Pensée globale, innovations locales

  • Publié le 12 janvier 2022
  • Rob Hopkins
  • 8 minutes

Rob Hopkins est à l’origine du mouvement international des Villes en Transition qui soutient et accompagne de nombreuses initiatives éco-responsables venant des citoyens comme des collectivités. Son but premier : libérer les imaginaires pour donner l’envie et le courage d’entreprendre.

De quelle manière le mouvement Villes en Transitions s’appuie sur une vision optimiste du futur pour donner lieu à des initiatives concrètes ?

Le mouvement de Transition peut être perçu de différentes manières : il s’agit tout autant d’une stratégie de développement économique ou communautaire que d’un ensemble d’outils visant à faciliter le travail en commun. À mon sens, c’est un puissant processus créatif qui permet de poser les bonnes questions, celles pour lesquelles nous ne pouvons plus compter sur les responsables politiques, les universités ou les écoles.

L’imagination a besoin d’espace pour s’exprimer. Elle a besoin d’endroits où les gens peuvent se rassembler et se demander « Et si ?… ». Albert Einstein prétendait que ses meilleures idées lui venaient en faisant de la bicyclette en forêt. L’espace laissé à l’imagination s’étiole aujourd’hui graduellement. Nous vivons entourés de choses qui engloutissent notre temps : nous travaillons de longues heures et passons beaucoup trop de temps face à des écrans. Le PD-G de Netflix affirmait d’ailleurs récemment que le sommeil était son principal concurrent. Il faut ajouter à cela de nombreuses autres atteintes directes à l’imagination collective : l’anxiété, le racisme systémique, l’exclusion économique, les systèmes éducatifs focalisés sur les notes, la culture des affaires, l’austérité politique… Depuis le milieu des années 1990, on constate un découplage des courbes de la créativité et du quotient intellectuel, et l’imagination connaît une baisse graduelle. C’est un sujet crucial, parce que nous ne pouvons pas construire ce que nous sommes incapables d’imaginer. Si un architecte se trouve dans l’incapacité d’élaborer une vision pour un bâtiment, celui-ci ne sera jamais construit de façon innovante. Si une société se montre incapable d’imaginer un futur sans prisons et sans guerre, un futur où règne l’égalité sociale et raciale, jamais il ne prendra forme. Notre capacité à imaginer s’étiole alors même que notre survie en dépend, ce qui risque d’avoir des répercussions importantes sur la société. Nous devons désormais considérer l’imagination comme un droit universel. Pour réveiller l’imagination, nous pouvons adopter une stratégie globale partant de l’éducation, de l’instauration d’un revenu de base universel et de la semaine de quatre jours, car si nous ne mettons pas en place les conditions permettant aux individus de vivre des vies imaginatives, nous passerons à côté de l’opportunité de procéder aux changements urgents qui s’imposent.

Le pédagogue britannique John Dewey décrivait l’imagination comme « la possibilité de regarder les choses comme si elles pouvaient être autres », ce qui est tout l’enjeu. Mais où se situent les lieux où les gens réinventent et reconstruisent le monde ? Le mouvement des Villes de Transition cherche à les identifier, à les attiser et à en générer de nouveaux. À mon sens, la Transition peut se concevoir comme l’une des multiples expressions d’une imagination publique radicale.

Auriez-vous des exemples d’actions des citoyens comme des collectivités qui soient nourries de ces imaginaires ?

Le mouvement des Villes de Transition est d’une extraordinaire diversité. L’idée est de travailler à la création une nouvelle économie en favorisant les communs, les coopératives, les monnaies locales et les registres distribuésUn registre distribué est un registre simultanément enregistré et synchronisé sur un réseau d’ordinateurs, évoluant par addition de nouvelles informations préalablement validées par l’intégralité du réseau et destinées à ne jamais être modifiées ou supprimées. Une des formes de registre distribué est le système de la blockchain. Les registres distribués sont principalement connus pour leur utilisation dans l’implantation des cryptomonnaies. en s’appuyant sur des investissements municipaux ou citoyens dans des projets de proximité. Le trait d’union de toutes ces actions locales repose sur des valeurs d’équité, de justice, d’inclusion, de diversité et de durabilité. Si ces initiatives se multiplient, je pense néanmoins que nous n’en sommes qu’au tout début, car le mouvement a tendance à se généraliser, notamment parce qu’il s’appuie sur des actions universellement reproductibles.

Pour partager quelques exemples concrets, je pourrais citer à Liège le projet formidable de Ceinture Aliment-Terre, qui réinvente le système alimentaire de la ville par le biais d’une ceinture maraîchère. En Angleterre, les villes de Bristol et de Bath ont créé leurs propres sociétés d’énergie communautaire. De nombreuses autres villes comptent des coopératives produisant de l’énergie renouvelable où les sociétaires reçoivent une quote-part de la production d’électricité. Toujours à Bath, une société qui se positionne comme alternative au système bancaire a levé 30 millions de livres d’investissement auprès de la population locale, en complément de ses propres investissements. À Bristol, il existe même une monnaie locale, la livre de Bristol, qui permet aux entreprises qui l’acceptent comme moyen de paiement de diminuer l’assiette de leurs impôts locaux et de leurs taxes foncières.

Concernant l’architecture et l’urbanisme, j’aimerais évoquer le Ministère de l’imagination, un laboratoire urbain basé à Mexico. Créé par Gabriella Gómez-Mont, il fonctionne à l’image d’un service municipal, comme ceux de la voirie ou des espaces verts, mais son rôle est d’imaginer et de mettre au point des propositions et de nouveaux concepts pour la ville de demain. À Bologne, le Bureau de l’imagination citoyenne s’inscrit dans une démarche similaire. L’équipe municipale avait constaté que les habitants se désintéressaient de la vie publique, ce qui les a poussés à ouvrir un ensemble de laboratoires dans différents quartiers de la ville. Suivant le modèle des conseils citoyens, chaque laboratoire organise des événements visant à recueillir des propositions de la part de la communauté locale. La qualité des propositions reçues a été telle que la ville a concrétisé un grand nombre des projets en fournissant des équipements ou des bâtiments inoccupés. Plus de cinq cents chartes ont déjà été signées dans ce cadre. Plusieurs rues ont par exemple été piétonnisées et des universités ont rejoint la dynamique.

Voilà deux magnifiques exemples d’intelligence collaborative, d’autonomisation et d’imagination à une époque où l’imagination est graduellement mise à l’écart, marginalisée et ignorée. Je suis intimement convaincu que si vous créez des conditions poussant les individus à utiliser leur imagination et à partager leurs idées, vous renforcez de fait leurs capacités d’action. D’abord en leur donnant le pouvoir d’imaginer, puis en leur donnant le pouvoir d’agir.

Et pour les architectes ?

Pour les architectes, la phase de consultation constitue une opportunité rêvée pour faire bouger les choses. Il s’agit en effet d’un processus qui doit être à la fois créatif et inclusif. L’idée que l’on puisse impliquer la population locale dans le cadre de grands projets de construction est un rêve devenu réalité. Un musée de la ville de Derby, dans le nord de l’Angleterre, a par exemple été réinventé avec l’aide de la communauté locale. Les habitants souhaitaient que le bâtiment célèbre l’acte de fabriquer, et les architectes ont donc veillé à intégrer un atelier de fabrication au sein même du musée, dans un esprit makers, venant parachever la transformation du bâtiment et de ses collections. Quand la préfiguration a pris fin et que la construction a débuté, les architectes ont renchéri et souhaité réinventer le processus constructif : plutôt que de donner les plans du bâtiment à une grande entreprise de BTP, ils ont morcelé le chantier afin de permettre à la communauté locale de s’impliquer à chaque étape du processus en assumant le rôle de coproducteurs du chantier.

Il me semble enfin que les architectes doivent davantage considérer les matériaux qu’ils utilisent et notamment d’où ils proviennent. J’ai mentionné l’idée de ceinture alimentaire à Liège, mais pourquoi ne pas imaginer également une ceinture de matériaux de construction ? Nous pourrions ainsi avoir des projets construits par des habitants locaux ne disposant d’aucune expérience préalable, utilisant des matériaux et des ressources financières d’origine locale, et répondant à de fortes exigences environnementales et sociales. Je crois que c’est ce à quoi nous devrions collectivement aspirer !

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