On se boit un pastis ? Ou l’arrogance en guise d’attitude
Architecture et politique
Stream : À t’écouter et à te lire, tu sembles intégrer la dimension politique à ton travail d’architecte. Dans quel sens l’acte architectural est-il politique ?
Rudy Ricciotti : L’acte architectural n’est pas innocent. Il y a une inévitable expression politique de l’architecture, mais il n’y a pas forcément une forme politique de l’architecture. La politique est - pour tous - toujours présente, périphérique, c’est une ombre portée de la question esthétique. Elle est aussi à mi-chemin entre l’intuition gastronomique et la question esthétique. Lorsqu’elle est intuitive, la politique se met dans des situations de porosité et génère une projection dans le réel, c’est un peu comme l’image de la truffe, maladie du chêne. Une maladie qui génère cet aliment de luxe pour lequel on pourrait se déchirer. La politique tourne autour de ces questions, et aujourd’hui l’architecture est prise en flag de détresse, car confrontée sans projet gustatif à cette réalité. En outre, l’architecture ne peut pas échapper à son destin qui est éminemment esthétique. Elle n’y peut rien puisqu’elle est confrontée à la médiocrité ambiante de notre projet de société et à la plus insignifiante des situations physiques. On peut dire sans être cynique que les architectes avec ce temps sauvage et incertain n’ont pas de chance et qu’il vaut mieux être un architecte AOC avec des cépages difficiles et terreux du type mourvèdre ou grenache qu’être architecte Grand Cru avec des cépages séducteur tel le syrah... Si l’on veut dans un contexte neurasthénique sauver sa peau.
Stream : Les artistes ont plus de libertés et moins de contraintes ?

Rudy Ricciotti : Le romorantin ou le viognier sont de vrais artistes.
Stream : Ils ont beaucoup moins de responsabilités, peut-être ?
Rudy Ricciotti : Tu es gonflé à propos des blancs ! Parce que les artistes ne touchent qu’au symbolique et les architectes touchent au fonctionnel, à l’économique, à l’esthétique, au politique et au symbolique. Y en a qui touchent le ballon et d’autres qui s’en battent les couilles ! Quand un artiste souhaite se rapprocher du monde économique, cela produit des saynètes sociales, auxquels peu en réchappent. Le breton Gilles Mahé s’en sortait par la question relationnelle, mais pas la parisienne Sophie Calle. C’est l’art français qui souffre raisonnablement ! Mais en matière d’obsessions je préfère celles de Daniel Buren. L’art c’est plus une traque qui réagit à coup de flingue dans la tête. Regarde Catherine Breillat, ça c’est une dame qui a du ventre, c’est du cru, c’est du dur. Nous sommes sémiologiquement très maladroits à tenter de rapprocher l’art de l’architecture. Mais la rencontre des économies et de l’architecture est plus explicite pour l’architecture, notamment sur le terrain légal, et c’est là qu’il y a de véritables territoires d’inventions. C’est dans le croisement de l’architecture et des terrains juridiques que l’on explorera la créativité et les conquêtes. Le jour où je m’étais barré d’Archilab en 2000, qu’il fallait investir les vides juridiques et être un avocat sévère pour rêver d’être architecte !
Stream : Dans « Blitzkrieg » (Pamphlet sorti en 2005 aux éditions Transbordeurs), tu parles de « Djihad Architectural ». Ce « djihad » est mû par une idéologie, quelle serait la tienne ?
Rudy Ricciotti : Dans « Blitzkrieg », j’utilise avec emphase, le terme de « Djihad » pour parler de l’architecture provençale, du régionalisme, véritable ennemi à abattre. À l’image du terrorisme avec lequel la négociation est critiquable, les négociations ne sont pas possibles avec le régionalisme, car c’est une des formes premières de la culture générique. Le régionalisme et le « saturno-hollandisme » (l’hégémonie de l’architecture néerlandaise par les épigones de Rem Koolhaas érigée au rang de régionalisme international), sont à mettre au même niveau de prédation. Il s’agit de phénomènes pervers qui sont de l’ordre d’une fausse post-modernité, c’est-à-dire avec une faible conviction critique et qui parlent d’avantage de l’expressionnisme sensible que de la sensibilité brutale. Le foie gras et la crème brûlée, non ! La truffe et l’oursin, oui.
Stream : Ce sont deux échelles différentes pourtant ? Le « saturno-hollandisme », comme tu l’appelles, se propage et contamine le monde globalisé, alors que le régionalisme prend pour cible une région, un territoire donné avec ses raccourcis et ses clichés esthétiques ?


#slideshow-858
Rudy Ricciotti : En effet, mais le régionalisme comme maladie est armé par un tropisme extrêmement virulent qui s’étend. Notamment le tropisme méditerranéen que l’on retrouve au Japon, aux États-Unis, en passant par l’Amérique latine via l’Orient. Il y a eu une mutation, le méditerranéo-provençalisme s’est internationalisé. On s’aperçoit que cela se fait sans aucune dérision, littéralement. Cette mutation a dégénéré en deux versions : une, sacralisée qui est érigée au rang de sainteté dans les pays arabes, et une autre, en icône sexuelle au Japon. Le régionalisme est une pornographie faite au territoire et au contexte. Nous sommes dans le bégaiement réthorique.
La particularité du régionalisme, c’est la destruction même de ses sources, de sorte qu’elles deviennent inaudibles, et même condamnées. Il m’est arrivé une expérience emblématique. Pour la première fois j’ai demandé de l’aide au niveau national contre le niveau local. J’ai déposé un permis de construire à Ramatuelle, sur un territoire extrêmement protégé. Le client appartenait à la bourgeoisie locale éclairée - un collectionneur d’art. Je lui ai dit que je ne pouvais pas lui faire une maison contemporaine car c’est interdit-forbidden-vietato ! Alors je lui ai dessiné un mas rationaliste, long et étroit (40 mètres), avec une toiture à deux pentes. Dans le quartier, tous les anciens mas aux alentours étaient orientées de la même façon à cause du mistral et j’ai suivi ce bon sens paysan comme un flamand rose parmi les autres ; une patte en l’air, le bec plongé dans l’eau. Le permis a été refusé par l’Architecte des Bâtiments de France (ABF). Il souhaitait que l’on cisaille et décale la toiture ou qu'on crée plusieurs petits toits car la maison ressemblait trop à un hangar agricole ! Alors j’ai contacté la direction de l’architecture, pour me plaindre du fait que l’on m’empêchait de construire une forme nourrie de ruralité et que l’ABF voulait me forcer à faire une architecture qui oublie les vertus du travail. Quelques semaines plus tard, le permis a été accepté. Tu te rends compte, il a fallu l’intervention d’un cabinet ministériel à Paris.
Cet exemple montre le credo morbide du régionalisme : unissons-nous pour cimenter dans une nouvelle cohésion sociale un destin partagé, celui de la médiocrité. Cette absence d’espoir d’intelligence dans le Sud m’inquiète pour les jeunes confrères et pour moi aussi car je fatigue un peu. C’est pour cela que dans « Blitzkrieg » j’ai écrit qu’il fallait bombarder la Provence. Effrayés, les jeunes confrères rêvent cependant de hollandisme et de bulbes pour continuer à espérer d’exister. C’est raide tout cela. Là où j’habite, le Var régionaliste - fraction débile profond par la volonté de Dieu - la situation est désespérée pour les architectes, le régionalisme les a émasculés. Il n’y a pas d’horizon, et cela me rend fou furieux pour le futur de mes enfants. À Paris, c’est pareil avec le régionalisme Île de France Hausmano néo-moderne ou Castro post Hausmanien... Enfin c’est partout pareil et je pense même que le saturno-hollandisme est l’évolution incestueuse du régionalisme à l’échelle planétaire !
Matérialiste maniériste
Stream : Dans nombre de tes projets, la matière est très présente, l’aspect physique des éléments prime... Es-tu un matiériste ?
Rudy Ricciotti : Tu as raison de changer de credo ! Je suis un matérialiste maniériste déculpabilisé. Oui, j’ai comme obsession de transformer le réel, qui est une prétention ultime, érigée à l’altitude romantique et révolutionnaire. Je m’intéresse à la « physicalité » du monde... toi aussi, non ?

Je vais te raconter une anecdote. Des architectes me considéraient plus comme un décorateur, car ils n’avaient retenu du « Stadium » de Vitrolles que le patio avec les tournesols en plastique. Pourquoi pas, ce projet de 1990 fut directement nourri des bénéfices expérimentaux du Land-Art : un cube noir installé sur une décharge à ciel ouvert (une ancienne coulée de bauxite). Mais l’histoire des tournesols n’a rien à voir avec de la décoration. Le gestionnaire parisien qui devait s’occuper de la gestion du bâtiment était venu me voir pour me dire qu’un bâtiment sans fenêtres c’était monstrueux. Construire comme cela en Provence, le pays de Van-Gogh avec sa belle lumière, était impensable. Je ne savais pas que Van-Gogh était venu peindre la décharge de Vitrolles ! Donc pour lui prouver que j’avais des références culturelles, j’ai décidé de reproduire l’œuvre du Maître en plantant six cents tournesols en plastique dans le patio de l’administration.
Ces tournesols sont particulièrement psycho-rigides, puisqu’ils ne peuvent pas suivre la course du soleil ! Et c’est très intéressant de voir comment l’iconographie décorative prend alors des airs de subversion particulièrement narrative, onirique et cruelle. Je n’aurais pas aimé que l’on se moque de moi comme cela, j’aurais harcelé l’architecte pour qu’il enlève ces tournesols en plastique. J’ai de nombreuses histoires mentales, mais d’autres ne voient dans ces gestes que de la décoration. On pourrait croire que le fait de déculpabiliser le principe de narration et le désir d’onirisme est toujours coupable. Si cela est coupable, imagine ce qu’est le désir d’écriture.


#slideshow-863
Aujourd’hui, on se prend en pleine figure les conséquences du minimalisme, avec quarante ans de retard. Le minimalisme a flingué toute une génération d’artistes dans les années 80. Ils en ont payé les conséquences, mais les architectes ne s’en sont toujours pas remis. « Minimalisme = peu d’effort, peu de travail - et je résume en blanc. Mais c’est tout bénef ça ! » Il est plus facile d’être minimaliste que post-moderne, car quand tu es post-moderne, tu fais des citations, tu as l’air cultivé et cela demande un effort de dessin. C’est fabuleux ! Le bénéfice idéologique du minimalisme est donc total : « Regardez tous les efforts que je fais, pour produire peu ». Alors qu’éthiquement nous devrions dire « Regardez le minimum d’efforts que je fais pour un maximum de bénéfices ». C’était une des belles phrases du regretté Jacques Hondelatte. La prochaine épidémie sera l’empreinte avachie de l’expérience conceptuelle américaine ; ça va donner !
Stream : L’important aujourd’hui ce n’est pas la morale mais l’éthique, semble-t-il ? Est-ce dans ce sens que tu te rapproches davantage des artistes ?
Rudy Ricciotti : Je vous sens fatigué et pressé d’en finir. Vous ne trouvez pas que ça devient un peu n’importe quoi cet interview ? Je dois quelque chose aux artistes, ils m’ont transmis l’inquiétude. L’inquiétude nécessaire pour survivre, un économiste américain a dit « Tommorow only paranoiacs will survive ». On se boit un pastis ?


#slideshow-865
Cet article a été publié dans Stream 01 en 2008.