« Renaturer » l’architecture

  • Publié le 18 novembre 2017
  • Chris Younès

Alors que le vivant se dessine chaque jour davantage comme l’horizon conceptuel de la production urbaine, la philosophe Chris Younès analyse les dynamiques d’une architecture des milieux. Biotopes comme architectures, les milieux sont le produit des interactions qui les constituent et les transforment sans cesse. La pensée des milieux permet ainsi de mettre l’accent sur « l’entre », chaque métabolisme étant à la fois auto-organisé et poreux, dans un système de relations. Elle insiste ainsi sur la fécondité des « reliances » ville-nature comme condition d’une refondation symbolique des milieux urbains par davantage de coexistence avec la nature. Développer les capacités de résilience des milieux urbains exige de ne plus s’affranchir du milieu, à l’instar de la pensée moderne, mais de le comprendre et d’établir avec lui des alliances visant à le révéler, le ménager et le revivifier. Naissent ainsi de nouvelles façons de penser et de faire pour « renaturer » l’architecture et la ville.

L’enjeu est celui de la vie, dans toutes les acceptions de ce terme, à la fois biologiques et culturelles. Le vivant fournit aujourd’hui un nouveau paradigme mettant l’accent sur la question des milieux des êtres vivants, la façon dont ces milieux déterminent leurs vies et comment les êtres vivants interagissent entre eux avec les milieux. Milieux de vie, « entre », coexistences, corythmes, métamorphoses résilientes, chacun de ces principes conceptuels déplace et revivifie les frontières établies par l’homme entre lui et la nature. On peut considérer qu’ils explicitent la dynamique d’une architecture des milieuxLe propos a été développé dans le dossier « Architecture des milieux », conçu par C. Younès et B. Goetz, Le Portique n°25, 2010 issue de leur entrelacement dynamique.

Milieux de vie

La pensée des milieux de vie s’avère particulièrement féconde dans la mesure où elle amène à considérer d’un même tenant continuité et discontinuité. En grec ancien, comme l’a rappelé AgambenGeorgio Agamben, Homo Sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p.9, le vivant renvoie à deux termes : celui de zoé, le fait de vivre, qu’il s’agisse d’animaux ou d’hommes, et celui de bios, forme ou façon de vivre d’un individu. Chez les modernes, Leibniz est celui qui a réactivé la double tendance du vitalisme et de l’animisme, non que pour lui le monde soit un animal mais parce qu’il est « plein de vie ». Et ceci en réaction au mécanisme dominant, c’est-à-dire en réaction au cartésianisme. S’opposant à la réduction des corps physiques à de l’étendue et à une énergie passive, il affirme leur activité et leur dynamisme après les avoir doués d’action et de forceLeibniz, Nouveaux essais, préface p.35 et L1 chap. 1, p.57.

Une des références fortement mobilisée par des courants philosophiques contemporains très différents – que ce soit avec Deleuze, Maldiney ou Sloterdijk –, est celle du naturaliste et biologiste Uexküll, un des précurseurs de l’éthologie, qui a analysé la façon dont le vivant animal ou humainJ. von Uexküll, Mondes animaux, monde humain, Gonthier, 1956 construit son territoire et comment il fait intervenir perception et conduite pour établir un monde spatio-temporel liant extérieur et intérieur. Uexküll a forgé deux concepts essentiels à ses travaux, à savoir l’Umwelt comme monde extérieur et l’Innenwelt, ou monde intérieur, mettant en évidence comment chaque milieu habité les associe et comment chacun, même le plus sommaire, se révèle singulier et multiple. D’une façon générale, avec la notion de milieu, il y a de façon concomitante l’idée qu’ « il n’y a pas ‘‘le’’ milieu, mais le milieu ‘‘de’’ »Selon la formulation de Canguilhem : « Enlevez le milieu, vous enlevez le vivant. Si vous sortez un poisson de l’eau, il sera mort. » Canguilhem, « Le vivant et son milieu », in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965, p.129-154, que tout est déjà là, sans que l’on puisse rendre compte d’un commencement ni d’une fin, et en même temps que tout advient. Le milieu est rhizomatique, considèrent Deleuze et Guattari (« on commence toujours au milieu »). Qu’il s’agisse de biotopes ou d’architectures, ils ne sont que le produit des interactions qui les constituent et qui se transforment sans cesse.

« Entre »

Sloterdijk met au cœur de la trilogie SphèresNotamment P. Sloterdijk, Ecumes – Sphères III (éd. orig. 2003), trad. O. Mannoni, Maren Sell éditeurs, 2005 le concept d’immunologie – dont la racine indo-européenne « mei » signifie changer, échanger – qui traite des propriétés d’auto-organisation des organismes en termes de capacités d’attaque et de défense par rapport à d’autres agents pouvant être pathogènes. En liaison avec la référence au métabolisme, Peter Sloterdijk va jusqu’à annoncer la naissance de la biosophie : « La philosophie en tant que forme de pensée et de vie de l’ancienne Europe est indéniablement épuisée ; la biosophie vient tout juste d’entamer son travail ; la théorie générale des systèmes immunitaires et ses systèmes communs en est à ses débuts ; une théorie des lieux, des situations, des immersions se met timidement en marche. »P. Sloterdijk, Ecumes – Sphères III, op.cit., p.19 L’éthologie et la biologie nous ont conduits à comprendre à quel point tout vivant, qui est un organisme déterminé par un principe d’individuation, est capable tout à la fois de transgresser ses limites et d’entrer en relation. Caractérisé par un métabolisme propre, fait d’échanges entre le dedans et le dehors, c’est un système auto-organisé, poreux pourrait-on dire. D’une façon transversale, on peut considérer que dès que l’attention est portée sur un habiter spécifique, à savoir sur la façon d’être au milieu, c’est en termes d’ « entre » qu’il peut être décrit, de telle sorte que sont mises en synergie la partie individuée et le tout. Ce qui requiert la limite qui distingue, l’espacement ou écart qui tient à distance et sépare tout en installant des proximités, mais aussi les passages et porosités entre les choses et les êtres, ainsi que leurs coexistences.

Coexistences entre humains et non humains

L’enjeu majeur est de penser et imaginer les conditions soutenables d’une vie sur cette Terre qui menace d’épuisement. Il y a une grande fécondité de la redéfinition des reliances ville-nature œuvrant à une refondation réelle, imaginaire et symbolique des milieux urbains, des coexistences et des genèses. La nature désigne tout à la fois l’eau, l’air, la terre, le feu, la faune, la flore, les rythmes des saisons, des jours et des nuits, du cœur et du souffle, de la veille et du sommeil, de la naissance et de la mort, dans les cycles de transformation. Elle ne relève ni du domaine des choses extérieures à l’homme ni seulement de ce qu’il fabrique. « Elle est en nous et elle nous porte en elle », constate Merleau-PontyM. Merleau-Ponty, La Nature. Notes de cours du collège de France, Paris, Seuil, 1995. Le mot de nature envoie d’abord à une nature vivante et à une genèse réitérée, comme l’indique son étymologie latine « natura » (du participe futur de nascere) qui signifie « ce qui donne naissance, le fait de naître, ce qui présage de la chose » et qui correspond en partie au grec ancien physis. Aristote distinguait les êtres naturels des êtres fabriqués en ce qu’ils sont pourvus d’un principe d’automouvement et de repos, portant en eux-mêmes la possibilité de devenir autre, de s’accroître ou de diminuerAristote, Physique II, 1-192. Ils procèdent par genèses et métamorphoses toujours renouvelées. Henri Maldiney précise : « La nature ne procède pas par fabrication mais par genèse, ce qu’exprime la racine du mot grec phùsis. La racine phù signifie croître, pousser, s’épanouir. Elle se rapporte à la végétation. Les cultes du végétal sont toujours attestés parmi les plus anciens. En Grèce, Dionysos apparaît comme divinité du règne végétal avant d’être honoré comme le dieu spécifique de la vigne et du vin. Presque partout est reconnue une force, une puissance vitale différente et plus originaire que celle de l’animal. L’opposition qui est celle de la sève et du sang fait plus tard le partage entre les arts méditerranéens et les arts germaniques… La forme animale qui se déploie en combat d’animaux dans l’orfèvrerie scythe est une suite de moments pulsionnels dramatiques. La vie s’y manifeste à son paroxysme dans un unique entrelacement de vie et de mort. La lutte pour la vie est une lutte à mort. Cette vue est déjà darwinienne… La pulsion de mort représente la tendance fondamentale de tout être vivant à retourner à l’état anorganique dont la stabilité est celle du cristal. Dans l’idée méditerranéenne de nature, au contraire, est toujours présente l’idée de germe, de graine enfouie qui meurt pour renaître plante. C’est ce schéma vie-mort-renaissance qu’évoque directement la spirale néolithique, qui est l’ornement le plus fréquent des vases funéraires… »Maldiney, « Nature et cité », dans Ville contre-nature, op.cit., p.13-14

Mais cette conception végétale de la nature ne répond guère, sinon pas du tout, à la vision de la modernité occidentale des Temps Modernes qui en est venue ainsi à opposer l’homme à la nature, suivant la représentation dualiste amorcée au XVIIe siècle par Galilée, Bacon et Descartes, d’une nature extérieure à l’homme, qu’il pouvait gouverner à partir du moment où il en connaissait les lois suivant un modèle mécanique des phénomènes de la vie. Si nous reprenons l’entretien avec Henri Maldiney, il poursuit : « ‘‘La modalité végétale, constate Mircea Eliade, n’est pas pour la conscience indienne un appauvrissement mais un enrichissement. La végétation signifie le trop-plein, la fertilité, l’éclosion de tous les germes.’’ Dans la peinture indienne, ‘‘la béatitude des personnages est rendue par leurs gestes mous, ondoyants comme des lianes aquatiques. On a l’impression que, dans les veines des êtres mythiques, c’est de la sève végétale, non du sang, qui coule’’. Malgré le postulat épistémologique régnant dans la biologie-inventaire d’aujourd’hui, la vie ne s’insère pas nécessairement dans un contexte animaliste […] C’est dans la crise que se produit l’invention d’une forme comme lieu de rencontre d’un organisme et d’un milieu, dans une phase de turbulence. La nature vivante est un complexe de turbulences perpétuellement réordonnées… Aujourd’hui, ce rythme nous échappe. Il est voilé, refoulé. »Maldiney, « Nature et cité », dans Ville contre-nature, op.cit., p.15-16

Corythmes entre physis (Nature) et teknè (technique-artifice) : régénérations en jeu

Bien que le temps de la nature et le temps de la teknè ne soient pas les mêmes, le principe commun à ces deux modes de production que sont la nature et la teknè (dont la racine indo-européenne « tik » signifie engendrer) est celui de la génération. Mais de quels engendrements s’agit-il ? Quels cycles et recyclages sont en jeu ? Il y a, explique Aristote, dans la Nature, une puissance première. Mais il y a aussi un devenir autre de ce qui est par nature. C’est la loi du devenir (metabole)Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la Physique » (traduction en français du texte allemand : « La physique d’Aristote »), « Qu’est-ce que la technique » [1953], Essais et conférences, Gallimard, 1958. Désormais, il apparaît souvent que les milieux artificiels se sont substitués ou sont devenus concurrents des milieux naturels. C’est que dans l’artificiel, qui veut dire « fait par l’art » (arte facere), désignant habileté, savoir-faire, ruses, il y a la possibilité d’une démesure, d’une violence, d’un viol, d’une volonté prométhéenne qui vole quelque chose aux dieux, mais aussi la possibilité d’imaginer, d’inventer des dispositifs symbiotiques en corythmes.

Métamorphoses résilientes des établissements humains

L’interrogation actuelle sur les capacités résilientes et régénératrices des milieux urbains est particulièrement significative des chantiers cruciaux de reconfiguration des territoires et des déplacements qui s’effectuent par rapport aux façons d’envisager l’alliance de l’homme à la nature en ses différentes formes. Le terme de résilience appartient tout à la fois aux domaines de l’écologie environnementale et de l’écologie humaine, puisqu’il définit la capacité d’un milieu ou d’une personne à se métamorphoser afin de dépasser les traumatismes ou les chocs. Les dévastations des écosystèmes et la prise de conscience de la finitude de la planète Terre, de sa vulnérabilité comme de celle des hommesCf. préface de Jean-Luc Nancy, dans l’ouvrage de Benoît Goetz, La Dislocation, Paris, éditions de la Passion, 2001, conduisent à s’interroger sur les rapports soutenables à établir entre nature, technè et société. Le défi consiste dès à présent à imaginer d’autres possibles par des résiliences naturo-culturelles, comme par exemple reconstituer la côte méditerranéenne par d’autres modes d’occupation de la terre. Et ce notamment en ménageant entre terre et mer des corridors biologiques, dont l’urbanisation n’a laissé que des portions congrues, en préservant les terres cultivables ainsi que les réserves d’eau, mais aussi en inversant le mouvement de privatisation du rivage méditerranéen. Si être moderne, avec la Charte d’Athènes, c’était privilégier la « tabula rasa » et s’affranchir du milieu, il s’agit désormais de comprendre et d’imaginer d’autres possibles à partir des résistances et des ressources des milieux, de leurs potentialités et des intensités de vie. Des alliances de différents types visant à révéler, ménager, revivifier, sont engagées, et ce en prenant en compte les éléments géographiques, tectoniques, climatiques, atmosphériques, biologiques, techniques et culturels. C’est ainsi que s’imaginent dans la fabrique des milieux habités des densités raisonnées préservant des espaces non bâtis de forêt, de campagne, de jardins et de parcs, mais aussi de nature sauvage, la création d’atmosphères vivables, et une culture des sols veillant à leur fertilitéCf. texte Frédéric Bonnet, « Architecture des milieux », in Le Portique n°25, 2010.

Ce sont à ces nouvelles manières de penser et de faire que nous sommes désormais requis. Renaturer l’architecture et la ville, c’est recycler, dépolluer, régénérer, hériter, économiser, diversifier, prendre soin, inventer mais aussi créer et recréer. Car les corythmes entre humain et non humain, entre urbain et agriculture, entre diversités naturelles et culturelles, bref entre natures et cultures, constituent la matière du coexister, de l’habitable et de l’art, qui est une façon de s’envisager au monde et de le configurer. Henri Maldiney explique : « Quand je parle d’un animal, c’est simple ; sa nature, c’est sa vie. Et la nature son lieu vital. Pour l’homme non. Entre le biologique et l’historique, ou plutôt en deçà et au-delà des deux, l’homme surgit en existant… L’entrée en présence de l’art et de l’homme dans l’art fait que l’homme se reconnaît au moment où, réellement en présence de l’œuvre, il outrepasse sa dimension biologique sans pour autant s’aliéner historiquement. »H. Maldiney, Ville contre-nature, op.cit., p.28

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