Nouvelles perspectives pour Rio de Janeiro

  • Publié le 3 janvier 2017
  • Washington Fajardo
  • 14 minutes

La longue et riche histoire de Rio de Janeiro lui confère une place à part dans l’urbanisme sud-américain, mais aussi potentiellement dans le reste du monde. Capitale rayonnante puis ville sinistrée, elle renaît aujourd’hui en jouant de ses atouts singuliers, que ce soit l’omniprésence de la nature dans le tissu urbain ou sa richesse culturelle et sociale. Washington Fajardo, chargé de l’urbanisme et du patrimoine à la mairie de Rio, analyse l’histoire et les perspectives de sa ville, ses freins mais aussi les stratégies pour mettre en avant son attractivité, explicitant par exemple le système inédit de partenariat public-privé nécessaire pour ces projets, mais aussi les efforts de dialogue en cours pour réinventer une politique urbaine.

Washington Fajardo est architecte et urbaniste. Il est conseiller spécial du maire de Rio de Janeiro pour les questions urbaines et président du Rio World Heritage Institute.

Roberto Cabot est peintre, sculpteur et musicien.

Roberto Cabot : Nous nous interrogeons sur le devenir de la ville conçue selon les modèles de planification classiques, alors que nous entrons dans l’ère des mégalopoles hyperdenses. Face à une telle concurrence, quels sont les atouts qui font de Rio une ville attractive dans ce contexte de mutations  ?

Washington Fajardo : Il y a de toute évidence un phénomène de densification urbaine. Nous avons aujourd’hui à Rio de Janeiro la même densité démographique qu’à l’époque de son apogée, au début du xxesiècle. Dans les années soixante (époque importante pour Rio, qui perd son statut de capitale, et parce que cette période d’après-guerre est marquée par l’apparition de Barra da Tijuca et l’avènement de la motorisation), nous avons cessé d’adopter des politiques et de penser Rio comme un phénomène d’origine européenne, pour embrasser de toutes nos forces le modèle de la modernité américaine. La faible densité démographique actuelle en est la conséquence, et ce n’est pas un terreau propice à l’épanouissement des idées, des rencontres.

Rio de Janeiro possède cependant des attributs singuliers liés à notre histoire, qui intéressent la condition urbaine du xxe siècle. Cet environnement naturel, et les possibilités de loisir qu’il permet, aura un poids croissant dans les grandes concentrations urbaines du xxie  siècle. D’une certaine manière, nous renouons avec le xixe siècle, lorsque les villes ont inventé l’espace public en réaction à la révolution industrielle. Rio de Janeiro a des atouts intéressants, mais ce modèle qui met en avant la notion de plaisir dans la ville doit être revisité.

© World Heritage Rio, Service patrimoine, Washington Fajardo

Faible densité

Roberto Cabot : Concernant la faible densité, vous parlez de moyennes, mais Copacabana est l’un des quartiers les plus denses de la planète: cette différence tranchée entre quartiers de haute et de faible densité constitue-t-elle une particularité de Rio de Janeiro?

© World Heritage Rio, Service patrimoine, Washington Fajardo

Washington Fajardo : Rio est un «gruyère»: un territoire avec des vides qui correspondent historiquement aux mornes, aux grands massifs montagneux, aux forêts; le tissu urbain n’y est donc pas continu. Si nous partons de la place Cinelândia, en direction de Copacabana, nous peinerons à trouver des points de passage: il faut aller à Lapa, passer par Gloria, puis aller de Flamengo à Botafogo… Les mornes, les tunnels, tous ces goulots de fluidité spatiale entraînent naturellement la fragmentation du tissu urbain…

La densité est de fait très faible aujourd’hui. Elle est équivalente à celle de Paris à Copacabana, mais c’est un cas unique dans la ville. Le centre-ville a une densité extrêmement faible, personne n’y vit! C’est un problème. Longue d’un kilomètre, la rue do Ouvidor, déserte, était le symbole de l’apogée du Rio de Janeiro de la Belle Époque, car on a tort d’assimiler le centre-ville à la période coloniale: la période la plus intéressante de Rio est la Belle Époque, et elle est représentée par Cinelândia et Ouvidor.

Roberto Cabot : C’est le résultat d’un modèle traditionnel dans l’histoire de Rio, les agencements excessivement sectorisés et déconnectés.

Washington Fajardo : Il s’agit d’un modèle latino-américain où l’espace urbain a une double fonction: économique et politique. L’expansion de la tache urbaine met en mouvement les processus économiques. Le modèle industriel, en termes de développement urbain, n’est plus pertinent à Rio depuis la fin des années soixante-dix. Les études d’André Urani, par exemple le livre Des pistes pour Rio, montrent clairement qu’au cours des années quatre-vingt, environ 80% des emplois du secteur industriel ont disparu. Rio n’est pas en dehors du monde, la ville est sujette à ce processus de changement qui sévit dans le reste du monde; toutefois, le fait de ne pas avoir implanté certains principes urbains nous a placés dans une situation inquiétante, notamment pour l’importante question de la mobilité. Vous pouvez être certain que l’abandon de l’économie industrielle n’aurait pas eu un tel impact sur la ville si cette dernière possédait une mobilité plus importante et plus agrégatrice. Rio a donc ainsi été davantage exposée que d’autres aux conséquences nocives de ce changement de paradigme global.

Rôle de l’état

Roberto Cabot : Nous avons récemment assisté au Brésil à des mouvements sociaux virulents, mais qui s’expriment plus vivement encore à Rio de Janeiro, et tous partent de la question de la mobilité urbaine. Les gens ne se plaignent plus des problèmes de logement, nous sommes passés à autre chose: comment je fais pour aller de chez moi à mon lieu de travail, de loisir, pour aller rendre visite à mes parents ou à mes amis? Quelle est la réponse au problème de la mobilité à Rio de Janeiro, avec la fragmentation que vous décriviez?

Washington Fajardo : La ville a réalisé des investissements de planification dans ce sens. Le plan d’intégration de la ville territoriale date de 1965, il mettait l’accent sur les routes, et, au fil du temps, ce plan s’est transformé. Le BRT, dernier résultat de cette planification, fonctionne depuis deux ans, et aujourd’hui 18% de la population utilise ce moyen de transport de forte capacité, et ce chiffre va passer à 60%.

Je souhaiterais attirer l’attention sur un aspect que j’estime important et dont au demeurant on parle assez peu: le rôle de l’État dans la ville. Ces mouvements sociaux, ces manifestations sont les conséquences directes de la gestion inefficace du territoire urbain brésilien, qui est liée à la redéfinition de l’État durant ces vingt dernières années. Les structures politiques et l’organisation du territoire ont en effet été réalisées en vertu du principe selon lequel l’État doit être minimal, l’opinion le tenant depuis longtemps pour inefficace.

Mais il n’y a pas de planification urbaine sans présence de l’État: le marché n’assumera jamais cette fonction, car l’organisation du bien commun relève nécessairement de l’État, qui produit sa propre planification. Mais si l’État brésilien s’intéresse encore aux questions sectorielles, à l’agenda social et économique, il a abandonné depuis les années soixante-dix les programmes territoriaux de planification métropolitaine.

Dans le cas de Rio de Janeiro, cette question a été complètement laissée de côté. Le maire de Niterói a récemment appelé le maire de Rio pour lui demander de reporter la démolition de la «Perimetral» d’un week-end. Ce coup de téléphone d’un maire à un autre maire de la baie de Guanabara constitue la première réunion de planification urbaine en 30 ans.

Les questions structurelles ont été abandonnées parce que nous avons adhéré à une pensée selon laquelle il fallait d’abord trouver des solutions aux questions économiques et sociales, la résolution des autres problèmes de la ville devant découler de ces deux prémisses. C’était une grave erreur. En réalité, du point de vue de l’urbanisme, la question de la présence de l’État et de la planification urbaine doit être revue de toute urgence.

Avenida Norte- Sul © World Heritage Rio, Service patrimoine, Washington Fajardo

Roberto Cabot : Celle de l’architecture pré-moderne…

Washington Fajardo : Davantage que d’une architecture pré-moderne, il s’agit d’une architecture métissée vue au travers du prisme de l’érudition classique européenne. Le patrimoine municipal est apparu de cette manière, en même temps que la ville s’inscrivait dans un processus accéléré de déplacement vers Barra da Tijuca. Dans le même temps, une législation, qui est la dernière manifestation d’une vision fonctionnaliste de la ville, interdisait l’habitat résidentiel dans le centre-ville, selon un modèle qui a persisté longtemps dans toutes les villes brésiliennes: celui des business center. En outre, l’abandon progressif de la mobilité basée sur le tramway se poursuivit. Ce sont les trois facteurs qui ont entraîné la perte de densité du Centre: la législation qui empêchait l’usage résidentiel, l’abandon du tramway et le déplacement vers la zone ouest. La législation sur l’habitat résidentiel a été abrogée au milieu des années quatre-vingt-dix (sous la gestion de Luis Paulo Conde), mais elle a laissé une culture, des habitudes, et le marché ne sait plus produire de résidences dans le Centre. De fait, aujourd’hui, ces trois problèmes sont en passe d’être surmontés, mais il y a un facteur supplémentaire: la présence de terrains appartenant à l’État fédéral brésilien dans la région du Centre, les fameux «terrains offshore». Vous pouvez ainsi promulguer autant de lois incitatrices que vous voudrez, vous n’obtiendrez pas un terrain s’il appartient au gouvernement fédéral. Dans la zone portuaire, 60% du foncier lui appartient, mais il existe aujourd’hui un accord qui peut faire changer les choses.

Les économies de la culture

Roberto Cabot : Dans un article récemment publié, vous affirmez que la créativité est inscrite dans l’ADN de Rio. Comment cela se manifeste-t-il dans les efforts de réhabilitation de l’espace public?

Washington Fajardo  : C’est cette vision fonctionnaliste qui a commandé l’espace: nous avons aujourd’hui un usage du centre de Rio basé sur des activités traditionnelles de commerces et de services, propres à cette ville de vendeurs ambulants de tissus, d’objets en plastique, etc. Mais on constate une présence très réduite des secteurs traditionnels de petite ou moyenne taille, liés à la culture, ce que nous appelons l’économie créative. Je n’aime pas tellement ce terme, je préfère dire les économies de la connaissance, les économies de la culture, au pluriel, parce que j’estime qu’il en existe une multitude de manifestations. Leur présence est très réduite dans cette zone, même s’il y a une présence institutionnelle, des musées sans visiteurs, hermétiques… On cherche à stimuler ces petites et moyennes initiatives afin que la culture et la connaissance se rapprochent à nouveau du centre historique, car ces professionnels tissent des liens avec ces lieux, contrairement aux commerçants, qui créent des affects de nature fonctionnelle. Je pense qu’avec une agence d’architecture, de design ou un atelier d’art, vous finissez par avoir des relations et des connexions variées, et cela a de fortes répercussions en matière d’urbanisme. Il faut donc stimuler les initiatives allant dans ce sens. Cela étant, l’infrastructure principale demeure la fonction résidentielle.

Roberto Cabot : Ce que je trouve intéressant dans ce que vous dites, c’est qu’à travers les projets de réaménagement de l’avenue Rio Branco, on revient au projet de 1905, en matière de circulation par exemple. Pendant cent ans, on a réalisé des travaux pour réformer le centre, ce qui au fond s’est révélé inefficace, et maintenant qu’on repense le centre-ville, le projet originel ne s’avère-t-il pas être le meilleur choix  ?

Porto Maravilha, Rio de Janeiro © World Heritage Rio, Service patrimoine, Washington Fajardo
Porto Maravilha, Rio de Janeiro © World Heritage Rio, Service patrimoine, Washington Fajardo

Washington Fajardo : Assurément, la qualité de vie urbaine au xxiesiècle doit s’inspirer des idées et pratiques découvertes à la charnière du xixe et du xxesiècles: par exemple la coexistence des mobilités – calèches, voitures, piétons, tramways – qui occupaient le même espace public. Lorsqu’on prend connaissance par exemple des études sur le tramway sans chauffeur ou sur le téléguidade sensoriel, on constate qu’on va vers une nouvelle coexistence de nombreux types de mobilités dans l’espace public.

Roberto Cabot : Pour en revenir à la question de la compétitivité de Rio, quels sont selon vous les atouts de la ville, le revenu du Carioca ayant comme je l’ai lu récemment dépassé celui du Paulista pour la première fois depuis des décennies?

Washington Fajardo : C’est parce que les fondamentaux de l’urbanisme perdurent que le patrimoine lui aussi perdure. En tant que ville conçue pour être un modèle, elle représente une leçon appelée à durer. Néanmoins, il me semble que Rio de Janeiro – c’est la position que je défends – devrait assumer une vocation internationale, se positionner comme un pôle attractif pour la jeunesse. Ces possibilités de plaisir, de liberté, d’épanouissement, d’accès à la ville, de coexistence entre les différents substrats sociaux, je pense que tout cela est attractif aux yeux de la jeunesse mondialisée.

Roberto Cabot : Mais pourquoi est-il plus intéressant pour un jeune d’aller à Rio qu’à São Paulo, outre l’attrait évident des plages? Qu’est-ce qui fait, du point de vue du fonctionnement de la ville, de l’économie, qu’un jeune veuille tout à coup revenir à Rio?

Washington Fajardo : Parce que les gens veulent de la qualité de vie, et Rio la leur offre. Même après un an de manifestations, elle est ici supérieure, et c’est attractif pour la jeunesse. Je pense aussi que les centres de savoir sont plus diversifiés ici: vous avez la possibilité de passer d’une aire technologique à une aire culturelle. La coexistence dans une même ville de deux aires de qualité, voilà ce qui est intéressant.

Roberto Cabot : Rio ne devrait-elle pas ambitionner de devenir le grand producteur culturel du pays? Nous disposons en effet de maisons de production cinématographique, audiovisuelle, théâtrale, nous possédons un certain nombre de musées…

Washington Fajardo : Tout à fait. Il faut revenir à la notion de poids, mais avec une possibilité de légèreté, de transition entre des aires différentes. Il y a certaines difficultés à surmonter pour que la ville soit davantage favorable à la jeunesse qui entre dans la vie professionnelle, qui veut ouvrir une entreprise, monter un atelier, par des démarches simples, peu bureaucratiques, à la portée d’un nombre croissant d’individus. Il est important également d’offrir davantage de possibilités en termes d’espace. La vie devient plus chère à mesure que l’offre diminue, que l’attractivité et la demande augmentent, l’offre restant faible et l’intégration par la mobilité encore insuffisante. Si nous parvenons à avoir une intégration satisfaisante entre les quartiers de Madureira et du Jardim Botânico, comme nous l’avions jusqu’au milieu des années cinquante grâce au tramway, on peut imaginer avoir son atelier d’art à Madureira et habiter à Copacabana. C’est un postulat de départ intéressant, sur lequel il faut plancher. La ville a pris des engagements internationaux aujourd’hui, elle prépare de grandes manifestations, et je crois qu’il est important de commencer à se pencher sur ces points dans la mesure où les infrastructures planifiées pour ces grandes manifestations avancent à un bon rythme. Il faut commencer à parler de 2017, on ne peut pas partir du principe que le monde aura disparu au 1erjanvier 2017, que le rideau sera tombé sur Rio. Non, la ville continuera d’exister après les Jeux olympiques. Il faut commencer à se préparer à cette prochaine phase! C’est une bonne planification, qui prévaut dans les grandes institutions et qui incombe à l’État.

Roberto Cabot : Autre point qui mériterait un éclairage: notre système administratif si singulier, qui superpose l’État fédéral, l’État de Rio de Janeiro et la Ville de Rio de Janeiro. N’est-ce pas une problématique typique à Rio?

Washington Fajardo :Je qualifie cela de passif de la capitale. La capitale est partie, mais elle a laissé cette situation derrière elle… Je vais vous donner un exemple concret, celui des immeubles du centre, aux alentours de la place Tiradentes, où nous avons réalisé un travail de réhabilitation de l’espace public. Nous avons créé le Centre Carioca de Design, puis le Studio X, destiné à devenir un pôle d’animation de cet espace. Vous pouvez observer que les immeubles privés commencent à être restaurés, tandis que pour les immeubles publics les initiatives se heurtent à un lourd système administratif de contrôle des comptes publics. Il est admis que ces immeubles, fussent-ils en mauvais état, ont une valeur et présentent un intérêt pour la collectivité: on ne voit plus la fonction urbaine qu’ils revêtent. Ces immeubles font en outre l’objet d’une évaluation en termes de prix: le Gouvernement de l’État organise des ventes aux enchères (ce qui est une excellente pratique), néanmoins certains de ces immeubles ne trouvent pas acquéreurs parce que, selon moi, les prix sont trop élevés, non en raison d’une incompétence technique, mais parce qu’il existe un ensemble de réglementations et de dispositions légales concernant la gestion des biens publics qui rendent les gens frileux, timorés. Il y a tellement de normes de sécurité à satisfaire que les frais deviennent élevés, ce qui décourage les éventuels acquéreurs. Je suis partisan d’une politique de vente au Réal symbolique. Ainsi, ces immeubles en ruines depuis vingt ou trente ans redeviendront vivants dans une optique économique: les lieux seront habités, les nouveaux propriétaires s’acquitteront des divers impôts et taxes, contribuant à réhabiliter cette zone… Il y a près de cinq cents de ces immeubles dans le centre!

Informel et transitoire

Roberto Cabot : Il y a la question du développement de la ville et la question des inégalités sociales: Rio offre-t-elle une solution à ce problème des inégalités?

Washington Fajardo : L’avenir est plein de défis à relever. Je vais utiliser le mot «favela», mais on devrait parler d’«aires informelles» (pour ne pas utiliser le terme de «subformel» comme le fait l’IBGE). Il faut dire que ce sont des aires produites à partir de méthodes informelles. C’est là le défi pour l’avenir. J’ai travaillé sur le projet Favela-Quartier comme étudiant et jeune diplômé, avec différents collègues. C’était une expérience professionnelle importante. Nombre d’architectes et d’urbanistes travaillaient sur les aires informelles, mais l’apparition de la violence et le retrait de l’État a mis fin à cette pratique. Je pense qu’on a obtenu des résultats importants en termes de sécurisation, c’est une politique qui s’est avérée judicieuse.

Ce qui attire mon attention, pour revenir à la question de l’espace public, c’est que celui-ci, avant d’être appréhendé dans sa dimension physique, l’est dans sa dimension matérielle. Il revêt de fait une dimension politique, et l’urbanisme en découle. Cette question pose des problèmes épineux, où prévaut le dogmatisme. Il arrive à la mairie de prendre des décisions qui sont du ressort de la planification étatique, par exemple interdire les zones à risque, ce qui implique des expulsions. C’est une forme de dogmatisme. Ou encore la création d’un axe entre une place du quartier de Jacarezinho et une autre du quartier de Riachuelo, qui suppose un projet d’urbanisme et de fait l’édification de nouvelles structures spatiales, une véritable réflexion sur ces espaces. Tout en conservant une grande liberté du point de vue du dessin urbain, ces questions doivent être traitées de manière très rationnelle, technique, sur la base d’un dialogue clair. Je crois que c’est fondamental.

City Perimetal, Rio de Janeiro © World Heritage Rio, Service patrimoine, Washington Fajardo

Je m’inquiète de voir des pratiques, qui ont mis des décennies à se mettre en place, être abandonnées à cause d’un débat idéologique excessif ou extrémiste. Ces aires informelles sont le résultat de la négligence de l’État. Nous avons des pratiques visant à combler les déficits, mais nous n’avons pas de politique habitationnelle qui permettrait à tout le monde d’avoir accès au logement. Diantre! Tout le monde possède un portable, peu importe que ce soit un abonnement forfaitaire ou non, un smartphone ou autre, tout le monde réussit à se parler, et on a un portable par habitant au Brésil. Ce n’est pas le cas du logement: une fraction de la population aurait les moyens d’acquérir un logement, mais il n’existe pas de marché pour celle-ci. À mon sens, l’État doit remplir une fonction de régulation, afin de susciter un marché. Dans les grandes villes, même les néolibérales, même les mieux planifiées, structurées, le logement demeure accessible: New York, Paris, Londres… Tout le monde a fait cette expérience, et c’est une grande lacune des villes brésiliennes! Je crois que Rio de Janeiro est pratiquement en état d’inaugurer pareille politique au Brésil. Nous sommes à un tournant, en ce sens que nous commençons à produire une ville plus équitable, où il y aurait davantage de diversité, où l’on commencerait à réduire les ghettos.

Roberto Cabot : En effet, c’est un grand défi, puisque les logements accessibles se trouvent dans la favela…

Washington Fajardo : Ce n’est pas le résultat d’une politique, mais d’une simple pratique inefficace. On sait qu’il y existe des endroits très agréables, sympathiques. On sait par ailleurs que ces lieux jouissent d’une véritable vie sociale. Mais je me plais à dire aux gens: «Faites vos courses au supermarché et montez la colline, vous verrez!» Je ne veux pas dire par là qu’il faut évacuer ces zones, mais avec toutes les technologies disponibles aujourd’hui pour modeler le tissu urbain (traitement de données en temps réel, modélisation en 3D ultra rapide, télédétection), il n’est plus permis d’être prisonnier de dogmes en matière de configuration physique pour les aires dites informelles… Je crois que ce mode de pensée, ce type d’exercices devraient être réalisés dans la plus grande liberté, et appliqués à ces réalités. Il est odieux de condamner une génération à vivre dans de mauvaises conditions, même si on sait qu’il existe un tissu communautaire qui amortit la dureté des conditions physiques de ces endroits… Il convient donc de mettre en œuvre de vraies politiques et de trouver des solutions techniques pour installer des plans inclinés garantissant une meilleure accessibilité, le cable car par exemple… Il faut utiliser les instruments qu’on a ici, qui sont possibles du point de vue technologique, afin de réhabiliter ces espaces. Maintenant, j’observe que ces propositions se heurtent à de solides barrières dogmatiques, qui rendent impossible la mise en œuvre de ces solutions dans ces zones.

Roberto Cabot : Alors qu’il existe de nombreux exemples: l’Alfama à Lisbonne, une favela devenue un quartier pittoresque…

Washington Fajardo : Oui. Ce que je veux dire, c’est que l’Alfama, et d’autres zones, ont été transformées en quatre siècles! Et je ne veux pas attendre cinq siècles pour que nos favelas s’améliorent! Il n’y a pas de règle, en vérité. La règle que je propose, c’est l’absence de règle. Chaque aire informelle est un cas particulier… J’ai cité Jacarezinho, Babilônia: elles peuvent toutes être améliorées, et cette amélioration doit s’appuyer sur des fondamentaux – qualité de l’environnement construit, efficacité, accessibilité, confort…

Roberto Cabot : Vous proposez le concept d’architecture nomade, d’architecture provisoire et renouvelable reposant sur l’utilisation et l’optimisation des espaces déjà existants. Qu’en pensez-vous en tant qu’architecte, et non en tant que fonctionnaire de la mairie?

Washington Fajardo : Je crois qu’il est temps de parler d’une architecture transitoire, éphémère, qui puisse répondre aux attentes de la population: une architecture garantissant à toute une génération des logements dans le centre, dans ces aires oisives. En réalité, cette architecture va surgir d’elle-même, elle n’a pas à être suscitée par les services du patrimoine, parce qu’elle n’est pas si éphémère que cela… Elle durera vingt-cinq ans au maximum, puis elle se modifiera. Ce phénomène arrive souvent du fait du poids du patrimoine historique: vous finissez par intégrer cette architecture nouvelle si celle-ci est transformable. En effet, qu’est-ce qui garantit qu’elle représente la forme aboutie de la relation avec l’environnement historique, avec le patrimoine? Elle peut être une forme hybride, transitoire, passagère…

Roberto Cabot : À l’intérieur d’un contexte transitoire, elle peut amener une forme d’hybridité…

Washington Fajardo : Ce sont des environnements qui doivent de fait être protégés et préservés. La fluidité de l’espace public, les possibilités de rencontre, la qualité des espaces architecturaux, la matérialité… Là est le défi. La matérialité de l’architecture doit de fait être pensée d’une autre manière, sur un mode plus transitoire. Je crois également que cette réflexion amène à la nécessité d’occuper les villes, de les densifier. Je n’ai pas de réponses à cela, c’est une réflexion que je vous livre à l’emporte-pièce…

En tout cas, on a réussi à matérialiser un tant soit peu cette idée dans le cas des Jeux olympiques, avec ce projet de stade qui sera recyclé en vue d’un autre usage: un événement de soixante jours avec de grands moyens financiers constitue un excellent laboratoire pour ce type d’expérimentation.

Roberto Cabot : Vous trouvez qu’un effort a été fait dans ce sens pour les Jeux olympiques?

Washington Fajardo : Oui, ce projet est déjà prêt, il va être réalisé. La piscine olympique ira dans un autre État, les salles de hand-ball seront transformées en écoles municipales dans quatre zones déjà définies, etc. Mais il s’agit d’un laboratoire. Je pense d’ailleurs que c’est une solution pour l’organisation des Jeux, et j’espère que le Comité olympique y est attentif… C’est une innovation proposée par Rio! À Londres, le stade principal devait être réduit, mais cela n’aura finalement pas lieu. On était parti de ce principe, mais il a été abandonné… Je pense que c’est une vision intéressante, on peut penser les Jeux olympiques comme un chapiteau de cirque, ou un bateau: il arrive, il accoste et on le monte comme un chapiteau… C’est un scénario idéal, respectueux de l’environnement, il permet de réaliser l’idéal olympique de rencontre des cultures. C’est le grand objectif… Mais attention, il s’agit d’une autre vision de l’urbanisme, fondée sur la possibilité d’architectures plus fluides, avec des espaces plus audacieux, qui n’ont pas vocation à durer. Je pense que la construction d’un immeuble destiné à durer, à avoir une grande longévité, est une décision importante. Il faut produire une architecture plus citoyenne.

Roberto Cabot : Il est passionnant de comprendre la nécessité ou non d’une architecture dans le sens classique, conçue ad aeternum comme le faisaient les Grecs. Le temple devait être éternel. Nous ne construisons plus pour des dieux, nous construisons pour un monde qui change à chaque instant…

Washington Fajardo : Oui, cela apporte une autre perspective, et je crois que c’est un défi. On peut utiliser le terme développement durable, qui est à la mode aujourd’hui, mais peu de gens pensent et parlent de la dimension biologique des territoires. La densification urbaine est très importante pour notre logique économique, mais je ne sais pas si j’aimerais vivre à Hong Kong pendant un épisode de grippe espagnole… L’autre défi, c’est la question de savoir comment acheminer des aliments frais vers ces aires de grande concentration…

Roberto Cabot : C’est curieux, Copacabana et Hong Kong présentent des problématiques similaires, non?

Washington Fajardo : Oui. Ce sont des villes de forte densité. Pour en revenir à l’exercice de la citoyenneté urbaine, on peut imaginer que ces villes se doteront de fermes, autrement dit d’une architecture éphémère et biologique avec des effets limités sur l’environnement… Celle-ci pourra s’intégrer à une écozone. D’un point de vie biologique, les immeubles rendront possible une ville conçue comme une écozone. La ville sera ainsi davantage vivable pour les individus, pour l’humanité.

 

(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)

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Marion Waller

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Jardiner la ville

Marion Waller a étudié la philosophie de l’environnement et l’urbanisme à Sciences Po et à l’École Normale Supérieure. En 2016, elle publie l’ouvrage « Artefacts naturels » : Il s’agit de donner un cadre à des entités – des « objets » – intentionnellement créés par l’homme mais qui peuvent s’apparenter à des processus naturels et sont susceptible d’acquérir une autonomie en tant qu’objet naturel. Cette notion d’artefact naturel permet de repenser la pratique de l’urbanisme, réduisant l’opposition ville/nature. Marion Waller est également conseillère de Jean-Louis Missika, adjoint à la maire de Paris, chargé notamment des questions d’urbanisme, d’innovation et d’attractivité.

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