L’espace de travail comme outil

  • Publié le 11 janvier 2017
  • Jan-Peter Kastelein

L’aménagement de l’espace du bureau doit accompagner le modèle de management au sein de l’entreprise. S’inspirant des recherches architecturales pour le milieu hospitalier, l’« evidence-based design » se révèle être une méthode pour mettre en relation tous les acteurs de l’espace du travail et trouver des solutions de design adaptées à chaque organisation. Faisant appel à des disciplines comme la psychologie environnementale ou l’étude des comportements économiques, cette méthode pratiquée par YNNO – agence de conseil en stratégie de design pour les entreprises co-fondée par Jan-Peter Kastelein – est à l’origine des espaces de travail de l’entreprise Google.

Jan-Peter Kastelein est un psychologue environnementaliste, et associé chez YNNO, cabinet de conseil néerlandais.

Stream : Pourriez-vous nous parler des activités et des valeurs de YNNO ?

Jan-Peter Kastelein : YNNO a été créé il y a dix ans avec pour objectif de devenir un cabinet de conseil qui serait en mesure d’intégrer les bits (chiffres binaires 0 ou 1, ndlr), les briques et le cerveau en un seul projet destiné aux clients ; les bits désignent nos suggestions de modernisation des Technologies de l’Information et de la Communication, les briques notre construction appliquée d’un bâtiment, et le cerveau l’installation et le conseil en pratiques de Ressources Humaines  innovantes. Le plus important est d’assurer l’intégration complète de ces trois éléments ; pas seulement les ressources humaines, ni seulement le bâtiment ou l’informatique, mais l’ensemble de ces systèmes. Nous nous soucions de ce qu’on appelle chez YNNO « l’écologie du milieu du travail ». Notre mission est de conseiller nos clients sur la meilleure façon d’optimiser et d’équilibrer cette écologie.

Stream : Qui sont les personnes qui travaillent pour YNNO ?

Jan-Peter Kastelein : YNNO est une entreprise très diversifiée. Nos employés ont des formations en architecture, en design, en informatique, et même en sciences sociales (des sociologues, des psychologues du travail, des psychologues cliniciens).

En outre, nous recrutons des personnes issues du même domaine que nos clients, surtout lorsqu’il s’agit des services de santé et du monde des affaires.

En tant que cabinet de conseil, nous cherchons à innover, ce que nous ne pouvons faire qu’avec une équipe en phase avec les modèles économiques existants. Lorsque nous envoyons quelqu’un de compétent sur un point précis, cela encourage la confiance du client et facilite nos démarches. Le travail est au cœur de tout ce que nous faisons. Notre équipe a été formée pour comprendre le client et traduire ses attentes dans des conceptions qui participent à un travail plus efficace et plus économique.

Evidence-based design

Stream : Comment gérez-vous l’agence ? Reprenez-vous des modèles déjà utilisés ou standardisés, ou repartez-vous à zéro avec chaque client ?

Jan-Peter Kastelein : L’apprentissage et le partage des connaissances est essentiel. Le cabinet compte quatre associés, moi y compris, qui se sont réunis avec cet objectif précis en tête. Nous encourageons l’équipe à créer des débats autour de sujets d’actualité ; un groupe, par exemple, s’intéresse à l’evidence-based design et à la façon de l’intégrer aux consultations avec les clients. Les projets sont le fruit d’une collaboration interne, d’échanges d’idées et de connaissances. Le bureau est, pour nous, un espace de partage, d’interaction et d’apprentissage, afin que nous puissions proposer de meilleures solutions malgré l’absence des clients.

Stream : L’evidence-based design est une part importante de votre activité. Comment fonctionne-t-il exactement ?

Jan-Peter Kastelein : L’evidence-based design est issu des pratiques et procédés des services de santé. Les médecins sont formés à prendre des notes sur tout et leurs notes sont utilisées pour développer leur pratique. Les premiers architectes à adopter l’evidence-based design, il y a environ dix ans, participaient alors à la conception d’installations médicales. Influencés par le pragmatisme des services de santé, ils ont cherché une conception architecturale qui soit plus sécurisée, plus saine et plus confortable. Du coup, en quoi consiste l’evidence-based design ? Ma définition est simple : c’est l’utilisation de recherches crédibles en vue de décisions architecturales informées – par « recherches crédibles », j’entends des recherches rigoureuses de niveau universitaire. Ma principale critique envers les agences, dont la nôtre, est que nous ne sommes pas encore habitués à nous appuyer sur des recherches. Notre travail est majoritairement le fruit de la créativité, de l’intuition, de l’expérience et des normes de construction. Un grand écart sépare la communauté de chercheurs, la communauté de l’architecture et du design, et le travail sur le terrain. D’ailleurs, une grande partie de l’intérêt pour l’evidence-based design vient des clients eux-mêmes.

Stream : Quel rôle joue l’evidence-based design dans votre relation au client ? Qu’est-ce que cette pratique vous apporte-t-elle ?

Ynno, Creative Valley-Youmeet, Utrecht © YNNO

Jan-Peter Kastelein : La recherche s’intègre bien au processus de conception architecturale : avant de commencer quoi que ce soit, il faut comprendre le client en lui posant des questions – et pour savoir quelles questions poser, il faut déjà hypothétiser. Il faut pouvoir prédire que le design est nécessaire, mais s’il faut de la peinture rouge sur un mur, demandez pourquoi. Je comprends le principe esthétique du rouge, mais quel effet cette couleur aura-t-elle sur les gens qui devront travailler entourés de rouge tous les jours ? De nombreuses études ont été menées sur l’effet de la peinture rouge sur le comportement et l’humeur, il ne s’agit donc pas d’une simple question de design. Le rouge n’est pas interdit, tout dépend de l’effet désiré : pour certains espaces, c’est une couleur parfaite, tandis que pour d’autres, c’est tout le contraire. En général, le rouge n’est pas conseillé pour un hall de cérémonie par exemple, c’est une couleur trop active, agitative et énergique ; elle ne met pas à l’aise. En revanche, dans le cadre d’un crématorium, dans une grande salle pour accueillir les proches lors de l’hommage, le rouge dicte un espace à charge émotionnelle importante. Dans ce cas, il stimule les émotions de ceux qui vivent une expérience forte. Dans un environnement professionnel, cet effet est décisif ; il faut ainsi se demander, pour tout ce qui risque d’affecter le travail et le quotidien, quel environnement sera créé par ce parti pris. C’est là que doit être prise en compte la recherche. Qu’est-ce qui crée un environnement où les gens sont inspirés, où ils sont à l’aise, où ils se sentent bien ?

Stream : Lorsque vous rencontrez un nouveau client, quelle est la première étape de votre collaboration ? Par exemple, avec Google, vous avez été embauchés pour faire de la recherche sur ce qu’ils expérimentaient, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui a incité Google à vous engager et comment avez-vous commencé votre travail avec eux ?

Jan-Peter Kastelein : Google a été un cas très intéressant car nombre de leurs bureaux sont fondés sur l’intuition et un concept spécifique. C’est l’une des premières entreprises à avoir pris au sérieux l’importance du lieu de travail. Google ne veut pas passer à côté du moindre avantage en termes de productivité, de partage des connaissances ou de satisfaction des employés. L’entreprise met toute sa confiance dans le potentiel du bureau à apporter ces avantages – ce qui est aussi notre conviction chez YNNO. Le problème était que Google n’agissait que par pure intuition et manquait de ressources pour appuyer ses décisions. Certains de leurs projets fonctionnaient bien, d’autres moins, voilà pourquoi ils ont fait appel à nous, afin d’examiner scientifiquement les effets de leurs projets sur le comportement des gens. L’une des choses que nous avons apprise est d’aller plus loin que le fonctionnalisme pur.

Valoriser les employés

Google est très ludique et l’on pourrait se demander : pourquoi ont-ils besoin d’un toboggan, ou d’une hutte d’esquimaux ou encore de funiculaires dans leurs bureaux ? D’un point de vue fonctionnel, il y a beaucoup d’espace inexploité, et lorsqu’on leur a demandé si l’on devait en supprimer, la réponse a été « non ». Nous avons fini par comprendre que de tels attributs véhiculaient des valeurs culturelles et symboliques, proches du rôle de l’art sur le lieu de travail. Cette configuration reflète l’essence d’une entreprise où les employés se sentent bien. À leur arrivée au travail, ils peuvent prendre un bon petit déjeuner, puis un déjeuner et même un dîner. Il y a une salle de sport. On s’occupe d’eux : l’aménagement du bureau favorise leur bien-être, physique et émotionnel. Nous avons compris avec Google que le facteur principal de satisfaction vient du fait de se sentir valorisé.

Voilà l’influence que peut avoir la conception architecturale d’un endroit. Quand les gens sont mis dans des boîtes, comment peuvent-ils se sentir estimés ? Un employé qui se sent valorisé est bien plus productif et activement engagé dans l’entreprise. Ce besoin est particulièrement fort auprès de la nouvelle génération de travailleurs, appelée « génération Y », dont les attentes en termes d’innovations sont grandes, mais qui préfère aussi, plus généralement, le loisir au travail. Afin que les entreprises fonctionnent, le lieu de travail du futur doit trouver l’équilibre de ces forces : promouvoir la valeur et encourager l’innovation des jeunes tout en établissant clairement qu’il y a un profit à générer et du travail à faire. Google est une entreprise très rentable. Même si elle semble ludique, ses employés y travaillent dur, ils partagent et ils communiquent.

Les résultats sont très clairs. Ils font tout selon un contrat : les attentes sont posées et l’employé est libre de faire ce qu’il veut tant que les attentes sont satisfaites. Cette gestion est fondée sur les résultats et non sur la présence physique de l’employé. Ce n’est pas parce qu’un employé est derrière son bureau qu’il est nécessairement au maximum de sa productivité. Peut-être l’est-il, mais il est également possible qu’il ne fasse rien du tout, qu’il soit là en train de fixer son écran d’ordinateur. Ce n’est que lorsqu’on définit des objectifs pour les semaines ou mois à venir que cela devient évident. En tant que directeur, mon travail est d’être un catalyseur. Que vous soyez derrière votre bureau, à la gym, en train de jouer au foot ou en train de déjeuner, ne me regarde pas ; ce qui compte est que vous répondiez aux attentes qui ont été fixées. C’est un autre type de direction. En tant que directeur, il me semble que je suis trop intelligent et énergique pour être un manager maladroit ; je préfère inspirer et animer les gens autour de moi, les inciter à faire de leur mieux, plutôt que de contrôler leur vie. Voilà ce qui me conduit au bureau de temps à autre. On sait tous qu’il faut parfois en venir à cela, mais il ne faut pas que cela devienne le modèle de gestion dominant. C’est ce qu’on appelle la nouvelle méthode de travail : ce n’est pas une question de flexibilité ou de bureau virtuel, c’est une question de méthode de gestion.

Stream : Le lieu de travail est donc un outil qui facilite cette pratique gestionnaire ?

Jan-Peter Kastelein : Oui, le lieu de travail est un outil et rien de plus.

Stream : Ce n’est donc que l’essence de la valorisation des employés qui définit le nouveau lieu de travail, même si l’on travaille dans un bel espace ?

Bureaux de Google, Zurich © Google
Ynno, Creative Valley, Utrecht © YNNO

Jan-Peter Kastelein : Vous pouvez avoir le plus bel espace du monde avec toutes les installations qu’il faut, si la personne qui vous accueille est désagréable, personne ne va se sentir bienvenu : ce sont les gens au sein de l’espace qui font la différence. Frank Duffy est passé ici et a adoré, mais il a dit – pour être critique, comme à son habitude – que ce serait encore mieux s’il y avait des gens. Je n’oublierai jamais cette remarque. Les gens apportent de la couleur à un lieu de travail. C’est pour cette raison que nous faisons tout cela : pour aider les gens à tirer le meilleur parti de leur travail, et à mon avis, le meilleur de leur vie aussi. Il en va de nos responsabilités de consultants et d’employeurs. Et cela induit également un sacré changement de mentalité au niveau des enseignements en écoles de commerce. Je suis moi-même universitaire et professeur pour certains cours de gestion des connaissances, et j’observe qu’il est très difficile de faire comprendre l’impact de l’environnement de travail. J’enseigne dans l’une des plus anciennes écoles de commerce en Europe, et malheureusement il est difficile de rendre les gens réceptifs. Mais c’est un processus.

Favoriser la sérendipité

Stream : Dans le cadre de l’économie du savoir, la créativité et l’innovation sont les deux amants de la compétitivité. En même temps, la croissance rapide des technologies de communication, tout aussi pertinentes, a tendance à faire disparaître le bureau physique. Selon vous, quel genre de « bureau » pourrait englober la technologie et les tendances de l’économie du savoir tout en facilitant les rencontres, le partage et l’innovation ?

Jan-Peter Kastelein : À partir de mes recherches et de mon expérience personnelle, je peux avancer que l’un des quatre facteurs les plus importants pour permettre le partage et la collaboration est la sensibilisation aux autres. Et pourquoi ? Si vous êtes conscient du travail d’un collègue, sensibilisé à son travail, il est bien plus facile d’engager la conversation : « Salut, qu’est-ce que tu fais ? Parle-moi de ton travail. Dis-moi ce que je peux faire pour t’aider et ce que tu peux faire pour m’aider. » Si cette sensibilisation aux vies des uns et des autres, à leur expérience, ou à leur style ne se fait pas, il devient difficile d’insuffler un esprit de collaboration. Des lieux de travail peuvent être créés afin d’encourager cette sensibilisation. Par exemple, beaucoup m’appellent le « maniaque des tableaux blancs » car j’installe d’immenses tableaux blancs, larges comme les murs, dans tous les projets. De tels tableaux sont un outil utile qui facilite les conversations, surtout si vous n’effacez pas les notes et dessins ; il s’agit de laisser des traces de votre processus intellectuel.

Un des principaux problèmes dans les bureaux, aujourd’hui, est ce besoin compulsif d’un « bureau propre ». Ces politiques du « laissez ce bureau en bon état » suppriment toutes les notes et idées génératrices. Le « bureau flexible » a engendré une culture de l’effacement et du rangement : ces espaces sont les environnements de travail les plus ternes qui soient, ils manquent complètement d’identité. Le siège de Nokia à Helsinki par exemple est un immeuble superbement conçu, mais lorsque j’y entre, je suis incapable de dire quelle est la spécialité de l’entreprise : ce pourrait être une compagnie d’assurances, une banque, un hôpital ou n’importe quoi d’autre. Ce bâtiment n’a pas la moindre identité car personne n’y laisse quoi que ce soit. Comment peut-on apprendre les uns des autres si l’on ne sait pas ce que chacun fait ? La sensibilisation est essentielle.

L’autre aspect capital est l’accessibilité. Savoir ce que chacun fait ne sert pas à grand-chose si l’on n’a pas la possibilité d’interagir. Mettre les gens dans des boîtes est une très mauvaise idée. Une porte fermée agit comme une barrière psychologique qui crée une séparation décourageant l’interaction. Dans les grands complexes de bureaux américains, faits de grands open spaces et de bureaux à cloisons, il est difficile de savoir où sont les gens. Ils n’ont pas accès les uns aux autres. Nous pouvons créer des espaces plus ouverts qui mettent l’accent sur « l’orientation ».

Or tout cela mène au troisième facteur : l’engagement. S’il n’y a pas de temps, d’énergie ou de confidentialité pour entrer en discussion, aucune n’aura jamais lieu. « Oui c’est super, je sais ce que vous faites car j’y ai été sensibilisé, j’ai réussi à vous trouver car votre bureau est accessible, mais maintenant, il faut que nous trouvions un endroit en dehors de notre lieu de travail pour nous retrouver et parler sans déranger les autres ». Cela suppose de mettre à disposition différents types d’espaces où les gens peuvent se retrouver formellement, informellement, en groupes, connectés aux technologies, avec un bon design, de la nourriture, du café et tout ce dont ils pourraient avoir besoin. Chez Google, les centres d’assistance technique sont couplés à un programme secondaire de restaurant informel. Ainsi, pendant que vous attendez le support technique, vous pouvez boire un café et interagir avec les gens de l’immeuble, ce qui engendre une fusion créative entre les différents départements. Cela peut mener à toutes sortes d’innovations techniques.

Enfin, il y a la confiance, essentielle à tous les niveaux. Comment créer un environnement où les gens soient suffisamment à l’aise pour faire confiance et se sentir en confiance ? Si les gens se sentent valorisés, il est probable que les gens se fassent aussi confiance entre eux. Ce qu’on peut faire, en premier lieu, est de concevoir des espaces à échelle humaine, où l’on se sent bien et qui expriment toute cette confiance. Je n’ai pas la solution mais je la devine. En parcourant les bureaux Google ou Nike, on le perçoit tout de suite. Ce n’est pas quelque chose qui peut être inscrit sur un mur, mais c’est une sorte d’ouverture du design et des procédés qui occultent la transparence. Il s’agit de montrer que l’organisation est digne de la confiance de ses employés. Le succès tient à la fierté, la transparence et la conscience de ce que tout le monde fait.

Stream : Pouvez-vous nous parler du projet Creative Valley d’Utrecht dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui ? Ce projet aurait-il pu aboutir avec un simple promoteur ou un agent immobilier ?

Jan-Peter Kastelein : Je ne dirais pas que cela eût été impossible, mais constituer la bonne équipe était crucial pour assurer le succès du projet. Nous voulions trouver un moyen de montrer au monde à quoi pouvait ressembler un bureau à locataires multiples exemplaire, le partage étant le concept clé et le confort des employés, le principal objectif. Nous voulions créer un endroit qui soit malgré tout, même dans un quartier peu désirable, loin de la ville, peu accessible, un lieu de travail attrayant. Un endroit où les gens veulent aller, ce qui est dorénavant le cas. Nous avons créé un écosystème à partir d’un simple immeuble mais cela ne s’est pas fait en un jour. Nous avions une vision commune avec le promoteur, l’architecte et nous-mêmes afin que le projet fonctionne. Mais à la fin, il s’agissait aussi d’avoir de bons locataires. Un concept ne sert à rien sans quelqu’un pour le financer. La finance et l’économie sont deux facteurs très importants au-delà des comportements au sein de l’immeuble.

Nous savons que cela a été une réussite. Je dis toujours à mes employés : si vous pouvez faire déplacer le client jusqu’ici, vous avez fait la moitié du travail. Cet immeuble est vraiment paradigmatique de notre mission et démontre ce que nous pouvons faire pour nos clients. Les gens peuvent venir le voir et le vivre. Quelque soit la pièce, l’atmosphère est différente. Des conversations spontanées ont lieu dans les couloirs. Cet immeuble de bureaux n’est peut-être pas la solution, mais c’est une solution qui fait ses preuves et qui peut être utilisée afin de régénérer de vieux bâtiments. Je disais jusqu’alors que les vieux complexes de bureaux aux Pays-Bas, qui n’étaient pas construits durablement et qui étaient difficiles d’accès, étaient voués à redevenir des pâturages pour les vaches – ce qu’il y avait de mieux. Mais à présent, j’envisage un avenir pour ces complexes. Il y a des rénovations réussies et des espaces prometteurs. Bien que je ne sois pas encore complètement optimiste, un avenir existe peut-être pour ces complexes du passé si mal conçus.

Ynno, Creative Valley, Utrecht © YNNO

Environnement à locataires multiples

Stream : Pouvez-vous nous expliquer en quoi cet immeuble est différent des immeubles de bureaux traditionnels ?

Jan-Peter Kastelein : Comment vous êtes-vous sentis en entrant dans l’immeuble pour la première fois ?

Stream : Eh bien, ça ne ressemble pas à un immeuble de bureaux. Nous en connaissons bien les règles, et cet immeuble n’en suit pas beaucoup ; ce qui, à nos yeux, en fait un espace plus beau et plus confortable.

Jan-Peter Kastelein : Cet espace a une contre-indication : il coûte deux fois le prix d’un bureau normal. La seule raison qui vous pousserait à un tel engagement financier est la valeur qu’il pourrait apporter à la performance de votre entreprise. Il est possible de louer un bureau dans certains endroits à des prix d’entrepôts, environ 90€ le mètre carré. Ici, il faut compter environ 360€. Les gens veulent être ici quel que soit le prix à cause de l’environnement expérimental et des bilans de performance très positifs. C’est l’un des immeubles les plus rentables de la région. Il y a même une liste d’attente. Nous ne pensions pas qu’il aurait autant de succès. Les entreprises cherchent à se différencier, à attirer un personnel plus compétent, et même à pouvoir se présenter comme une entreprise avant-gardiste. Je conseillerais donc aux promoteurs de ne pas forcément copier ce complexe, mais bien plus à examiner ses concepts fondateurs, et de ne pas se replier sur les vieux modèles d’immeubles de bureaux où personne n’a envie de travailler – des bureaux presque inhumains – mais de créer plutôt un nouvel environnement.

Stream : Le sujet commence à prendre la forme d’une véritable tendance. Nous souhaiterions en savoir plus sur la collaboration avec l’architecte. Mais aussi, comment envisagez-vous ce concept et les nouveaux environnements de travail dans le reste du monde ? Est-ce une niche, une tendance réservée aux entreprises créatives et non adaptable aux banques ou aux cabinets d’avocats ? Si tel est le cas, pourrait-elle devenir un concept appliqué partout dans le monde d’ici 20 ans ?

Jan-Peter Kastelein : Il y a toujours une tension entre la vision d’un architecte et la nôtre, celle des stratégistes du lieu de travail. Pour les architectes, typiquement, rien ne doit interférer avec leur volonté de créer un bel édifice. Nous respectons cela bien sûr, mais notre objectif est de créer un immeuble qui convienne au client en associant son design à des stratégies de gestion. Cette démarche fonctionne avec certaines agences d’architecture, mais elle est plus difficile à mettre en place avec d’autres, quand leur vision du projet est tellement forte qu’ils ne sont pas ouverts aux besoins des clients. Lorsque notre mission est de choisir l’architecte pour un projet, nous devenons souvent la voix du client, et nous passons dès le début beaucoup de temps avec l’architecte à comprendre les méthodes de travail et la vision des uns et des autres. À long terme, cela en vaut vraiment la peine. Les résultats en témoignent. Évidemment, nous ne pouvons pas toujours être d’accord, mais c’est le respect mutuel qui compte. L’architecte peut venir vers nous pour nous demander : « Vous qui êtes stratégistes de l’espace de travail, aidez-nous à comprendre les besoins du client pour réfléchir aux différentes options architecturales que nous pouvons concevoir. » Cela dit, c’est plutôt à nous de poser les questions, comme « Pourquoi les murs sont-ils rouge ? » Voilà, en somme, à quoi ressemble la relation entre une agence comme la nôtre et un architecte. Ce n’est pas toujours facile d’être dans cette position car nous sommes nous-mêmes en train d’apprendre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Nous cherchons vraiment à expliquer à l’architecte que nous rêvons nous aussi « design » et que nous sommes réellement sur la même longueur d’onde. Avec le promoteur, il s’agit plutôt de vendre le concept, même s’il n’a été que peu mis à l’épreuve. Nous n’avions pas de certitudes quant au succès de la Creative Valley, mais grâce à un rêve partagé, nous avons fait en sorte qu’il se réalise. Cela nous a demandé de nous investir, d’apprendre, et de tisser des liens entre nous, avant de faire du complexe ce qu’il est aujourd’hui.

Stream : Dans le cas présent vous ne travailliez pas pour un client en particulier, mais pour vous même, n’est-ce pas ?

Ynno, Creative Valley, Utrecht © YNNO

Jan-Peter Kastelein : Notre concept était de créer un environnement à locataires multiples, tout en ayant à l’esprit que nous voulions attirer des entreprises bien précises. Cela dit, nous voulions tout de même un immeuble qui soit suffisamment flexible pour devenir un centre commercial, un centre d’appels ou peu importe, ce qui me semble toujours possible. Contrairement à de nombreux immeubles de bureaux, celui-ci est conçu pour changer de fonction tout en gardant le même niveau d’efficacité.

Stream : Comment voyez-vous vraiment l’avenir du bureau ? Même si cet espace est une veritable réussite grâce à ses innovations, il ne ressemble pourtant pas à ce que choisirait une banque, par exemple. Existe-t-il une recette adaptable à tous les domaines ?

Jan-Peter Kastelein : Il est très difficile de généraliser une solution. Aux Pays-Bas, nous avons une culture de l’ouverture et de la confiance, ce qui en fait un endroit très approprié à l’expérimentation de nouveaux environnements de travail. Le pays n’est pas encore un modèle, mais il devient une référence à laquelle se comparer. Cela ne concerne pas seulement les domaines créatifs : il existe des banques, des compagnies d’assurances, et nombre d’autres entreprises traditionnelles conçues selon le même espace de bureau modulable. L’un des premiers vrais exemples de ce mouvement est une compagnie d’assurances qui, en 1996-97, a transformé toute sa culture d’entreprise, jusqu’alors traditionnelle en devenant l’une des plus attrayantes et sexy. L’environnement de travail est le même mais les méthodes de travail ont complètement changé.

Stream : Ce qu’il y a de plus frappant dans ce complexe est la transparence, la sensibilisation et la confiance ; des notions complètement opposées aux préoccupations de promoteurs obnubilés par la sécurité. Les architectes sont confrontés à une chaîne d’informations qui va de l’utilisateur à l’agent immobilier et le promoteur. On finit par ne plus bien connaître les besoins du client. Une autre voix de la raison, comme celle de votre agence, semble aider à renouveler la discussion.

Jan-Peter Kastelein : Je ne pense pas qu’il y ait d’appréhension ici. Nous invitons même de parfaits inconnus à entrer dans l’immeuble pour leur montrer comment nous travaillons. Nous ne laissons pas traîner nos documents administratifs donc ce n’est pas un problème. L’ouverture est une valeur forte et peut-être l’une des raisons pour lesquelles de nouvelles méthodes de travail sont ici plus présentes que nulle part ailleurs dans le monde. Nos visiteurs internationaux viennent de partout, que ce soit d’Australie, de Nouvelle-Zélande, du Canada, des États-Unis, d’Amérique latine ou d’Afrique du Sud ; ils repartent avec nos concepts et les adaptent à leur pays. La récession économique aide peut-être ou non à cela ; une pression stimulante incite peut-être à changer nos modes de vie et de travail. La chose la plus importante est d’apprendre à exprimer le fait que nous estimons les autres. Initié il y a dix ans, le mouvement continue de se développer. Je ne sais pas à quelle vitesse, mais c’est un mouvement qui ne peut être effacé. Il dominera sans doute le monde un jour et nous, YNNO, serons contents d’avoir assisté à son émergence.

Traduit de l’anglais par Colette Taylor-Jones

(Cet article a été publié dans Stream 02 en 2012.)

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