« Le réseau, il est vivant » — Les réseaux et ceux qui les maintiennent

  • Publié le 14 mai 2024
  • Hafid Ait Sidi Hammou
  • 8 minutes

Le paysage souterrain et aérien français compose avec environ 910 000 km de canalisations de distribution d’eau potable, et plus d’1,4 millions de km de lignes électriques. Indispensables dans nos vies quotidiennes, ils sont pourtant invisibilisés et de plus en plus questionnés à l’aune d’enjeux écologiques et technologiques qui poussent nos territoires à se transformer. Mais ces infrastructures ne peuvent-elles pas être perçues comme un patrimoine qu’il s’agit d’entretenir et dont il faut prendre soin ?

Se préoccuper de la maintenance des réseaux plutôt que de leur développement

 

S’ils étaient considérés comme des technologies marquant un peu plus l’avènement de la modernité au moment de leur construction, les réseaux de distribution sont aujourd’hui absents des débats publics ou dépeints tantôt comme des technologies vulnérables qui s’effondrent, tantôt comme des technologies toujours plus efficientes car optimisées et automatisées. Un regard ancré dans les pratiques de celles et ceux qui contribuent à faire tenir ces réseaux au quotidien peut nous aider à approcher plus finement ces objets qui nous sont à la fois familiers et inconnus.

L’histoire des réseaux ne s’arrête pas aux premières inventions ni aux grands travaux de construction et d’extension qui ont amené ces différents câbles, fils et canalisations chez la plupart des françaises et français. Toute une histoire reste à raconter de ces technologies en usage, qui sont, comme l’écrit David EdgertonEdgerton, D. (2006). The Shock Of The Old: Technology and Global History since 1900 (1st ed.). London: Profile Books., souvent plus significatives aujourd’hui qu’à leurs débuts, quand elles n’étaient pas si imbriquées dans nos villes, nos équipements et nos quotidiens. Prônant un décentrement par rapport à un intérêt historiquement porté sur l’innovation, l’historien note également que la majorité des scientifiques et des ingénieur.es sont en réalité bien plus occupés au fonctionnement et à la maintenance des technologies qu’à leur développement. Que font-ils alors concrètement ? Ils et elles participent, avec bien d’autres technicien.nes, à répondre à des questionnements plus problématiques qu’il n’y paraît : comment mener une recherche de fuites sur un réseau d’eau potable ou le travail d’élagage autour d’une ligne électrique ? Comment les systèmes d’information géographique et les outils numériques mobiles transforment la connaissance des réseaux ? Comment réaliser des choix d’exploitation et d’investissement sur un réseau existant ?

L’étude des réseaux techniques s’est en effet largement construite dans les années 1980, en s’intéressant à l’histoire de ces technologies et à leurs liens avec la fabrique urbaine. On retiendra par exemple Networks of PowerHughes, T. P. (1983). Networks of power electrification in Western society, 1880-1930. Baltimore: Johns Hopkins University Press.  qui introduit la catégorie de « grands réseaux techniques » ou encore l’ouvrage Technology and the Rise of the Networked City in Europe and AmericaTarr, J. A., Dupuy, G. (1988). Technology and the rise of the networked city in Europe and America. Philadelphia: Temple University Press.. Cette littérature a largement contribué à démontrer l’importance du développement des réseaux techniques dans la construction urbaine entre le 19ème et le 20ème siècle, mais elle ne s’est pas penchée sur l’exploitation contemporaine de ces réseaux et les questions opérationnelles et théoriques qu’elle pose.

Dans un article programmatique de 2007, Stephen Graham et Nigel ThriftGraham, S., Thrift, N. (2007). Out of Order: Understanding Repair and Maintenance. Theory, Culture & Society, 24(3), 1-25. posent alors le paradoxe suivant : comment saisir le désintérêt pour le travail intensif et continu qui fait tenir les réseaux techniques de nos villes après avoir tant insisté sur leur pouvoir structurant ? Le caractère souvent invisible de ce type d’infrastructureStar, S. L. (1999). The Ethnography of Infrastructure. The American Behavioral Scientist (Beverly Hills), 43(3), 377-391. apparaît comme une première réponse. Ils notent que cela crée par conséquence un attrait particulier pour l’étude de catastrophes et de pannes massives qui rendent visibles ces infrastructures et révèlent une partie de leurs coulissesCet axe sera notamment poursuivi dans : Graham, S., Marvin, S. (2010). Disrupted Cities: When Infrastructure Fails (1st ed.). Florence: Routledge.. Enfin, pour ces auteurs, le mythe d’une infrastructure solide et à vocation universelle, dominant dans l’idéal de la ville moderne occidentale, a également contribué à faire que les “efforts continus de réparation et de maintenance […] ont encore tendance à être invisibilisés d’un point de vue culturel et analytique“continuous efforts of repair and maintenance […] still tend to be rendered invisible both culturally and analytically”, Graham, S., Thrift, N. (2007). p.10. Traduction de l’auteur.” ». La remise en cause de ce mythe s’est notamment faite au contact d’études sur des villes dites du Sud global où il ne faisait pas sensVoir par exemple Jaglin, S. (2012). Services en réseaux et villes africaines : l’universalité par d’autres voies ? L’Espace géographique, 41, 51-67. et se poursuit dans des études critiques de l’évolution des réseauxVoir par exemple Florentin, D. (2018). La bifurcation infrastructurelle. Revue européenne des sciences sociales (Cahiers Vilfredo Pareto), 56-1, pp.241-262.. Ces avancées invitent aujourd’hui à ne plus se focaliser seulement sur les constructions et les grandes évolutions des réseaux, et à davantage s’intéresser à leur maintenance. Ou dit autrement, porter moins attention au “démiurge ingénieur” qui fait bâtir, et plus à “la figure du mainteneurFlorentin, D. (2020). 11. Réseaux, infrastructures et services urbains : Moteurs techniques de la fabrique urbaine. Dans : Sabine Bognon éd., Urbanisme et aménagement : Théories et débats. Paris : Armand Colin. p.210” qui fait durer. S’ouvrent ainsi de riches perspectives pour explorer les dimensions matérielles et spatio-temporelles du travail de réparation et de maintenanceHenke, C., Sims, B. (2020). Repairing Infrastructures. The Maintenance of Materiality of Power. MIT Press.

Décrire le patrimoine infrastructurel : une épreuve de connaissance

 

Le sujet de la durée de vie des réseaux fait partie intégrante des préoccupations de celles et ceux qui contribuent à leur exploitation et à leur maintenance. Suivant le travail de gestion patrimoniale d’exploitants de réseaux de distribution d’eau potable, Daniel Florentin et Jérôme Denis soulignent leur appréhension des infrastructures « comme un patrimoineFlorentin, D., Denis, J. (2020). Réseaux techniques. Un tournant patrimonial ?. Matthieu Adam; Emeline Comby. Le capital dans la cité : Une encyclopédie critique de la ville, Editions Amsterdam, pp.331-339, 2020.»q u’il s’agit d’entretenir et dont il faut prendre soin. Alors que les millions de câbles et de canalisations qui couvrent la France sont pris entre des ruptures de services, leur vieillissement inéluctable, des ressources publiques en tension ou encore des exigences réglementaires plus importantes ; pour ces auteurs ce « tournant patrimonial » représente une épreuve « de connaissance », « financière et comptable » et « organisationnelle ». Sans entrer dans le détail de ces épreuves ici, retenons qu’elles mettent en avant des pratiques aussi diverses que la difficile cartographie d’un réseau, la séparation problématique entre dépenses de fonctionnement et d’investissement ou encore le manque de coordination entre des services techniques aux capacités d’action inégales.

Ces épreuves, et particulièrement celles de connaissance, se sont en partie exprimées dans le cadre du projet France Data Réseau (FDR) de la Fédération Nationale des Collectivités Concédantes et Régies (FNCCR) qui a mis au centre le travail sur des données patrimoniales de divers réseaux sur des territoires différents. Entre fin 2021 et début 2023, plusieurs collectivités gestionnaires de réseaux ont ainsi exploré quatre « cas d’usages » de données, « adapt[és] aux besoins et problématiques métiers des services publics en réseauSite web France Data Réseau : https://www.francedatareseau.fr/» . En s’intéressant aux défaillances de canalisations d’eau potable ; à la contribution de l’éclairage public à la pollution lumineuse ; à la rédaction de schéma directeur d’installations de bornes de rechargement de véhicules électriques ; ou encore à l’occupation des appuis communs (ces poteaux sur lesquels passent la distribution électrique et souvent la distribution de fibre optique) ; le projet FDR a mis en exergue la connaissance inégale et souvent incomplète de ces patrimoines pour remplir ses objectifs.

L’appel à consolider des cartographies exhaustives inventoriant les réseaux est un des premiers éléments qui ressortant de FDR, qui a cherché à initier le mouvement avec ces premiers cas d’usages démontrant leur importance – comme l’étude de la pollution lumineuse induite par l’éclairage public ou le recouvrement de redevances d’occupation des appuis commun. Mais où sont ces points lumineux et ces appuis communs pour commencer ? Si certaines collectivités avaient réalisé des inventaires récents et précis par exemple, d’autres avaient des informations plus parcellaires ou datées. Cette question cartographique se pose par ailleurs dans d’autres termes lorsque ces mêmes gestionnaires de réseaux doivent répondre avec des plans précis à des déclarations de travaux sur la voirie pour empêcher l’endommagement de ces derniers, particulièrement lorsqu’ils sont catégorisés comme sensibles. Là encore, rien d’évident ni d’aisé dans la production et le partage de ces données pourtant nécessaires lorsqu’on cherche à faire durer un patrimoine.

Figure 1 Visualisation cartographique d’infrastructures de réseau ENEDIS et RTE à Paris, via le portail open data de l’agence ORE : https://www.agenceore.fr/datavisualisation/cartographie-reseaux
Figure 2 Plan des câbles reliant les usines génératrices aux sous-stations et centres de couplage de la Compagnie parisienne de distribution d'électricité, 1909. Echelle 1:10000. Andriveau-Goujon, E. Bibliothèque Historique de la Ville de Paris

Figure 1 : visualisation cartographique d’infrastructures de réseau ENEDIS et RTE à Paris, via le portail open data de l’agence ORE :  https://www.agenceore.fr/datavisualisation/cartographie-reseaux

Figure 2 : plan des câbles reliant les usines génératrices aux sous-stations et centres de couplage de la Compagnie parisienne de distribution d’électricité, 1909. Echelle 1:10000. Andriveau-Goujon, E. Bibliothèque Historique de la Ville de Paris

La cartographie des réseaux est devenue la pierre angulaire du travail de gestion patrimonial de beaucoup d’exploitants de réseaux facilité par le recours croissant à des systèmes d’information géographique (SIG), à la fois base de données et outil de traitement et de visualisation. Ces SIG s’inscrivent dans une histoire longue de la documentation de la vie des réseaux qu’il faut parfois reconstituer, puis d’un travail constant de mise à jour, à l’occasion d’interventions de maintenance ou de travaux notamment.

Optimiser les interventions sur le réseau : les choix et hypothèses sous-jacents en question

 

Les cas d’usages FDR nous permettent également de plonger dans la complexité de la qualification de l’état des réseaux. Si les faire durer c’est «veiller à leur état et scruter leurs variations et leurs transformationsDenis, J., & Pontille, D. (2020). Maintenance et attention à la fragilité SociologieS, 2020-05. p.5” », que faut-il scruter et surveiller exactement ? Le cas d’usage sur l’eau potable, par exemple, cherchait à « caractériser les risques de défaillances » et à « évaluer les besoins en renouvellement des canalisationsSite web France Data Réseau, page du cas d’usage « eau potable » : https://www.francedatareseau.fr/cas-dusage/eau-potable». Dans ce cas ce n’était pas l’inventaire des canalisations qui posait problème mais le détail de leur description.

Deux catégories de données concentraient l’attention des collectivités au sein de ce groupe de travail. D’une part les données relatives au diamètre, au matériau et à la période de pose des canalisations (selon les collectivités ces données étaient plus ou moins présentes, pour tout ou partie des canalisations inventoriées, et avec des variantes dans les libellés de matériaux par exemple). D’autre part, les données relatives à l’historique des défaillances recensées. Ici encore, toutes les collectivités n’avaient pas forcément un historique, ou le détail de l’intervention ou le tronçon concerné. Au-delà de souligner les différences de pratiques et de patrimoine entre territoires, ce cas d’usage a permis de soulever la difficulté de caractériser l’état d’un réseau et son « besoin de renouvellement ». Qu’est-ce que disent ces données de l’état du réseau, de sa fragilité, de son espérance de vie attendue ? Si l’accent était mis sur l’historique de défaillances comme variable clé à consolider pour estimer des taux de casse attendus ou le besoin en renouvellement futur, ce cas d’usage a également contribué à soulever les limites de ce raisonnement pour la compréhension des défaillances : est-ce tel matériau ou tel niveau de vieillissement qui rend plus probable la casse ? Ou est-ce telle zone qui, du fait de la pression du trafic routier par exemple, connaît le plus de contraintes sur les canalisations ? Sans être exhaustives, ces premières questions restent ouvertes et à étudier localement.

In fine, si l’ambition de ce type de projets reste tournée vers des modèles de prévision et d’aide à la décision (allant même vers l’intelligence artificielle), on voit qu’ils sont largement dépendants non pas seulement de connaissances à reconstituer mais aussi et surtout d’hypothèses de départ à définir sur ces problématiques. Il est alors important de souligner l’importance de ces questionnements qui alimentent des choix politiques, techniques et financiers et façonnent la gestion patrimoniale des réseaux.

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