Prospectives et rétrospectives du programme tertiaire

  • Publié le 15 janvier 2023
  • PCA-STREAM
  • 6 minutes

« Le bureau est mort, vive le bureau ! ». Effet de mode ou vraie transformation, les articles et rapports se multiplient et annoncent un mouvement de bascule pour l’immobilier tertiaire. Trente années de prospective et rétrospective sur le programme tertiaire nous donnent les clefs d’une meilleure compréhension de ce phénomène.

La prospective est une manière « d’élaborer un corps d’hypothèses sur l’histoire en marche » (Decouflé, 1972). Elle travaille par scénarios, représentations de futurs possibles sur la base de données disponibles et de signaux faibles, et ce à l’horizon d’une date-butoir marquant les imaginaires. Dans un contexte de complexité et d’incertitude grandissantes, entreprises et organisations s’emparent de cette méthode dans les années 1985, notamment sous l’impulsion de l’économiste Michel Godet. Elles y perçoivent un outil pour « éclairer l’action présente à la lumière des futurs possibles et souhaitables » (Godet, 2006), un guide de l’action stratégique pour les décideurs.

Parmi les grandes thématiques de prédilection, celle du travail ferait presque office de marronnier de la prospective. Fonction essentielle de nos sociétés autant que pilier fondamental pour l’individu, le travail et son futur sont affaire d’organisation, de choix politiques et sociétaux, de mutations technologiques et écologiques, de transitions institutionnelles autant que démographiques… A ce titre, son avenir est à la fois complexe à appréhender par ses acteurs et fortement exposé aux changements de paradigmes. Il mobilise donc une pensée rétrospective et prospective maintes fois renouvelée.

Et le bureau dans tout ça ? Le programme immobilier tertiaire est le support qui matérialise cette organisation. De l’échelle territoriale où il s’implante jusqu’à celle de l’agencement de son aménagement intérieur, l’immeuble de bureaux n’échappe pas à cette analyse de l’histoire en perspective. Trois grandes périodes de prospective ont ainsi jalonné son histoire, posant à la fois la question de l’espace-temps du travail, de sa cohérence avec les pratiques managériales et des aspirations des collaborateurs. En outre, ces trois jalons prospectifs sont en phase avec les grandes crises de tout ordre ayant secoué le monde de l’immobilier, comme la crise économique mondiale de 2008 ou la pandémie de Covid-19.

Les années 1980, quand la technologie questionne l’avenir du bureau

Les années 1980 marquent la première période durant laquelle la prospective est utilisée pour questionner l’avenir du bureau. Expositions, colloques et publications foisonnent. En témoignent les expositions consacrées par le Musée des Arts Décoratifs en 1984 (L’empire du bureau 1900-2000), puis par le Centre Pompidou en 1986 (Lieux ? de travail). Toutes deux dressent une rétrospective de l’immeuble de bureau, revenant sur ses origines fonctionnalistes et les liens forts entre son aménagement intérieur et les grandes théories de management. Le bureau paysager, ou open space, s’est généralisé dans les années 1970 optimisant les process de travail. L’avènement des outils de communication ne nécessitant plus de diviser l’espace en fonction de l’organigramme de l’entreprise, le lieu de travail devient une surface sérielle. La tertiarisation des activités et la robotisation des ateliers de production mène inexorablement à l’uniformatisation des espaces dédiés au travail.

Dans ce contexte, l’émergence des technologies numériques – encore appelées « bureautique » – est au cœur des préoccupations. Menant plus loin une forme de dématérialisation de l’espace de travail, elles constituent un champ de réflexion nouveau pour les acteurs de l’immobilier tertiaire. Quelles conséquences vont-elles avoir sur les métiers, et par conséquent l’organisation des bureaux ?

Cette question fait également l’objet de deux concours nationaux du Programme Architecture Nouvelle de Bureaux (PAN Bureaux), lancés en 1985 et 1988 par le ministère de l’Urbanisme, du Logement et des Transports. A l’image des actuels Europan, l’objectif est de développer un courant de recherche et d’innovation architecturales, dans un esprit prospectif, pour tenir compte des grands enjeux sociaux, économiques, techniques et urbains (en l’occurrence ici : « maîtrise de l’énergie, conditions de travail, intégration des systèmes bureautiques, procédés de construction »).

Enfin, en 1985 toujours, le colloque « Prospective 2005 », organisé par le Commissariat au plan et le CNRS, propose des scénarios se basant sur la diffusion de la bureautique et de la productique à horizon 2005. Les conclusions de ce colloque annoncent une montée en abstraction de l’objet du travail comme de ses outils. En résulte la disparition des frontières entre le travail et le non-travail, et son corollaire : entre le bureau et le foyer. « S’il est peu probable que le télé travail intégral (travail entièrement à domicile par liaisons télématiques) se développe, il est certain que de plus en plus d’emplois permettront de faire une partie du télétravail professionnel ou de la formation permanente chez soi. L’aménagement des lieux de travail devra aussi intégrer cette disparition progressive des frontières entre lieux de travail, lieux de loisirs, lieux de formation, lieux de consommation, lieux de vie familiale » (Lasfargue, 1986). Ce changement de paradigme est annoncé comme porteur de conflits organisationnels nouveaux, faisant du lieu de travail projeté pour 2005 un objet nécessairement « négocié ».

Les années 2010 : crise des subprimes et capitalisme du savoir

Il y a dix ans, alors que le Pavillon de l’Arsenal explorait les architectures emblématiques des lieux de travail des XXe et XXIe siècles ainsi que l’avenir des pratiques et des usages du bureau (Work in Process, 2013), PCA-STREAM questionnait la place traditionnelle de l’immeuble de bureau dans nos villes : y aura-t-il un monde After Office (2012) ? À l’aune de ces publications s’ouvre une seconde période de prospective.

La décennie est marquée par l’ombre d’une automatisation grandissante, menaçant la disparition d’une part considérable des emplois tels que nous les connaissons. Selon de nombreux auteurs marqués par un fort déterminisme technologique, la thèse de Rifkin (The End Of Work, 1995) serait à considérer sérieusement, les ordinateurs étant désormais capables de remplacer nombre de manipulations jusqu’alors humaines. L’évolution des conditions de travail est à ce titre au cœur du questionnement de PCA-STREAM. Avec After Office, l’agence analyse cette révolution technologique permanente et la replace dans son contexte mondial : globalisation des échanges et développement de l’économie de la connaissance, plateformisation engendrée par l’économie numérique, montée en puissance des préoccupations environnementales, crise financière. « L’apparition d’un capitalisme du savoir remet en question tous les modèles d’organisation antérieurs ». La dématérialisation du travail et la progression des valeurs d’autonomie et d’indépendance des collaborateurs transforment en profondeur notre rapport au travail et la conception des espaces qui lui sont consacrés.

Enjeux actuels, entre quête de sens et sens du collectif

Les années 2017-2018 forment un nouveau jalon. Alors que le droit à la déconnexion fait son entrée dans le code du travail afin de limiter les risques sur la santé du télétravail notamment (1er janvier 2017), le ministère du Travail missionne un rapport sur « Intelligence artificielle et travail » (France Stratégie, mars 2018). Dès lors, des scénarios prospectifs sur l’avenir du travail émergent de nouveau de toutes parts, produits à la fois par le monde académique et par les acteurs professionnels : cabinets de conseil, aménageurs, architectes. Les pratiques, les lieux, les modes d’organisation et de management, les temporalités, les droits, les atmosphères, les statuts, les outils… tous les angles du sujet sont explorés, afin de constituer des récits cohérents.

Quatre paradigmes nouveaux s’affirment : celui de l’intelligence artificielle, avançant d’un cran supplémentaire le curseur de l’automatisation et de la dématérialisation du travail ; celui de la transition écologique, politiques que les organisations sont sommées d’intégrer dans leurs feuilles de route en matière de responsabilité sociale et environnementale ; celui de la crise de sens ressentie par les collaborateurs – menant à une inversion des rapports de force avec l’employeur – et d’un besoin grandissant d’ériger de nouvelles frontières autour de l’espace-temps du travail ; et enfin celui du télétravail. Cette mutation des usages est amplifiée par l’épidémie de Covid-19.

Dans ce contexte mouvant, les réponses organisationnelles apportées semblent disperser davantage l’espace de travail (télétravail, coworking, flex office…). Toutefois, le bureau n’est pas encore obsolète : il est attendu de cet espace qu’il continue de se faire le socle du vivre ensemble et l’outil d’une certaine sérendipité, ou encore un lieu ressource pour le bien-être du salarié. Le travail hybride nécessite de rendre l’expérience physique du bureau plus attractive, au service de la transversalité et du travail en équipe. Pour ce faire, les espaces se diversifient, deviennent à la fois plus flexibles et plus connectés.

Au cours de ces trois périodes, face aux crises et remises en question de l’immeuble tertiaire, ce double mouvement de rétrospective et de prospective a ouvert de nouveaux champs d’action pour le bureau. Aujourd’hui encore, le défi de sa réinvention est de taille. Pour en savoir plus sur les enjeux de la conception future des immeubles de bureaux, découvrez l’article « Concevoir les nouveaux avenirs des immeubles de bureaux » dans Réflexions Immobilières.

 

Pauline Detavernier, Directrice de projets Recherche et Développement chez PCA-STREAM, Docteure en architecture et enseignante vacataire

Iconographie

Cet article met en avant les liens entre la prospective des espaces du travail et les avancées technologiques de ses outils. Poursuivant ce questionnement, les illustrations de cette page ont été générées par l’outil d’Intelligence Artificielle ©Midjourney. Les essais ci-dessous font ainsi écho aux mots clés de l’article, utilisés pour alimenter l’IA.

Images générées par l'IA ©Midjourney

Bibliographie

Chiambaretta, P. (ed) (2012) Stream 02 — After Office. Éditions PCA-STREAM.

Collectif. (1984). L’Empire du bureau 1900-2000. Musée des Arts Décoratifs. Éditions Berger-Levrault.

Collectif. (2013). Work in Process, nouveaux bureaux, nouveaux usages. Pavillon de l’Arsenal, Éditions Picard.

Decouflé, A-C., (1972) La Prospective, Paris, P.U.F., Collection « Que sais- je ? », 126 p.

Godet M. (2006), « Prospective stratégique : problèmes et méthodes », Cahiers du Lipsor, Vol. 20.

Lasfargue, (1986) in Collectif. Lieux ? de travail, CCI.

Nivet, S. (2013) Histoire du bureau : un siècle d’architecture. dans Collectif. Work in process, nouveaux bureaux, nouveaux usages. Pavillon de l’Arsenal, Éditions Picard.

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