Performer la ville

  • Publié le 3 janvier 2017
  • Bastien Gallet
  • 10 minutes

Les espaces urbains ont toujours été une source d’inspiration pour les artistes, et leur vision de la ville permet souvent de dépasser les a priori sur celle-ci. Les mutations de l’urbanisation globale ne peuvent donc que trouver un écho dans leur travail. Le plasticien Alain Bublex et le philosophe Bastien Gallet reviennent dans un entretien sur la dimension processuelle et totalisante de l’urbanisation, comme un phénomène impliquant effets de seuil et différenciation de niveaux de réalité. Articulant lieux et flux, ils décrivent la ville en termes de spatialités, d’usages non programmables plutôt que d’espaces formels.

Alain Bublex est artiste plasticien français.

Bastien Gallet est écrivain et philosophe. Il enseigne à la Haute École des Arts du Rhin (HEAR).

(Entretien avec Philippe Chiambaretta)

Philippe Chiambaretta : Nous explorons avec ce troisième numéro de Stream les grandes mutations de notre condition. Si l’idée que nous vivons une véritable période de rupture est discutée, ce qui est certain c’est que notre condition humaine et désormais une condition urbaine. C’est pourquoi nous avons voulu vous interroger, la ville étant au centre d’une grande partie de votre travail.

Alain Bublex : J’ai toujours un peu de mal à admettre que nous serions dans une « période charnière », j’entends ça depuis trente ans et je me demande quelle période n’aurait pas été une rupture. Les années quatre-vingt, qui s’ouvrent avec l’émergence du postmodernisme et se terminent par l’effondrement du bloc soviétique, ou les années quatre-vingt-dix avec le développement du numérique, l’arrivée de l’Internet ? Il me semble que c’était la même chose pour les années soixante-dix, la fin des Trente Glorieuses, et pour les années soixante, qui ont été une période de bouleversement générationnel (Berkeley, la Révolution culturelle en Chine, les événements de 1968 à Paris…). Si l’on remonte encore, les années cinquante avec le début de l’ère atomique, et la décolonisation ; avant ça, la Seconde Guerre mondiale, qui a succédé à la montée du fascisme, la Première Guerre mondiale, le tournant du siècle avec les grandes inventions, la fin du xixe avec l’émergence du marxisme.

Je crois que l’on peut remonter comme ça sur au moins deux ou trois cents ans et on ne verra qu’une suite ininterrompue de « charnières », de ruptures. Alors qu’est-ce qui différencie notre époque d’une autre ? Pourquoi cette rupture-là, la nôtre, serait-elle majeure quand les autres ne l’étaient pas ? C’était quand, la grande période stable ?

"Plan voisin de Paris", 2013 © Alain Bublex

Extension du domaine de l’urbain

Pour ce qui est de l’urbanisation globale, on pourrait aussi bien dire que le mouvement du tout urbain a commencé au xviiie siècle, et que cela apparaît simplement de manière plus évidente maintenant. Disons au cours du règne de Louis XV, avec la création du corps des Ponts et Chaussées et le tracé des grandes routes royales. Tout le paysage fut alors organisé à partir des villes, et d’une ville à l’autre, la création des routes a été l’occasion de redessiner la nature environnante pour la faire correspondre au goût des citadins qui allaient les emprunter. Les routes n’ont pas été créées pour découvrir un pays, le monde agricole ou la nature sauvage, mais tout au contraire pour étendre la zone urbaine, même si c’était d’une manière limitée au champ de vision de part et d’autre. La campagne idéale était un parc, et on projetait de circuler dans un paysage produit à partir de directives et de recommandations, un paysage idéalisé que l’on imaginait comme le prolongement des villes, d’un centre à l’autre.

Ensuite est venue la disparition des fortifications qui marquaient encore une barrière visible isolant les villes du reste du territoire, et surtout l’exode rural, en France et en Angleterre notamment. Ce que l’on observe aujourd’hui dans le monde advint en quelques décennies en Europe : nous sommes passés assez brutalement d’un monde principalement rural, agricole, à un monde principalement urbain et industriel. La taille des villes a augmenté de manière spectaculaire. Pour autant, dans notre mémoire collective, nous n’avons pas enregistré de rupture particulière, et les villes où nous vivons nous semblent avoir évolué graduellement dans une forme de continuité progressive depuis la période médiévale jusqu’à nos jours.

"Plan voisin de Paris", 2004 © Alain Bublex

Alors peut-être que ce qui nous surprend aujourd’hui c’est que cela se passe ailleurs, et que nous n’en sommes que les spectateurs et non plus les acteurs. En Asie, en Afrique, l’urbanisation fait un bon comparable, mais celui-ci nous inquiète davantage, nous est étranger. Mon impression est que le tout urbain ne nous apparaît comme une rupture que parce que notre vision retarde, et que nous envisageons toujours un peu les villes comme elle étaient représentées au Moyen-Âge, comme des objets isolés dans la nature, dans une forme d’opposition urbain/rural, centre/périphérie.

Bastien Gallet : Il y a en effet un changement quantitatif majeur – les urbains sont de plus en plus nombreux et les villes de plus en plus grandes – mais est-ce que cela change quelque chose à la nature de ville? Doit-on comme le pense Rem Koolhaas dire qu’une nouvelle ville se dessine sous nos yeux – ce qu’il appelle la «ville générique» – ou bien peut-on penser ces nouvelles mégalopoles avec les concepts dont on dispose? Ces transformations quantitatives produisent-elles un changement dans le concept lui même? Habite-t-on différemment une ville générique et une ville européenne traditionnelle? La ville générique est un phénomène global pour Koolhaas : elle désigne un mouvement d’homogénéisation qui touche à différents degrés l’ensemble des villes contemporaines et qui suppose à la fois la fin de la différence  – tout se ressemble – et la fin de l’identité, c’est-à-dire de l’histoire, du contexte, de ce que Koolhaas appelle le « réel ». Pour le dire vite, la ville générique est ce qui vient après les villes : le monde devenu Ville – acentré, superficiel, sans histoire, vertical, multiracial, ultra-connecté mais aussi complètement anesthésié. Cette ville est sans Autre, c’est-à-dire qu’elle a définitivement absorbé ce par rapport à quoi la ville s’est toujours définie, quel que soit le nom qu’on lui donne : désert, forêt, mer, montagne, ou plus simplement nature. Telle serait la question de Koolhaas : à quoi ressemble une ville sans dehors?

Mais n’est-ce pas ce que la ville a toujours fait sans le savoir? Produire la nature c’est-à-dire la forêt, la montagne, le désert, etc., comme son Autre. Ce qui est tout à fait autre chose que la campagne, qui est la nature en tant qu’elle est civilisée et assujettie par la ville. Au-delà de la campagne, la ville a toujours eu besoin d’un dehors par rapport auquel elle pouvait construire sa différence et son identité. Mais il est tout aussi élaboré et fantasmatique qu’elle-même. On peut donc affirmer que la ville générique aurait effacé son Autre mais on peut également dire que les urbains reconnaissent aujourd’hui qu’il n’y a jamais eu d’Autre, que le dehors a toujours été une projection. Qu’il n’y a pas plus de Dehors qu’il n’y a de Nature. De ce point de vue, la grande rupture, ce fut l’invention des villes. Il aura fallu la ville pour que se mette à exister quelque chose comme une nature.

Paysage 116, Villeneuve-Fuji (St Georges), 2012  © Alain Bublex, galerie Vallois

Les grands parcs naturels américains, je pense à Yellowstone, sont un exemple frappant de cette construction rétrospective. Il s’agissait de reproduire l’Amérique des premiers temps, d’avant la conquête. On l’a donc produite comme une image, comme une immense fresque qui se serait incarnée dans le paysage. Et bien sûr ces parcs dysfonctionnent parce qu’il manque les populations qui habitaient et faisaient vivre ces paysages. Il manque les Indiens.

Lieux et flux

Alain Bublex : Le problème avec le mot ville est qu’il induit une forme physique particulière qui aurait des limites spatiales et administratives assez claires pour être perceptibles, et je me demande si cette approche spatiale est toujours opérationnelle. Je pense à une intervention de Laurent Jeanpierre au moment de l’exposition Airs de Paris au Centre Pompidou: il cherchait à définir une représentation juste du phénomène de métropolisation, en tant qu’il se différencierait de l’urbanisation. La métropole ne serait pas simplement une grande ville, mais aurait d’autres caractéristiques. Il en pointait plusieurs, comme l’autonomisation des circuits de communication et de circulation, avec un déphasage circulation/résidence qui provoquerait une juxtaposition d’enclaves communiquant entre elles en enjambant des morceaux de territoire, ou resteraient totalement isolées. Dans cette ville, les lieux ne s’ordonneraient plus en fonction de leur proximité au centre mais en fonction de leurs accès aux différents réseaux et voies de circulation. Ce serait une ville mi-solide mi-liquide, et il proposait la viscosité pour traduire le phénomène. Peut-être abusivement, cela me fait aussi penser à l’étirement, et à la surface de l’eau, qui est finalement assez continue depuis les océans jusqu’aux sources des rivières, un peu toujours la même. Au fond, peu importe alors l’endroit où l’on se trouve, la ville ne serait plus une question de lieu, d’endroit, mais d’accès.

"Systèmes urbains", Impressions de France, 2013 © Alain Bublex, galerie Vallois

Avec l’évolution de la communication et du commerce par l’Internet, qui fait que l’endroit où l’on réside, ou bien où l’on travaille, paraît avoir de moins en moins d’importance, il est possible désormais d’avoir une activité très spécialisée dans une ville moyenne, et d’être en relation continue avec d’autres spécialistes du même domaine, indépendamment des distances. On est de moins en moins obligés de migrer vers les capitales, et cela pourrait produire des effets de centralité en périphérie, voire en des lieux isolés.

On peut imaginer en Europe une déconcentration des villes, comme le suggère une carte des systèmes urbains en France. En représentant par des tracés de différentes épaisseurs les relations entre les villes de province, elle fait apparaître des conurbations assez vastes qui fonctionneraient chacune comme une ville. Ainsi, en habitant entre Aix et Marseille, on ne vit pas à la campagne, mais en ville, bien que celle-ci ne soit pas matérialisée par la continuité du bâti. C’est aussi valable et peut-être plus curieux avec la région lyonnaise, dont les pôles éloignés seraient Grenoble, Saint-Étienne et Annecy. Une ville matérialisée par des mouvements et des relations qui ne se laissent pas observer dans le paysage. Je crois que le même phénomène est mieux connu en Hollande, où la quasi-totalité du pays peut être divisée en deux grandes villes seulement, autour d’Amsterdam au Nord et de Rotterdam au Sud.

Bastien Gallet : Dans la mesure où nous sommes dans un temps qui produit sans cesse des ruptures, un temps où la crise est perpétuelle, il serait plus judicieux de parler d’effets de seuil. Il y aurait un processus constant, à peu près uniforme mais relativement imperceptible, ou trop différencié et multiple pour être perçu. Et cela passerait par des seuils, des moments où les petites différences accumulées deviennent soudain visibles. On a l’impression d’une rupture alors qu’il s’agit simplement d’une différence devenue perceptible. Ce processus, ce pourrait être ce que le philosophe américain Fredric Jameson a appelé la « totalisation ». Il est lié pour lui à la modernisation du monde occidental qui serait arrivée à une sorte de terme dans les années 1970-1980. Il y aurait eu alors un effet de « totalité ». Le monde se serait non pas mondialisé mais totalisé. C’est un concept très radical et plus complexe qu’il n’en a l’air. Car le processus de totalisation est inséparable d’un processus parallèle de différenciation et de pluralisation. Plus ça totalise, plus ça différencie. On est aux antipodes de l’homogénéisation décrite par Koolhaas. Il est en effet rigoureusement impossible de produire une image globale de cette totalité ou même d’en faire une carte. Elle est non cartographiable en tant que telle mais l’on peut, et même l’on doit, en multiplier les cartes locales. Jameson appelle ça la « semi-autonomisation » du réel : il y a dans la totalité, dans chaque totalité, entreprise multinationale, mégalopole, administration étatique, etc., des espaces, des niveaux, des réalités non commensurables entre elles. Pour se les représenter, il faut donc multiplier les cartes, c’est-à-dire cartographier de proche en proche, un peu comme s’il s’agissait d’un espace riemannien.

J’aimerais revenir sur l’opposition entre flux et lieux qui me semble être une fausse opposition. Je pense que, loin de dissoudre les lieux, les flux tendent à leur donner consistance, voire à les substantialiser. Ce qu’on appelle un flux n’est pas autre chose que ce qui passe d’un lieu à l’autre, relie, connecte les lieux. Ceux-ci apparaissent d’autant plus nettement qu’ils sont plus reliés comme on le voit dans ces cartes du trafic aérien où les points les plus visibles sont ceux d’où partent le plus grand nombre de lignes. Flux et lieux ne s’opposent pas, mais quelque chose s’oppose aux flux comme aux lieux : l’usage qu’on en fait, leur pratique quotidienne. Je pense à la distinction que fait Michel de Certeau, dans L’invention du quotidien, entre lieu et espace. Le lieu est l’ordre stable et pérenne de ce qui coexiste, la « loi du propre », chacun et chaque chose à la place qui lui revient et dans un rapport ordonné avec les autres. L’espace au contraire ce sont les vecteurs, les vitesses et les quantités de vitesse, les rapports de mouvement, les accélérations et les ralentissements : l’effet de notre pratique des lieux et des flux, pratique qui serait « différentielle » au sens mathématique. Et cela comprend bien sûr une grande partie de ce que les artistes font et ont pu faire dans l’espace urbain. Nous spatialisons les villes. Nous produisons de l’espace. Pas tous ni tout le temps. Mais il suffit de flâner pour dissoudre un peu l’ordre des lieux. Ce que les situationnistes appelaient la « dérive » et qui était pour eux une pratique politique. Guy Debord n’a cessé toute sa vie de s’opposer à ceux qui pensaient la dérive comme une performance artistique. Dériver, c’était changer la société.

"Plan voisin de Paris", 2014 © Alain Bublex

Cela veut dire que l’espace n’est pas donné. C’est au contraire quelque chose qu’il faut construire. Et la ville elle-même devient tout autre. Les architectes et les urbanistes pensent et produisent selon l’ordre des lieux qui, s’il change sans cesse, demeure toujours défini par la loi du propre. Mais les habitants font et produisent l’espace sans lequel il n’y aurait aucun lieu. La ville est une performance quotidienne car habiter consiste à produire des vitesses et des rapports de mouvements qui viennent contredire les lieux et les flux qui les relient.

Des usages augmentés

Philippe Chiambaretta : Le sociologue Henri Lefebvre disait que l’urbanisme moderne avait créé de l’habitat, et non de l’habiter. La question est ici celle de la complexité des usages d’un lieu. On constate aujourd’hui à quel point il est difficile d’enrichir ces usages et l’on travaille sur des spatialités, plus que sur des espaces.

Bastien Gallet : Parce que les usages ne sont ni prévisibles ni programmables. Un bon exemple de cela, et qui nous ramène à la question du dehors, sont ces espaces qu’on appelle, faute de terme approprié, les délaissés. Friches, lieux abandonnées, zones tampon, parcelles ouvertes par la destruction d’un immeuble, les délaissés sont cet autre que la ville produit à l’intérieur d’elle-même. Et qu’elle ne peut pas ne pas produire. La ville passe son temps à boucher ces trous ou à tenter de le faire, car ces espaces ont souvent un statut juridique ambigu qui rend leur exploitation difficile. Mais ils réapparaissent ailleurs, comme si l’espace au sens de De Certeau devait sans cesse faire retour, ici sous forme de lieux autres, interruptions ou stases du tissu urbain. Et il se trouve qu’on s’approprie ces lieux. Il s’y passe des choses qui ne peuvent plus se produire ailleurs. Des gens s’y réunissent, discutent, jouent et ils le font d’autant mieux que ces lieux sont de fait impropres à tout usage. Nous pourrions dire, ce serait une hypothèse, que ce qui se passe là est une socialité s’inventant elle-même, un nouveau genre d’espace public, non diminué par les règles qui ordonnent sa pratique commune.Dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin développe une théorie très intéressante à propos de l’architecture. Ce serait un art qui, au même titre que le cinéma et la photographie, ne pourrait être reçu que distraitement : alors que l’on s’abîme dans l’œuvre d’art traditionnelle, qui est un lointain aussi proche soit-il, l’œuvre architecturale au contraire se recueille dans ses visiteurs et ses habitants. Elle pénètre en eux et d’autant plus qu’ils la considèrent peu. La distraction de cette réception est la raison pour laquelle elle est si profonde. On habite l’architecture alors qu’on se contente de contempler la peinture : notre rapport à elle est presque plus tactile que visuel. Elle influence et transforme incidemment nos existences : nos perceptions, notre sensibilité, nos corps, notre rapport à l’espace. Un des traits de la modernité est sans doute cette prise de conscience des effets de l’architecture – et de l’urbanisme – sur les populations des villes. Le Corbusier a été un des grands penseurs de cette question. Il ne pouvait évidemment prévoir ce que ses habitants feraient de la Cité radieuse, mais ce n’est pas faute d’y avoir réfléchi et d’avoir tenté d’inscrire son bon usage dans l’architecture intérieure et extérieure du bâtiment. Il s’agissait de construire non seulement la maison, l’îlot ou la ville, mais aussi l’usage qu’on ferait de ces lieux, leur spatialité. Ce qui constitue il me semble un rêve nécessaire, sinon toujours souhaitable.

Plug-in City © Alain Bublex

Alain Bublex : Je suis assez d’accord, la viscosité ne s’oppose pas tant aux lieux qu’à la centralité, ce serait moins les lieux qui disparaîtraient que la manière dont ils sont ordonnés. J’aime également l’idée de perception par distraction, qui va de pair avec celle de la performation et de l’absence de programmation.

Quant à Le Corbusier (qui revient dès que l’on aborde la période moderne de l’architecture, alors qu’on devrait davantage parler de Team Ten et d’architectes plus dogmatiques et techno-réalistes), je suis toujours frappé par la poésie de ses constructions. Il y a quand même des différences essentielles entre la Cité radieuse de Marseille et le quartier du Mirail à Toulouse, ou, pour prendre l’exemple d’une ville, on trouve à Chandigarh un destin de la pensée moderne très différent de ce qui a été produit en Europe, alors même que des grands ensembles existent en Inde aussi. La ville continue de se construire, le plan directeur de Le Corbusier est encore suivi et les interprétations des codes modernes sont assez réjouissantes. Même l’ensemble du Capitole, pourtant très monumental et fermé, est surprenant avec les multiples interventions et aménagements qui ont adapté l’architecture originelle à son usage sans la transformer radicalement. Je pense qu’il y a quelque chose d’important qui se joue du côté de l’architecture vernaculaire, des choses qui sont justement en dehors de tout programme. Il y a comme une sorte de nécessité de réhabiliter ou de rendre à nouveau possible une appropriation vernaculaire des espaces et des constructions.

Plug-in City © Alain Bublex

Bastien Gallet : Ce dont témoignent certaines images de ton projet d’exhaustion photographique des stations de RER d’Île-de-France. On y devine un vernaculaire contemporain : ces pavillons transformés par leur propriétaire avec des matériaux traditionnels, auxquels on a adjoint des extensions ou des détails de styles plus anciens. Le vernaculaire est ici une manière de personnaliser un habitat un peu trop générique, de se l’approprier.

Alain Bublex : Mon intention avec ce travail n’était pas de rendre compte de ce qu’est la banlieue aujourd’hui, mon idée était plutôt de performer la ville, de proposer un témoignage. De la parcourir dans son ensemble, en une seule fois, sans aller voir quelque chose en particulier. C’est pourquoi j’ai pensé à utiliser le RER comme unique moyen de transport et photographier les quartiers aux abords des stations. C’était l’assurance de ne pas me trouver dans des quartiers pittoresques ou exemplaires, mais plutôt, du point de vue de la photographie, n’importe où, au centre comme en périphérie. Les 237 photos qui constituent le premier ensemble, une par station, ne rendent pas compte de ce qu’est l’agglomération parisienne, on comprend d’emblée que la représentation est lacunaire, si le RER vous amène un peu partout, il enjambe aussi des portions de territoires que l’on ne voit que par les fenêtres du train. Mais en la parcourant en une seule fois, dans un seul mouvement et en accordant le même temps, la même importance à chacune des stations, et en la restituant de la même manière, la ville apparaît comme un ensemble unitaire dans une sorte d’équivalence qui fait aussi ressortir les variations.

J’ai cherché à avoir un regard aussi indifférent que possible à ce que je photographiais, encore une fois, je ne voulais pas témoigner. En travaillant, je n’ai jamais recherché à produire des vues qui synthétiseraient ou embrasseraient en une seule fois l’endroit, la situation; au contraire, je n’ai souvent photographié que ce que l’on voit en marchant, sans chercher à voir absolument.

Mais pour en revenir au vernaculaire, ce que j’apprécie toujours avec ces transformations c’est qu’elles sont souvent un peu transgressives et désinvoltes, un mélange d’interprétations personnelles et de contournements des règles. J’aime que l’usage prenne forme, qu’il puisse transformer les choses. Je crois que c’est une liberté qui appelle de la bienveillance ou de la tolérance. Une sorte de droit à l’amélioration.

Plug-in City © Alain Bublex

Bastien Gallet : 

Je pense à la maison que Frank Gehry a réaménagée à Santa Monica, avec l’intention d’y habiter. Jameson la prend en exemple dans son livre sur le post-modernisme. C’est une maison à bardeaux roses typique de cette commune de Los Angeles. Elle se situe à un angle. L’intervention de Gehry est assez étonnante. Il a construit entre la maison et la rue une haute palissade de tôle ondulée qui devient sur un de ses côtés une sorte de façade avancée. Seulement, cette façade est en fait un peu plus que cela dans la mesure où elle enveloppe et littéralement intersecte une des pièces de la maison, la cuisine. Ce geste architectural ouvre un nouvel espace ambigu puisqu’il est d’un côté la maison traditionnelle et de l’autre une coquille en métal, verre et grillage : un espace à la fois intérieur et extérieur. Il a également ajouté devant la façade principale un cube en verre renversé qui vient interrompre la palissade et créer dans l’espace intermédiaire entre la maison et sa clôture extérieure une nouvelle pièce. C’est je crois un bel exemple de construction vernaculaire pensée comme une architecture. Gehry, sans vraiment toucher à la maison à bardeaux, crée entre elle et les matériaux pauvres qu’il lui adjoint de nouveaux espaces qui ne sont ni modernes ni traditionnels. C’est une manière d’agencer l’ancien et le nouveau qu’on a retrouvé depuis dans de nombreux projets urbanistiques, avec plus ou moins de réussite.

Il y a un projet d’Alain qui se rapproche de ces préoccupations. C’était dans la galerie de l’école supérieure des beaux-arts de Montpellier, début 2010. Il faut dire un mot de sa situation : elle est séparée de la rue qui longe l’école par une grande baie vitrée qui est son quatrième mur. Le projet consistait en une série d’interventions à l’extérieur de la galerie, sur le trottoir longeant la baie vitrée. Ces interventions reproduisaient des situations urbaines typiques, de celles que l’on croise quotidiennement : les encombrants, la carcasse de voiture sur parpaings, la plante verte, les scooters renversés, la cabane de SDF, etc. Conséquemment, la galerie elle-même devenait l’espace de stockage des éléments constitutifs de ces installations urbaines qui se renouvelaient tous les jours. Il fallait que le visiteur pénètre dans la galerie pour qu’il se rende compte que l’exposition, c’était les encombrants déposés sur le trottoir et non ce qu’il y avait à l’intérieur. Un renversement complet de l’organisation spatiale de la galerie qui en faisait un dispositif urbain ambigu : un morceau de ville la décollant localement d’elle-même, créant un trouble réel mais passager.

(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)

Bibliographie

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Dorcas Mabanza-Kuma

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Dorcas Mabanza-Kuma est diplômée de l’Ecole d’Architecture de Versailles. Dans son travail de fin d’études -primé par la Maison de l’architecture Ile-de-France-, l’architecture devient un lieu entre fiction et documentation pour interroger les manières d’habiter, qualifiées habituellement d’informelles. Une question de point de vue…

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