothèse est que nous entrons dans une troisième période du capitalisme industriel où l’opposition production/consommation tend à devenir secondaire, c’est-à-dire à ne plus être porteuse de dynamisme de ce système dynamique qu’est le capitalisme industriel. [...]
Les nouvelles relations industrielles, instaurant de nouveaux rapports sociaux dans la société hyper-industrielle et hyper-matérielle, seront de plus en plus de l’ordre de la contribution – par où les acteurs tendront à diluer la frontière très étanche qui séparait les producteurs des consommateurs. [...]
Les nouvelles relations industrielles instaurant ces rapports sociaux contributifs seront rendues possibles par des technologies de la collaboration.
La figure du contributeur, dont l’amateur est dans le monde de l’art et de la culture une occurrence spécifique, [...] est porteuse de ce qu’André GorzAndré Gorz, Métamorphoses du travail, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 2004. appelait des métamorphoses du travail. Mais ce qui concerne le travail concerne aussi la vie hors travail – et, en réalité, cette séparation devient plus floue dès lors que l’opposition entre production et consommation semble s’estomper.
Notre seconde hypothèse commune est que le renouveau de la figure de l’amateur et l’émergence corrélative de l’économie de la contribution sont rendus possibles à la fois par un puissant désir de la population, et en particulier de la jeunesse, qui ne veut plus se contenter de consommer, et par le déploiement des technologies relationnelles numériques qui cassent l’opposition entre production et consommation en fournissant des fonctions d’autoproduction aussi bien que d’indexation sur le Web où se tissent de nouveaux types de réseaux que l’on dit « sociaux ». Nous pensons que la concrétisation et la cristallisation systémique de cette évolution conduiront à une économie industrielle de la contribution. [...]
C’est toujours ainsi que se font les grandes transformations : « dans le dos de la conscience », disait Hegel, et « à pas de colombe », ajoutait Nietzsche. Retenons ici que le monde de la culture se trouve de fait remis en position d’avant-garde de la société industrielle qui s’invente. [...]
L’innovation ascendante, un nouvel âge du design
Faire un design à l’époque de la contribution, à l’époque d’un modèle économique et industriel contributif, dont les nouvelles figures des amateurs devraient former avec le monde artistique l’avant-garde, c’est d’abord partager la capacité de designer, de concevoir, avec ceux qui étaient autrefois appelés des clients, et qui, devenant contributeurs, participent à la formation d’une boucle dont il s’agit de faire en sorte qu’elle devienne une spirale féconde plutôt qu’un cercle vicieux. Cela suppose de dépasser tout d’abord la séquence linéaire qui va de la conception au sens large (depuis la recherche jusqu’au design en passant par la recherche et le développement, l’ergonomie, etc.) à la distribution. Il ne s’agit pas simplement de modifier très en profondeur la division du travail et son organisation, c’est-à-dire le management : il s’agit de bouleverser la nature même des relations entre tous les acteurs directs et indirects du fait industriel total, en mettant en quelque sorte les externalités au centre. [...]
La nouvelle praxis et son utopie
La formation du contributeur comme acteur économique est en effet, en tant que son idéal type est l’amateur, une réaffirmation de la libido et une réinvention de son économie, qui finit par être ruinée par les techniques de captation et de détournement du marketingJ’ai tenté de décrire les causes et les effets de cette destruction dans Mécréance et discrédit et dans De la misère symbolique.: le contributeur est celui qui réaffirme la nécessité de construire une économie libidinale durable, si je puis dire, et qui la construit lui-même. Il n’attend pas que la société industrielle la construise à sa place. [...]
Le développement de l’informatique, de l’audiovisuel et des télécommunications convergeant dans la numérisation constitue un nouveau stade de la reproductibilité tel que celle-ci devient accessible à presque tous et à coût presque nul, ce qui permet subitement à toutes sortes d’acteurs d’accéder à des fonctions qui n’étaient jusqu’alors accessibles qu’à des professionnels. [...]
Si nous tentons à présent de faire la synthèse de tout ce qui a été avancé ici, nous voyons que nous assistons à une transformation des conditions industrielles de transformation par le fait de l’apparition d’une part des technologies transformationnelles, et d’autre part d’une modalité de distribution des rôles entre les transformateurs – où le destinataire des transformations n’est plus celui qui, comme l’était le client, subit toutes ces transformations, mais dont il devient au contraire aussi un destinateur, c’est-à-dire un transformateur. L’enjeu du nouveau monde industriel est en cela l’invention d’un circuit de transformation généralisée, ou plutôt d’un ensemble réticulaire de circuits accomplissant cette transformation généralisée.
(Cet article a été publié dans Stream 02 en 2012.)