Coactivités : Notes pour The Great Acceleration, Biennale de Taipei 2014

  • Publié le 19 avril 2017
  • Nicolas Bourriaud
  • 15 minutes

En prélude à la Biennale de Taipei, Nicolas Bourriaud présente un panorama de l’art contemporain et de ses bouleversements à l’ère de l’Anthropocène. L’impact des activités humaines sur le système terrestre nous a conduits dans l’ère géophysique de l’Anthropocène. Cette condition affecte notre vision du monde et donne naissance à de nouvelles perceptions philosophiques de celui-ci, pris sous l’angle de la substance, notamment le mouvement du Réalisme Spéculatif, une pensée holistique selon laquelle êtres humains et animaux, plantes ou objets doivent se voir traités sur un pied d’égalité. Cette philosophie trouve un fort écho dans l’art contemporain, le rapport entre le vivant et l’inerte semblant constituer la principale tension de la culture contemporaine, créant un espace de coactivité qui donne un nouveau sens à la forme et naissance à des ex-formes.

Nicolas Bourriaud est historien de l’art, critique d’art, théoricien et commissaire d’exposition. Depuis 2016, il assure la direction du futur Montpellier Contemporain (MoCo).

Activité machinique

1 . L’étendue et l’accélération du processus d’industrialisation de la planète conduisent certains scientifiques à émettre l’hypothèse d’une nouvelle ère géophysique, l’Anthropocène. L’apparition de cette nouvelle ère, après dix mille ans d’Holocène, renvoie à l’impact des activités humaines sur le système terrestre : réchauffement climatique, déforestation, pollution des sols, c’est la structure même de la planète qui se voit modifiée par l’espèce humaine, désormais prédominante sur toute autre force géologique ou naturelle. Mais le concept d’Anthropocène pointe également un paradoxe : plus l’impact collectif de l’espèce est fort et réel, moins l’individu contemporain se sent capable de produire des effets sur la réalité qui l’entoure. Ce sentiment d’impuissance individuelle va ainsi de pair avec les effets avérés et massifs de l’espèce, tandis que la techno-structure générée par celle-ci apparaît incontrôlable. Faillite de l’échelle humaine : impuissants en face d’un système économique informatisé dont les décisions proviennent d’algorithmes capables d’effectuer des opérations à la vitesse de la lumière (le High frequency trading représente déjà près des trois quarts des opérations financières aux U.S.A.), les êtres humains sont devenus les spectateurs ou les victimes de leur propre infrastructure. Nous assistons ainsi à l’émergence d’une coalition politique inédite entre l’individu/citoyen et une nouvelle classe de subalternes : animaux, plantes, minéraux et atmosphère, tous attaqués par un appareil techno-industriel désormais clairement détaché de la société civile.

2. Près de vingt-cinq ans après sa naissance publique, alors qu’il était considéré comme un outil de libération de l’information et un producteur de convivialités et de savoirs, le Web abrite ainsi aujourd’hui davantage d’activité machinique qu’humaine. Les moteurs de recherches, les serveurs publicitaires et les algorithmes collecteurs de nos «données personnelles» représentent désormais la population dominante d’un réseau au sein duquel chaque utilisateur humain, réduit pour l’essentiel à ces «données» qui constituent l’enjeu majeur de sa présence pour le système économique, ressemble à un animal traqué. Ici, c’est l’individu qui se voit profondément modifié par un appareillage massif, tout comme l’ont été les écosystèmes naturels.

L’art moderniste du xxe siècle a intégré le processus machinique et industriel, que ce soit en le prenant comme motif (Picabia, Duchamp) ou comme matériau (Moholy-Nagy, Tinguely). Aujourd’hui, la technologie est perçue comme un Autre parmi d’autres, un sujet de plus qui se prendrait abusivement pour le centre du monde. Et les artistes vivent à l’intérieur de la technosphère comme dans un second écosystème, mettant sur un même plan utilitaire les moteurs de recherche et les cellules vivantes, les minéraux et les œuvres. Ce qui compte pour l’artiste de notre époque, ce ne sont plus les choses, mais les circuits qui les distribuent et les raccordent entre elles.

© Neil Beloufa & Balice Hertling, Paris
© Rachel Rose

Ronde fantômatique

3. Dans Le Capital, Karl Marx invente une étrange image, celle de la «ronde fantômatique», qui pourrait bien représenter l’essence symbolique du capitalisme: un élément concret, les rapports sociaux de production, se voit réduit à une abstraction; et à l’inverse, l’abstrait (la valeur d’échange) se transforme en une chose concrète. Ainsi les êtres humains vivent-ils concrètement dans un monde abstrait, celui de l’échange et des flux de capitaux, et à l’inverse vivent abstraitement le monde concret du travail, au sein duquel ils s’avèrent interchangeables. Telle est la ronde fantômatique décrite par Marx: les choses se mettent à danser tels des spectres, tandis que les humains deviennent les fantômes d’eux-mêmes. Les sujets deviennent objets et les objets sujets, les choses se voient personnifiées et les rapports de productions réifiés.

En ce début de XXIe siècle, période que l’on pourrait qualifier d’Anthropocène politique, cette ronde fantômatique ne concerne plus uniquement les êtres et les choses dans un rapport de production industriel, mais elle entraîne les sujets de l’économie globale et l’environnement planétaire dans un renversement encore plus spectaculaire: l’économie immatérielle envahit la géophysique concrète, et la planète matérielle se transforme en un sous-produit de l’abstraction du capital. À un stade antérieur du système capitaliste, à l’époque ou Marx découvrait le fétichisme de la marchandise, il décrivait le travailleur comme aliéné, car sans rapport vivant au produit de son travail. Aujourd’hui, cette aliénation, inséparable de l’accumulation du capital, s’étend au biologique et au physico-chimique: lorsqu’une entreprise dépose un brevet pour s’arroger la propriété d’une plante amazonienne, lorsque les semences deviennent des produits, lorsque les ressources naturelles deviennent de purs objets de spéculation, c’est le capitalisme qui devient l’environnement, et celui-ci le capital.

4. C’est dans ce contexte historique qu’apparaît le réalisme spéculatif, une pensée holiste selon laquelle êtres humains et animaux, plantes ou objets doivent se voir traités sur un pied d’égalité. Bruno Latour évoque ainsi un « parlement des choses », Levi Bryant une « démocratie des objets » ; Graham Harman et sa « philosophie orientée-objet » entend libérer ceux-ci de l’ombre portée de notre conscience, leur octroyant une autonomie métaphysique et mettant sur un pied d’égalité les collisions entre les choses et les relations entre sujets pensants, ces deux types de relations ne se distinguant que par leur degré de complexité. Considérer le monde sous l’angle de la substance, comme nous y invitent les tenants du réalisme spéculatif, c’est bien entendu renoncer à l’envisager comme un réseau de relations. L’être prime sur la connaissance, la chose sur la conscience qui l’envisage. Un récent essai de Levi Bryant, The Democracy of objects, se donne pour but celui de « penser un objet pour-soi qui ne serait pas un objet pour le regard d’un sujet, une représentation ou un discours culturel. (…) L’affirmation que tous les objets existent de manière égale signifie qu’aucun d’entre eux ne peut être considéré comme construit par un autre. (…) En résumé, aucun objet tel que le sujet, ni la culture, ne peut constituer un socle pour les autres.Levi Bryant : The Democracy of objects, Open humanities press, p. 19.»

5. Ce n’est pas un hasard si le monde de l’art a récemment été saisi par un concept qui n’est pas sans rapport, celui d’animisme. Une exposition du même nom, organisée par Anselm Franke à Berne, Anvers, Vienne, Berlin et New York, se réclamait de Félix Guattari pour traiter du sujet de l’animation sous ses dehors politiques ou post-coloniaux. Qu’est-ce que prêter une âme à un objet ? Et n’est-ce pas là exactement un processus colonial par essence ? Affubler un objet de propriétés humaines, ou faire parler un animal, voilà qui plaide pour la légitimité d’une extension du domaine de l’humain… L’art contemporain oscille sans cesse entre la réification (la transformation du vivant en chose) et la prosopopée (une figure du discours consistant à prêter une voix à une chose). Le rapport entre le vivant et l’inerte semble constituer aujourd’hui la principale tension de la culture contemporaine, et l’intelligence artificielle en occupe le centre, tel un arbitre. La science-fiction, depuis Philip K. Dick, ne cesse d’ailleurs d’explorer le thème des frontières entre l’humain et la machine. Mais les artistes de notre époque exposent des machineries poétiques, des humains robotisés ou végétalisés, des plantes connectées, des animaux au travail… Ce qui se donne à voir dans les œuvres d’art du début du xxie siècle, c’est le circuit du vivant, mais sous un angle politique : toutes les choses et tous les êtres y sont présentés comme des convecteurs d’énergie, des catalyseurs ou des messagers. L’animisme est uni-directionnel, se contentant de prêter une âme à l’inanimé ; à l’inverse, l’art contemporain emprunte toutes les directions du vivant.

Une nouvelle génération d’artistes explore ainsi les propriétés intrinsèques des matériaux «informés» par l’activité humaine, notamment les polymères (Roger Hiorns, Marlie Mul, Sterling Ruby, Alisa Barenboym, Neil Beloufa, Pamela Rosenkranz) ou les états critiques de la matière (la pulvérisation chez Peter Buggenhout, Harold Ancart ou Hiorns). Mais la polymérisation est devenue un principe de composition, l’invention d’alliages souples et artificiels entre éléments hétérogènes – comme on peut le voir dans les vidéos de Laure Prouvost, Ian Cheng, Rachel Rose ou Camille Henrot, les installations de Mika Rottenberg, Nathaniel Mellors ou Charles Avery, les peintures de Roberto Cabot ou Tala Madani. D’autres procèdent par pesanteur, transposant la légèreté des pixels en objets monumentaux (David Douard, Neil Beloufa, Mattheus Rocha Pitta…).

© Grosse Fatigue, Camille Henrot
© Grosse Fatigue, Camille Henrot
© Grosse Fatigue, Camille Henrot
© Grosse Fatigue, Camille Henrot

6. Le contexte dans lequel apparaissent ces modes de pensée « orientées-objet », c’est en premier lieu celui de la globalisation économique. Celle-ci s’accompagne d’un processus de réification devenu si « naturel » que prêter une âme aux choses reviendrait à leur inoculer notre servilité et, en quelque sorte, à les contaminer par notre propre aliénation. Dans un monde intégralement capitaliste, le vivant n’est plus rien d’autre qu’un moment de la marchandise, et l’être un moment de la Grande Réification. Une humanité aliénée se révèle incapable de libérer le monde des choses : elle ne fera au contraire qu’y propager, comme par contagion, sa propre aliénation. Alors que le monde entier est devenu une potentielle marchandise, le considérer philosophiquement comme un ensemble d’objets va dans le sens du capitalisme global : « Il n’existe qu’un seul type d’êtres, écrit Levi Bryant : l’objet Levi Bryant : The Democracy of objects, p.20.[« There is only one type of beings : objects. »]. »  La totalité du vivant et le domaine entier de l’inerte se voient ainsi entraînés dans cette nouvelle ronde fantômatique, dont les travailleurs et leurs produits étaient au temps de Marx les uniques protagonistes.

Activités anthropocentriques

 7. C’est au nom d’une critique de l’anthropocentrisme que le sujet se voit aujourd’hui attaqué de toute part. Plus généralement, on remarque que le moteur invisible de la pensée contemporaine, depuis l’essoufflement du post-structuralisme, réside dans une critique systématique de la notion de «centre». Ethnocentrisme, phallocentrisme, anthropocentrisme… Autant de termes hautement péjoratifs dont le pullulement actuel indique que le rejet a priori de toute centralité constitue le grand motif de notre temps. Il n’y a déconstruction qu’à l’approche d’une centralité, quelle qu’elle soit. Le centre, en tant que figure, représente le repoussoir absolu de la pensée contemporaine. Le sujet humain n’est-il pas le centre suprême? Il se devait d’être entraîné dans cette suspicion généralisée par lequel la pensée d’aujourd’hui se fait justicière de toute prétention. Le véritable crime de l’humanité, après tout, réside dans son essence coloniale: depuis l’aube des temps, les populations humaines envahissent et occupent les règnes limitrophes, réduisent toute autre forme de vie au rang d’esclave, exploitent absurdement leur environnement. Mais les penseurs contemporains, au lieu de tenter de redéfinir les relations existant entre leurs congénères et les autres, plutôt que de contribuer à envisager d’autres types de rapports entre l’humain et le monde, finissent par réduire la philosophie à une mauvaise conscience sans cesse ruminante, à un simple acte de contrition, parfois même à un fétichisme du périphérique. Cette mise en spectacle de l’humilité, que l’on appelle la contrition, ne serait-elle pas aujourd’hui la prolongation, sous une forme renversée, du vieil humanisme occidental  ?

"The Most Important Body of Water is Yours (Flesh the cliam)", 2010 © Pamela Rozekranz, Karma International, Zurich and Miguel Abreu, New York

8. Depuis les années 1990, l’art a mis en valeur la sphère relationnelle et pris comme principal domaine de référence les rapports inter-humains, qu’ils soient individuels ou sociaux, conviviaux ou antagoniques. L’atmosphère esthétique semble avoir évolué, comme le montre le succès immédiat du réalisme spéculatif dans le champ de l’art. En vérité, ce que l’on reproche à l’art relationnel, c’est d’être encore trop anthropocentrique, voire humaniste : envisager l’humain comme horizon esthétique et politique, étendre même son domaine en envahissant ceux de l’objet, des réseaux, du naturel et des machines, voilà ce qui apparaît aux yeux de certains comme insupportable ou démodé.

Il y a là une certaine mauvaise foi, car l’art dans son ensemble plaide pour l’humain. Et l’enjeu politique majeur du xxie siècle consistera précisément à remettre de l’humain partout où il s’est retiré : dans la finance informatisée, dans les marchés livrés à des régulations mécaniques, mais avant tout dans les politiques fixées sur le seul horizon du profit.

9. Par extension, que serait une exposition d’où tout «correlationnisme» aurait été évacué? Par ce terme, Quentin Meillassoux désigne l’idée que la connaissance du monde est toujours le résultat d’une corrélation entre un sujet et un objet, typique de la philosophie occidentale. Hypothèse fascinante, mais qui n’aboutit qu’à une impossibilité: c’est la notion d’art elle-même qui vole alors en éclats, car elle se fonde précisément sur et à l’intérieur du corrélationnisme. Comme le disait Duchamp, ce sont les regardeurs qui font les tableaux – ces derniers se transformant en objets sitôt qu’ils sont tenus à l’abri des regards. La différence réside dans ce que génère une activité : soit des collisions entre des objets, soit des données analysables par une intelligence, soit ce que produisent les œuvres d’art – c’est-à-dire des mouvements browniens, imprévisibles et féconds.

10. Quentin Meillassoux pose une question fondamentale : comment saisir le sens d’un énoncé portant sur des données antérieures à toute forme humaine de rapport au monde, à l’existence de toute relation sujet/objet ? Bref, comment penser ce qui existe totalement en dehors de la pensée humaine ? Il élabore alors le concept d’« archifossile », qui désigne une réalité antérieure à la présence d’un quelconque observateur Quentin Meillassoux, Après la finitude, Paris, Le Seuil, 2006.. La Conscience humaine est effectivement une mesure universelle. En cela, on peut la comparer à la monnaie, que Marx définit comme « l’équivalent général abstrait » en usage dans l’économie. En posant la question théorique de « l’archifossile », Meillassoux positionne la philosophie dans une relation à l’absolu, ici envisagé sous l’espèce d’une pure contingence. Or l’art n’est que la « monnaie de l’absolu », pour reprendre la remarquable expression d’André Malraux : c’est-à-dire le simple reste du commerce humain avec ce qui le dépasse, le solde de sa relation au monde.

"Syphon Industries", Gallery 47 Canal, New York, 2013 © Alisa Baremboym, Gallery 47 Canal, New York
© Alisa Baremboym, Gallery 47 Canal, New York

Éloge de la coactivité

11. L’art est également le lieu d’un enchevêtrement entre l’humain et le non-humain, une présentation de la coactivité en tant que telle : de multiples énergies y travaillent, des logiques de croissance organique y côtoient des machines; l’ensemble des relations entre différents régimes du vivant ou de l’inerte y demeurent vivantes, en tension. L’art contemporain représente un point de passage entre l’humain et le non-humain, où l’opposition binaire entre sujet et objet s’y dissout dans de multiples figures: du réifié au parlant, de l’animé au pétrifié, de l’illusion de la vie à celle de l’inertie, les cartes du biologique s’y redistribuent sans cesse.

«The Great acceleration» se présente comme un éloge de cette coactivité, du parallélisme assumé entre les différents règnes et de leurs négociations. L’exposition s’organise autour de la cohabitation de la conscience humaine et des fourmillements animaux, des traitements de données, des rapides croissances végétales et des lents mouvements de la matière. On y retrouve donc la préhistoire (le monde d’avant la conscience humaine) et ses paysages minéraux, aux côtés de greffes végétales ou d’accouplements entre humains, machines et animaux. La réalité est au centre: l’être humain n’est qu’un élément parmi d’autres d’un réseau étendu, raison pour laquelle il faut repenser notre univers relationnel en y incluant de nouveaux interlocuteurs.

12. Dans cet espace de coactivités, le terme de forme prend de nouvelles significations. Comment la définir au-delà de la célèbre classification de Roger Caillois, qui proposait de distinguer entre celles nées par croissance, par accident, par volonté et par moulage ? Comment qualifier le sous-ensemble à l’intérieur duquel, dans une exposition, ces différents régimes interagissent ? Ce que je nomme ex-forme est la chose faisant l’objet d’une lutte entre un centre et une périphérie, la forme en tant que prise dans une procédure d’exclusion ou d’inclusion, c’est-à-dire tout signe en transit entre la dissidence et le pouvoir, l’exclu et l’admis, l’objet et le déchet, la nature et la culture. Des Casseurs de pierre de Courbet à l’esthétique pop, en passant par les sujets de Manet ou la fontaine de Marcel Duchamp, l’histoire de l’art est riche d’ex-formes. Les liens entre l’esthétique et la politique, depuis deux siècles, se résument à une série de mouvements d’inclusion et d’exclusion : d’une part, un partage sans cesse recommencé entre le signifiant et l’insignifiant en art, et de l’autre, les frontières idéologiques tracées par la biopolitique, le gouvernement des corps humains. L’ontologie proposée par le réalisme spéculatif entraîne avec elle de nouveaux exemples d’ex-formes, et c’est là son effet majeur sur l’art contemporain.

13. Le moteur de la globalisation économique est l’idéologie de la « croissance », autrement dit le récit d’un développement exponentiel dont dépendrait l’avenir de l’humanité. Pour Jean-François Lyotard, « le développement n’est pas aimanté par une Idée, comme celle d’émancipation de la raison et de la liberté humaines. Il se reproduit en s’accélérant, et en s’étendant selon sa seule dynamique interne Jean-François Lyotard, L’Inhumain, Paris, Galilée, p.14..» La « Grande accélération », c’est aussi ce processus de naturalisation du capitalisme : devenu organique et universel, il est la loi naturelle de l’anthropocène ; son outil majeur est l’algorithme, sur lequel se fonde désormais l’économie mondiale. La seule limite connue du « développement » industriel réside pour Lyotard dans l’espérance de vie du soleil, « seul défi objectivement lancé au développement ». Dans un monde régi par l’idéologie de la croissance infinie, quelle place pourrait donc avoir l’émancipation individuelle, qui était l’horizon de la culture depuis l’époque des Lumières ?

14. L’ambition première du réalisme spéculatif consiste à brouiller la frontière existant entre nature et culture. La première serait gouvernée par des causalités mécaniques, tandis que la seconde serait le domaine du sens, du libre arbitre, des représentations, du langage, etc. Mais cette opposition sujet/objet, qui gouverne selon eux la pensée occidentale, n’a-t-elle pas déjà été bousculée en d’autres temps ? Dans son fameux texte de 1969, Qu’est-ce qu’un auteur ?, Michel Foucault découple le champ discursif et la notion de sujet, lui substituant celle de « champs de subjectivation », définis comme des alliages entre des éléments hétérogènes. La structure constituait déjà une alternative au sujet humaniste : « le texte est un objet historique, comme le tronc d’arbre », disait Foucault. Le postulat le plus étonnant du réalisme spéculatif ne serait-il pas l’évacuation du concept de structure, disparition qui crée un court-circuit mettant directement en contact l’être humain et le monde des choses ? Or il apparaît difficile de traiter d’économie ou de politique sans les envisager comme des structures.

15. Dans « l’ontologie plate » revendiquée par le réalisme spéculatif, plaçant tous les objets qui constituent le monde sur un même plan, l’art ne pourrait jouir que d’un statut d’exception, car il n’existe que dans la dimension de la rencontre. Son essence mathématique est le nombre Oméga, qui signifie : l’infini des nombres premiers +1. C’est le « +1 » qui fait l’art, c’est-à-dire la rencontre avec un singulier, virtuel ou non, qui transforme un objet (parole, geste, son, dessin, etc.) en une œuvre venant relancer cette conversation infinie que l’on nomme « art ». L’art pourrait donc se présenter comme le lieu cardinal du signifiant (tout y fait sens), puisque signifier est sa condition d’existence : dans cet espace, les objets sont par essence transitionnels. En art, rien ne demeure très longtemps réifié.

"Untitled", Roger Hiorns, 2008 © Ilya Rabinovich, Annet Gelink, Amsterdam

(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)

Bibliographie

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