Du « design capitalism » au capitalisme cognitif

  • Publié le 12 janvier 2017
  • Yann Moulier-Boutang

L’économiste et philosophe Yann Moulier Boutang estime que l’art joue désormais le rôle de véritable matrice du capitalisme cognitif. La créativité réclamée dans les manuels de gestion dicte des impératifs d’autonomie et de production de soi pour les « salariés » et pour les entreprises qui se présentent désormais comme créatrices d’une nouvelle esthétique. Cette évolution s’explique par la concurrence mondialisée qui contraint à une innovation permanente et accélérée et pousse les entreprises vers les segments les plus porteurs de valeur ajoutée : les immatériels. C’est à la frontière entre l’explicite et l’implicite, entre le marchand et le non-marchand et par l’interactivité de multiples agents que se jouerait l’innovation comme l’illustre la métaphore de la pollinisation des abeilles, dont l’utilité et le prix économique tiennent beaucoup plus à la pollinisation des fruits et légumes qu’à leur production de miel.

Yann-Moulier Boutang est économiste et essayiste. Il enseigne à l’université de technologie de Compiègne, à l’université Binghamton de New York, ainsi qu’à l’université de Shanghai UTSEUS, au laboratoire Complexcity.

Extraits d’un texte publié dans l’ouvrage Le Design de nos existences à l’époque de l’innovation ascendante paru aux éditions Mille et une nuits, Paris, 2008.

[Extraits]

Le paradigme artistique (et académique) prend une importance croissante dans la production de biens, de services et de connaissance. Quelle est l’origine de ce phénomène ? S’agit-il d’une simple mode ? S’agit-il d’un recours à l’art décoratif romantique, ou bien, comme aux beaux jours du Second Empire, d’un autre visage de l’industrialisation, qui conjugua, en réaction contre le décor « antique », fonctionnalité, esthétique et goût d’un public appréhendé désormais comme tel ? S’agit-il d’une variété d’industrialisation d’un domaine de la culture qui avait échappé jusqu’à présent à la marchandisation grâce aux technologies du numérique ? D’une industrialisation qui en laisserait intacts les principaux paramètres ?

À notre sens, la relation est beaucoup plus radicale et profonde. Elle traduit une nouvelle grande transformation. Le design capitalism implique le prosumer dans l’individualisation de l’objet. La créativité est requise de la part des différents agents aux différents étages de la production (conception, maîtrise de la qualité, suivi des produits, consommation intelligente). […]

On partira d’un constat : l’art et la connaissance constituent désormais des attracteurs du monde industriel. On examinera ensuite les raisons de cette transformation. La raison principale tient, à notre sens, à ce que l’art joue le rôle d’une véritable matrice de ce que j’appelle l’avènement du capitalisme cognitifYann Moulier Boutang, Le Capitalisme cognitif, la nouvelle grande transformation, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.et d’une vraie mutation de la nature même de l’industriel grâce au numérique et à la technique dans des domaines aussi variés que la division du travail, la rétribution, la valorisation des intangibles et des réseaux. Cette transformation est, à mon sens, si importante que j’ai tendance à accentuer cette discontinuité en évitant d’employer le mot même d’industriel. C’est dans ce cadre global qu’il convient d’examiner les nouvelles contradictions qui secouent ce que Bernard Stiegler appelle l’hyper-industriel.

L’art et la connaissance attracteurs du monde industriel

La créativité et l’inventivité sont les nouvelles règles. […]

Ce qui est nouveau, la véritable modernité que le postmoderne n’a pas écornée, c’est que l’art devienne non pas l’habillement de l’industriel, mais son centre de gravité. Le capitalisme industriel avait accepté le design comme conciliant le fond – la répétition à l’identique qui permet de bénéficier des économies d’échelle – ou la fonction – la valeur d’usage – avec la forme artistique ou décorative. […] On assiste en apparence à une inversion (annoncée et performée par l’art contemporain) : la forme industrielle devient le fond(s) de l’art au sens des deux homonymes : substrat ou substance et fonds de commerce. […]

La créativité réclamée dans les manuels de gestion des ressources humaines s’adosse à une généralisation de la création, d’une création immanente. […]Les impératifs d’autonomie et de production de soi (de la morale à la gestion du capital humain, à l’entreprenariat de la prise de risque) ne sont pas seulement des « valeurs » de justification et une idéologie étonnamment fonctionnelle à la dissolution des résistances des corps sociaux dans une recombinatoire fluide permanente. […]

Les entreprises se présentent désormais comme créateurs de monde d’émotions, d’expérience, de milieu de vieJeremy Rifkin, L’âge de l’accès : la vérité sur la nouvelle économie, Paris, La Découverte, 2000 ; Maurizio Lazzarato, Puissances de l’invention. La psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie politique, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond, Le Seuil, 2002., bref d’une nouvelle esthétique. […] Au-delà de la sphère du marketing, le glissement ou « tournant artistique » touche aussi l’évaluation des ressources humaines du côté des directions, mais aussi de la part du salarié ou « fournisseur » de services (quand il est installé à son compte) qui doit intérioriser une nouvelle conception de sa « valeur ». […]

L’artistique s’avère une modalité du cognitif à partir du moment où l’on ne réduit pas la connaissance aux connaissances codifiées et simplifiées et que c’est le complexe dont on entend rendre compte. L’art est alors une modalité privilégiée d’accès au complexe. […]

Les raisons de la mutation

Un mot ici du concept d’immatériel et de son rôle croissant. Pour l’économiste orthodoxe, l’immatériel, c’est le potentiellement codifiable sous des droits de propriété, lorsque l’innovation sera reconnue par le marché comme actif susceptible de générer du revenu. […]

Il faut remarquer également que l’immatériel (l’intangible des comptables) se clive en deux types de ressources que révèlent de mieux en mieux les nouvelles technologies de l’information et de la communication : immatériel 1 et immatériel 2. […]

Par immatériel de niveau 1 ou immatériel 1, on entendra un processus d’incorporation du cognitif et des savoirs dans la production matérielle accompagnée de l’émission de droits de propriété sur des supports codifiés (brevets, droits d’auteurs et marques). Par immatériel de niveau 2, on entendra ce qui entoure immatériel 1, son halo, qui est la clé d’un processus plus délicat et plus complexe de subordination de la production matérielle à des dispositifs de captation de l’innovation. […]

Ce que révèle le numérique et la bêtise tenace des ordinateurs, c’est l’intelligence nue, pure, comme capacité d’apporter des réponses nouvelles à des questions non prévues et non des solutions qui n’aient pas été pré-programmées. C’est donc l’intelligence et la production de connaissance de niveau 2, celles qui servent à faire et à designer des choses qu’on ne savait pas faire. […]

L’art matrice du capitalisme cognitif

L’art est un moyen de produire de l’attention et aussi du sens dans une société de l’information et du bruit. […] Simplement, ce qui n’était qu’un phénomène d’avant-garde s’est massifié. L’amateur joue un rôle crucial dans la formation du public, de l’audience ; l’usager connaisseur (prosumer) coproduit aujourd’hui les logiciels en réduisant le nombre de bugs, pourvu que le code source soit accessible, comme c’est le cas dans le logiciel libre. Mais c’est dans la constitution des dispositifs de révélation et de capture d’immatériels 2, particulièrement dans les pratiques de réseau d’utilisateurs, que l’art contemporain se révèle porteur d’une expérience, d’un savoir que les entreprises se mettent à observer dans leur centre de recherche et développement. C’est à leur capacité d’engendrer des immatériels de niveau 2 que se mesure désormais leur faculté de retenir le capital intellectuel. […]

Nous voyons que c’est sur la frontière entre l’explicite et l’implicite (immatériels 1 et 2), entre le marchand et le non-marchand (externalités), que l’innovation se joue. […]

Un nouveau paradigme de l’activité humaine se met en place. […]

Nous employons la métaphore de la pollinisation des abeilles pour caractériser la mutation du concept d’activité productive. L’utilité comme le prix économique des abeilles tiennent beaucoup plus à la pollinisation des plantes, et particulièrement des fruits et légumes, qu’à leur production de miel (le rapport est de 350 fois à 1). […]

Si ce qui vaut le plus aujourd’hui, sur le plan économique, c’est le pouvoir de différenciation, d’innovation, c’est par l’interactivité de multiples agents et la densité de la pollinisation dans des milieux vivants complexes qu’on l’obtient le mieux. Les questions d’organisation de mesure de la créativité, du temps de cerveau disponible et la forme emploi et la forme entreprise deviennent autant de défis. Le sociologue américain Richard FloridaRichard Florida, The Flight of the Creative Class, The New Global Competition for Talent, New York, Harper Collins, 2006.et l’économiste Eric von Rippel du MITEric von Hippel, Democratizing Innovation, Harvard, MIT Press, 2005., qui mettent fortement en question la structuration verticale, soulignent tous deux que les systèmes productifs innovants sont ceux qui sont organisés en rhizomes, faisant des réseaux provignants à l’infini (comme dans le marcottage végétal) et qui sont ascendants (bottom up) et pas descendants (top down).

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L’ère hyper-industrielle

Le bouleversement géopolitique représenté par la révolution urbaine et la globalisation économique se fonde sur la disparition progressive de la vision moderne, fordiste du monde et de nos capacités de production. Nous vivons une troisième révolution industrielle basée sur une économie de l’immatériel qui bouleverse brutalement nos paradigmes organisationnels. Pour tenter de comprendre cette crise, l’économiste Pierre Veltz nous décrit une période de rupture qu’il qualifie d’«hyper-industrielle », marquée par une nouvelle forme d’industrie généralisée, non distincte des services, la prépondérance de la relation et l’apparition de nouvelles formes organisationnelles. Il revient également sur la métropolisation globale et son concept d’« économie d’archipel » liant les nouvelles mégalopoles dominantes. Pierre Veltz est ingénieur, sociologue et économiste, Grand Prix d’Urbanisme en 2017. Ancien directeur de l’École Nationale des Ponts et Chaussées, il est spécialiste de l’organisation des entreprises et des dynamiques territoriales. Entretien avec Gilbert Emont Gilbert Emont est économiste et chercheur à l’Institut de l’Épargne Immobilière et Foncière (IEIF). Il est directeur de l’Institut Palladio des Hautes Études sur l’Immobilier et la Cité.

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Industrie relationnelle et économie de la contribution

Le dépassement actuel du modèle productiviste-consumériste fordiste, mis en place au XIXe siècle et développé au XXe, ouvre la voie à une troisième phase du capitalisme industriel, que le philosophe Bernard Stiegler qualifie de « période hyper-industrielle » et qui est communément nommée « économie de l’immatériel » ou « industrie de la connaissance ». Les nouvelles technologies relationnelles sont le facteur essentiel de cette révolution ; elles s’appuient sur des fonctions d’autoproduction et d’indexation (sur le réseau), lesquelles instaurent des rapports sociaux nouveaux fondés sur une logique de la contribution. Elles font émerger la figure du contributeur comme un acteur économique majeur dont l’amateur dans le monde de la culture pourrait constituer le modèle. Cette nouvelle économie de la contribution est porteuse de métamorphoses du travail, notamment d’une réaffirmation d’une économie libidinale durable et d’une dissolution des frontières entre le travail et la « vie hors travail ». Bernard Stiegler est philosophe, spécialiste des mutations liées au développement technologique. Il dirige l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) du Centre Pompidou à Paris.

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Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel

Ce début du XXIe siècle est marqué par un bouleversement comparable à la révolution industrielle du XIXe siècle :
 le passage du capitalisme industriel au capitalisme de la connaissance. Le Rapport sur l’économie de l’immatériel établi en 2006 par une commission d’experts, commanditée par le gouvernement français, analyse les mutations des deux dernières décennies portées par la révolution des nouvelles technologies la mondialisation et la financiarisation de l’économie. Désormais, la véritable richesse n’est pas concrète, elle est abstraite. C’est la capacité à innover, à créer des concepts et à produire des idées qui est devenue l’avantage compétitif essentiel dans les économies développées. Ce capital immatériel est difficile à contrôler et à protéger. La nouvelle économie est
 donc synonyme de risque et d’incertitude. Elle génère de nombreux paradoxes. Ainsi, la propriété intellectuelle qui occupe une place centrale dans l’économie de l’immatériel est paradoxalement menacée par la dématérialisation des biens et l’accélération des échanges. Pour les auteurs
du rapport, cette nouvelle ère constitue une opportunité pour une nation comme la France à condition qu’elle opère un changement profond de réflexes,
 d’échelles et de modèles. Maurice Lévy est un homme d’affaires et publicitaire. Il a été président du directoire du groupe Publicis de 1987 à 2017. Jean-Pierre Jouyet est diplômé de Sciences-Po et de l’ENA. Il est haut fonctionnaire, avocat et homme politique.

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