Stratégies architecturales & mondialisation

  • Publié le 11 janvier 2017
  • Christophe Le Gac

Les avant-gardes tendent
 à disparaître à mesure de 
leur impact sur la production architecturale. Devenues de 
plus en plus visibles, des 
forces d’attraction mutuelles entre Economie (Marketing), Création (Art Contemporain) et Architecture font émerger une esthétique particulière, tant sur le plan de la construction que celui des postures adoptées. Les architectes explorent aujourd’hui des territoires peu connus, où l’esthétique se réalise dans une stratégie d’action. Les notions de « société-monde », d’élasticité du monde, de « capitalisme cognitif » en appellent à 
l’idée de guerre économique. Face à cet état des lieux, les acteurs de l’architecture ont la responsabilité d’imaginer des stratagèmes dans l’optique de garder leur singularité.

Christophe 
Le Gac
 est architecte, critique d’art, d’architecture et de cinéma, et curateur. Il enseigne à l’École Supérieure des Beaux-Arts TALM (Tours-Angers-Le Mans).

« Le pire n’est jamais sûr. Le meilleur, jamais consenti. C’est une bonne raison pour agir !  »
André Comte-Sponville

« Oser être soi-même, assumer le degré de puissance qui nous habite, dire oui aux forces qui sont en nous, se créer liberté, consentir à la force du destin, aimer la nécessité, vivre et danser, vivre et jubiler. « 
Michel Onfray (d’après F. W. Nietzsche)

La mondialisation, accompagnée de notions comme « société-monde », élasticité du monde et « capitalisme cognitif » évoquant l’idée d’une guerre économique, est rarement pensée au regard de la création architecturale. or, face à ce phénomène, les acteurs de l’architecture ont la responsabilité d’imaginer des stratagèmes pour garder leur singularité. Que se trame-t-il derrière cette omniprésente mondialisation ? est-il possible d’en tirer une énergie positive et des concepts opérationnels dans l’architecture ? le détournement d’ « armes » comme « l’intelligence économique » et « la destruction créative » dans la sphère architecturale est à envisager de manière pragmatique et symbolique. À l’image du cinéma indépendant, l’architecture d’auteur est à valoriser autant par ses producteurs que par ses créateurs. Voyons dans le détail ce qu’il en est.

Le terrain : faiblesses et forces

2008 : Nous voilà de plain-pied dans le XXIe siècle. Certains historiens remontent à la chute du mur de Berlin en 1989 pour signifier l’avènement de ce nouveau millénaire, d’autres à l’apparition du web en 1992. Le plus grand nombre s’accorde 
à penser que les événements du 11 septembre 2001 signent le départ d’un monde devenu globalement médiatique, liquide, post-industriel, plat, hypermoderne, rétréci pour le meilleur ou pour le pire selon les points de vue. La civilisation contemporaine est entrée dans une phase d’hyper complexité où il est difficile de s’y retrouver si des efforts de lecture, de distanciation
 et d’analyse ne sont pas consentis avant toute action. Le monde bi-polaire (Ouest/Est) a fait place à des espaces de plus
 en plus normalisés et à une « société-monde » régie par un ensemble de systèmes « hors-sol ». dans leur ouvrage, le monde, espaces et systèmes, marie-françoise durand, Jacques Lévy et Denis RetailléLe Monde, espaces et systèmes, collection amphithéâtre FNSP, éditions Dalloz, Paris, 2006 (première édition 1993). démontrent l’importance de mettre en place une grille de lecture pour agir sur l’époque contemporaine.

les relations entre les humains s’établiraient selon quatre modes : la séparation (un ensemble de mondes), la domination (des états sur d’autres états), la transaction (le pouvoir des échanges marchands) et la communication (une scène politique, économique, culturelle, etc., mondiale). L’intégration des trois premières dans cette quatrième constitue alors le concept de « société-monde » et toute la difficulté de cette nouvelle configuration réside de fait dans le conflit sous-jacent entre les territoires réels (occupation des sols, du foncier) et les réseaux diffus, devenus numériques et déterritorialisés.

IAC Headquarters, New York, 2007 © Frank Gehry

L’autre phénomène à prendre en compte est l’élasticité du monde. la multi polarisation se fait et se défait au rythme des déplacements des centres d’intérêts, des capitaux, des personnes. L’occident n’est plus le seul centre du monde : la périphérie est aussi un centre et le centre se fait périphérie. La mondialisation engendre un nouveau redéploiement géographique et spatial où les régions ont leur rôle à jouer et où pousseront comme des champignons des leisure-affair-city (lac) – villes-parcs urbains dédiés. Le binôme public/privé s’en trouve bousculé. L’espace marchand devient un immense filet en remplacement du marché international traditionnel.

Les grandes, moyennes et petites firmes (unipersonnelles) privées agissent, tout en le créant, sur un marché de réseaux. Le plus difficile étant de rejoindre ou de créer l’un de ces réseaux. À la vieille règle verticale du taylorisme – identification, rapidité, répétition – a succédé celle de l’ohnismeLe terme 
d’ « Ohnisme » est parfois remplacé par « Toyotisme ». Il vient de Monsieur Taiichi Ohno, ingénieur chez Toyota. , plus horizontale, fonctionnant en flux tendus (la commande engendre la fabrication) et en réseau. Bien qu’il soit l’héritière du fordisme (la rationalisation du travail au service de son efficacité), l’ohnisme est surtout en phase avec le
« capitalisme cognitif » actuel où chaque individu possède une autonomie toute relative. chaque individu, envisagé comme un lien hypertexte, devient un support de création de connaissances et d’informations au service de l’entreprise-réseau.

Tout est interchangeable, liquide. Selon Zygmunt BaumanLa Vie liquide, collection « Les Incorrects », éditions Le Rouergue/ Jacqueline Chambon, Rodez, 2006., les hommes sont sans liens permanents. leurs échanges sont élastiques, extrêmement fragiles et en constante évolution, selon les besoins et les circonstances. « la “vie liquide” est celle que l’on a tendance à vivre dans une société moderne liquide. une “société liquide” est celle où les conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se figer en habitudes et en routines. La liquidité de la vie et celle de la société se nourrissent et se renforcent l’une l’autre. La vie liquide, tout comme la société moderne liquide ne peut conserver sa forme ni rester sur la bonne trajectoire longtemps. », écrit Bauman, pointant ainsi la difficulté à suivre une mondialisation devenue express, instantanée, agissant aux rythmes endiablés de la techno, du numérique et échappant
 à toute tentative d’apprivoisement. Thomas L. FriedmanLa Terre est plate – Une brève histoire du XXIe siècle, éditions Saint-Simon, Paris, 2006 (2005). y voit une chance historique pour l’individu. il divise en trois temps l’évolution de la mondialisation :

— 1492 : découverte de l’Amérique et invention des états ;

— début XiXe siècle : importance des multinationales à l’ère de la révolution industrielle ;

— fin XXe siècle : l’utilisateur aguerri de la plate-forme technologique peut « devenir l’auteur de son propre travail ».

Ce dispositif de conception-réalisation-diffusion met aujourd’hui l’individu au centre névralgique d’un moteur liant politique, économie et innovation. Friedman clame : « tout ce qui peut être fait sera fait ». Le message est clair. Il croit à un déterminisme politique, économique et inventif où les états et les entreprises, qui ont plus de souvenirs que de rêves, sont condamnés au déclin. Le rétrécissement de la planète profite à la créativité individuelle afin d’emmener la production humaine dans le bon ou le mauvais sens. car il s’agit bien de cela. Que vous viviez au fin fond de l’Anjou, sur l’Hudson river ou à Pékin, que vous soyez trader, créateur ou simple acteur de la société civile, la globalisation technico-économique et la mondialisation politico-culturelle vous touche, comme nous tous. Le monde qui se dessine sous nos yeux est à la fois générique et spécifique, universel et identitaire. le temps s’y accélère et l’espace devient un ensemble d’archipels.

Les interactions entre économie et communication bouleversent tous les rapports humains et la manière de concevoir les relations sociales. l’économie de l’information et de la communication, appelée aussi économie numérique, impose aux limites physiques (territoires), aux états, aux entreprises et aux individus d’être continuellement aux aguets. chacun rivalise avec chacun. certains n’ont pas peur d’appeler cela la guerre économiqueSurfer sur le site infoguerre.com est à cet égard éclairant.. « C’est que le monde n’est pas là pour nous faire plaisir. C’est pourquoi nous pouvons – et devons – le transformer. Encore faut-il d’abord le penser comme il est sans se raconter d’histoires. le réel n’a guère coutume d’être satisfaisant. Pourquoi une pensée vraie le serait-elle ?L’Intelligence économique : 
une nouvelle culture pour un nouveau monde, éditions Presses Universitaires
 de France, Paris, 2006.»

Après la description du champ de bataille, des forces et faiblesses en présence, la raison nous guide à élaborer une (ou des) stratégie(s) dans l’optique d’obtenir des résultats. Quelles sont ces raisons ? Pêle-mêle. Le monde se transforme à toute vitesse. Les repères se déplacent. Il s’en invente de nouveaux tous les jours. La « société-monde » est plongée dans une guerre économique où l’information et la communication sont les deux grands corps d’une armée prête à tout renverser pour ceux qui les possèdent. Les cycles de ruptures (technologiques, économiques, sociaux…) se raccourcissent. L’attention aux changements est extrême. Par conséquent, l’indépendance dans cette atmosphère particulière est primordiale. Le combat est permanent pour préserver cette dernière, garante d’une écriture singulière. Et les stratégies, potentiellement là.

Les stratégies

L’architecture, l’art d’édifier des bâtiments est aujourd’hui à un moment clé de son évolution. Art de l’espace au service cumulé du corps, de l’esprit et des yeux, sa monumentalité, sa matérialité et, en premier lieu, sa légitimité sont malmenées. L’ensemble des créateurs d’architecture s’avère peu préparé à ces événements conjoncturels, que ce soit par l’enseignement donné dans les écoles d’architecture ou par les instances professionnelles.

Benisch & Partners  © avant "Benisch & Partners"

Pourtant, qui peut ignorer la guerre de
l’information ? Elle agit intrinsèquement sur la commande architecturale. d’un côté, des commanditaires aguerris à la publicité, au lobbying, au marketing et à l’internet, utilisent de plus en plus l’architecture comme vecteur de leur identité visuelle. De l’autre, un certain nombre d’agences détournent les concepts, les caractéristiques et les atouts des technologies de l’information et de la communication dans une recherche expérimentale à la pointe de la radicalité. À l’inverse de la création architecturale, le monde de la construction a déjà assimilé cet état des choses. L’industrie du bâtiment a su faire face à l’économie dématérialisée par anticipation. Paradoxe puisqu’elle inonde le monde de béton, d’acier,
de bois et de matériaux composites en tout genre
dans des millions de bâtiments qui couvrent notre planète.

À ce stade, le concept d’intelligence économique est opérationnel dans n’importe quel domaine. l’architecture en a certainement encore
plus besoin. Quelques agences l’ont bien compris. Être là où cela s’agite est devenu un préalable à toute innovation architecturale. Cela ne signifie
pas forcément une présence physique mais d’être en mesure de détenir des informations inédites et de comprendre les incertitudes liées au contexte de tout projet architectural. les agences d’architecture doivent s’organiser en micro-pôles de compétitivité où chacun doit pouvoir échanger et partager
un maximum d’informations, de connaissances, d’expériences et de savoir-faire afin de constituer une sous-couche commune dont la finalité est de
créer une œuvre riche d’innovations techniques, plastiques et intellectuelles. en quelque sorte,
être à l’image d’Eric Delbecque6, un « veilleur de l’avant » comme le qualifie Rémy Pautrat, président de l’institut d’études et de recherche pour la Sécurité des entreprises (IERSE).

Dans son ouvrage sur « l’intelligence économique » comme nouvelle culture pour un nouveau monde, Éric Delbecque analyse la mutation conflictuelle endogène du capitalisme et l’émergence de la société de l’information. Comment trouver les sources de l’information, comment les hiérarchiser et les mettre en valeur ? Il démontre leur influence sur la régulation des aménagements territoriaux étatiques face aux implantations des entreprises privées, guidées par la guerre économique qu’elles se livrent et qu’elles mènent avec ou face aux collectivités territoriales. L’intelligence économique : voilà une arme massive à appréhender, comprendre et à faire sienne pour les agences d’architecture et d’urbanisme, sans complexe et avec imagination. En effet, l’architecte a quelque chose de plus que tous les stratèges du monde de l’économie et des personnes protégeant les états : il possède une faculté de projection et son talent artistique.

Il est justement temps maintenant d’aborder la deuxième grande arme de dissuasion :
la « destruction créative » théorisée
par l’économiste Joseph A. SchumpeterCapitalisme, socialisme et démocratie, Payot, Paris, 1990 (1942)., reprenant Nietzsche. Exposons-là avant de la détourner dans le champ architectural. Schumpeter écrit : « L’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous les éléments créés par l’initiative capitaliste. […] l’ouverture de nouveaux marchés […] qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de destruction créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme. » cette analyse de l’essence même du capitalisme productiviste se voit démultipliée à l’ère de sa version cognitive.

Le cycle de vie d’une nouveauté se raccourcit et les entreprises sont condamnées à innover, non seulement dans la vente de leurs produits et services, mais également en interne dans leurs organisations, leurs managements et leurs images de marque, interne et externe. C’est un mal pour un bien. Quelle civilisation peut regretter une course au nom de l’innovation ? La spécificité y gagnera sur le moyen terme. Une fois que la planète, dans sa globalité, aura atteint sa capacité optimale d’innovation, elle s’en trouvera plus réjouissante. Mais il ne faut pas jouer les naïfs. Il est évident qu’à chaque « destruction créative », il y a des morts. Des secteurs entiers d’activités disparaissent pendant que de nouveaux apparaissent. Les conséquences sociales sont connues et souvent désastreuses si elles ne sont pas anticipées et si aucune concertation n’a été organisée. Mais si l’on transpose ce phénomène dans l’architecture, il ne faut pas voir d’un mauvais œil la destruction/création de tous les nouveaux courants architectoniques. Habituée à s’accrocher à des valeurs nostalgiques, l’architecture est un monde plus conservateur qu’il n’y paraît. les gardiens du temple sont légion. Ils s’arrangent pour être de vrais remparts à l’expérimentation et prônent un conservatisme idéologique et formel. Ces deux notions purement économiques, l’intelligence économique et la destruction créative, sont interprétables dans le champ de l’architecture.

"On the Edges of Paradise", 2005, © Laurence Bonvin

À la fois moment d’exploration et de pratique, l’architecte a la faculté de les adopter à la lettre (comme des armes de combat) ou de les utiliser comme des métaphores conceptuelles. Incarnation d’un monde contemporain en mutation constante et d’une complexité à toute épreuve, l’intelligence économique et la destruction créative sont à disposition. L’architecte a la possibilité de les traduire spatialement dans ses architectures. Les formes, les espaces, leurs interpénétrations et leurs images ainsi créées produiront des architectures dans et hors de leur temps. reste la question des limites, le monde civilisé ayant des bornes à ne pas dépasser. le philosophe français André Comte-SponvilleAndré Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ? Sur quelques ridicules et tyrannies de notre temps, Albin Michel, Paris, 2004,
Le livre de poche, Paris, 2006. nomme ces bornes des ordres. Il en désigne quatre qui régissent le monde : l’ordre techno-scientifique, l’ordre juridico-politique, l’ordre de la morale et l’ordre éthique, sur lequel nous reviendrons. Un cinquième est à ajouter en lieu et place de la religion. C’est le plus important : l’ordre de l’esthétique. Cet ensemble interagit et fixe les caractéristiques, les atouts et les limites de la « société-monde » ainsi que les marges de manœuvre des créateurs. Primordial est l’ordre éthique, et comment l’appliquer à l’architecture, en mettant la morale au placard. Nous pouvons dire à la suite de Comte-Sponville, sur une idée de Spinoza, que la morale est trop liée à la tristesse, et pour suivre Michel Onfray, qu’elle est beaucoup trop marquée par le poids des religions. Elle impose des devoirs.

Il est préférable de développer un projet d’ordre éthique. Basé sur le désir et la mise en place de règles de conduite, ce programme amène tout à chacun à diriger sa vie et son œuvre pour une cause somme toute magnifique : la recherche du désir pour obtenir plus de plaisir dans ses actions. Pour l’architecte, il s’agit du désir de créer, du désir de traduire spatialement les envies des clients dans des formes adéquates, capables de transfigurer la simple réponse matérialiste, protectionniste ou volontariste. Son travail entraîne chaque visiteur/utilisateur (client) au-delà de ses simples besoins de survie, dans la sphère de son accomplissement, et ce, selon ses pulsions présentes et futures. Les contraintes techniques, économiques, juridiques et politiques sont importantes mais ne doivent servir que l’éthique du projet et son esthétique. Fil conducteur de toute démarche architecturale, elles engendrent des valeurs symboliques et représentent la plus-value artistique. Elles expriment à merveille l’article 1 de la loi française sur l’architecture du 3 janvier 1977 : « l’architecture est une expression de la culture. » Comte-Sponville en appelle ensuite à la responsabilité. « La responsabilité relève d’une logique de la décision. » L’architecte doit assumer le pouvoir qui est le sien.

Armé comme il se doit, l’architecte explore, par l’action, ces deux grandes notions que sont l’éthique et l’esthétique. Elles autorisent cet artiste du volume, de l’espace et de la lumière, à aller bien au-delà des poncifs ancestraux de l’architecture. Ainsi, devient-il un combattant aguerri au sport de combat qui l’oppose à la médiocrité et dont il sort vainqueur à coup sûr. Alors l’excellence sera au pouvoir et l’esthétique une arme efficace. Cette situation optimum, souhaitable pour tout créateur et pour tout commanditaire, ne s’applique, hélas, qu’à une petite partie d’élus. Il n’est pas si simple de trouver un couple maître d’ouvrage/maître d’œuvre capable d’élaborer ensemble une architecture créatrice de plus-values.

Façade indéterminée pour Best, Houston, Texas, 1974 © SITE

Les résultats

Quelques projets peuvent servir d’exemples aux acteurs du monde de l’architecture. La finesse de leur conception, leur impact sur le quotidien local et global de tout individu est un excellent indicateur sur ce que l’avenir nous présage de mieux. Le premier projet est une rencontre particulière autour de ce qui potentiellement fait art dans l’architecture commerciale des années soixante-dix. La rencontre se fit entre les collectionneurs d’art et fondateurs des magasins discounter américains Best Products co, inc (Sydney et Frances Lewis) et les architectes de l’agence Site (James Wines). Des relations prolifiques se nouèrent pendant plus d’une dizaine d’années, de 1971 à 1984. Reproduits dans tous les ouvrages de référence sur l’architecture du XXe siècle, les façades des magasins Best sont le résultat d’une esthétique de la commande basée sur la trilogie des 3a : art-argent-architecture. En pleine période post-moderne maniérée, Site érige plusieurs magasins renversant totalement les schémas classiques de l’architecture commerciale. À l’image rutilante des magasins habituels, l’agence dessine des magasins organiques. Une manière de démontrer à quel point le monde est complexe et l’action d’acheter plus empirique qu’il n’y paraît.

« The architect will be concerned with dressing the future, speculating, anticipating coming events and holding up a mirror to the world » est le slogan de UN Studio. Cette agence néerlandaise vient de livrer à Stuttgart le musée Mercedes-Benz pour le groupe Daimler Chrysler Immobilien. Ce dernier avait organisé un concours ouvert aux jeunes agences d’architecture du monde entier. La pertinence de UN Studio à l’égard des contextes économique, politique, scientifique, technologique et social leur a valu d’être retenu. le bâtiment est un jeu subtil entre voir, ne pas voir, être vu et sur l’interpénétration des circulations et des fonctions de ce musée à la gloire de la firme allemande.

Le résultat est convaincant : les médias (la presse aussi bien spécialisée que généraliste) se sont emparés du projet et ne tarissent pas d’éloge ; la fréquentation du musée est excellente et les utilisateurs ont adopté le bâtiment. Au déconstructivisme des années soixante-dix qui bouscule les formes architecturales, la nouvelle scène hollandaise, plus conceptuelle, détourne l’esthétique et la signification des diagrammes habituellement réservés aux statistiques des marchés financiers et les utilise comme éléments constitutifs et plastiques dans leurs projets. La « Haute Qualité Architecturale » remplit sa mission symbolique et politique sans oublier ce qui l’a fait évoluer : sa radicalité conceptuelle, fonctionnelle, spatiale et formelle.

Guggenheim Museum, Bilbao, 1997 © Frank Gehry

Entre ces deux exemples, impossible de faire l’impasse sur le bâtiment du siècle dernier : le musée Guggenheim de Bilbao ! Ce projet est le parfait exemple d’une initiative privée, prescrite par des besoins publics urgents, relayée par le choix d’une star de l’architecture mondiale – Frank O. Gehry – donnant lieu à une œuvre architecturale exceptionnelle, faisant des émules dans toutes les régions du monde. Le Guggenheim Bilbao est ce chef-d’œuvre qui a sauvé le destin d’une ville moribonde, en proie à un déclin inéluctable. Icône de l’architecture ultra-contemporaine, c’est une véritable réussite. Lorsqu’une volonté politique (Ville de Bilbao) croise sur son chemin une volonté économique (Guggenheim), elles accouchent d’une volonté esthétique (l’architecture) au service d’une volonté éthique (conduire un territoire sinistré dans sa requalification). Il n’y a aucune honte à ce que l’architecte soit un support médiatique et l’architecture une publicité. Encore plus si c’est dans le cadre de l’intérêt général !

À n’en pas douter, ces différentes expériences de relations prolifiques entre la commande et l’architecture ne pourront engendrer à moyen terme que de la singularité. Ne serait-ce que par un effet « domino ». Chacun voudra sa « Haute Qualité Architecturale » et peu importe le budget ! L’architecture s’est s’adaptée au contexte. La critique du star-system, souvent entendue à l’encontre de ce genre de projet, ne tient pas. Au contraire, si l’exigence demeure l’objectif principal, le recours aux stars, dans un premier temps, est logique. Tels des labels, les Koolhaas, Herzog & de Meuron, nouvel, Hadid, Foster, Rogers, Piano, Gehry, Meier… jouissent d’une aura sur les décideurs capitalistes et les plus importantes administrations.

OMA / Rem Koolhass, siège CCTV, Pékin, 2007 © OMA

Répartition des forces en présence : le monde de l’architecture est divisé en trois cercles. Le premier est constitué des architectes expérimentaux et radicaux. Ils sont les artistes de la profession et créent les chefs-d’œuvre qui resteront dans la grande histoire de l’art. Le second est composé des suiveurs. Ils font du « working shop », mettent en application les recherches des premiers et construisent le plus. Le troisième est formé des autres, les architectes de l’ordinaire qui font ce qu’ils peuvent avec les moyens du bord. Parmi eux et aux vues de ce qu’ils édifient, une grande majorité ne possède, a priori, que le titre d’architecte ! Du côté des commanditaires, deux camps distincts : les producteurs d’architecture d’auteur et les autres (hélas le plus gros de la troupe !) qui ne voient aucun intérêt à produire de l’architecture et se contentent de constructions.

Quoiqu’il advienne, il y a un besoin pressant d’exploration. Exploration des différents modes de la mondialisation, exploration des relations entre client, architecte et entreprise, exploration conceptuelle, formelle et symbolique du projet.

L’exploration réciproque, par les architectes et les producteurs (clients), de leur monde respectif voit leur collaboration se renforcer. L’architecture en est sortie grandie. L’idée se rapproche de celle du cinéma indépendant. Dans cette industrie dominée par Hollywood, le cinéma d’auteur perce grâce à l’envie de quelques producteurs. Dans les années soixante- dix, des « jeunes loups de la génération “sex, drugs and rock’n roll” »Peter biskind, Le Nouvel Hollywood, Coppola, Lucas, Scorsese, Spielberg. La révolution d’une génération, collection « Documents »,
Le Cherche Midi, Paris, 2006 (2002). nommés Altman, Coppola, Scorsese, Lucas, Spielberg, de Palma, créèrent un cinéma inventif, contre l’establishment, et trouvèrent des producteurs audacieux, après avoir leurs propres producteurs, jusqu’à devenir ensuite les repères dominants de la scène cinématographique mondiale. La différence avec le modèle précédent réside dans la refonte globale du processus de création d’un film. La notion de cinéaste-auteur a retrouvé ses lettres de noblesse. Toute la chaîne cinématographique – production, écriture, mise en scène, acteurs, promotion – était repensée au service du message et de l’aspect formel et visuel du film. M.AS.H., le Parrain, Taxi Driver, THX 1138, Duel, Carrie en furent quelques célèbres chefs-d’œuvre. Après l’essoufflement dans les années quatre-vingt de ce nouvel esprit de liberté créatif/productif, un nouveau courant a vu le jour au début des années quatre-vingt-dix, toujours plus ou moins en place aujourd’hui. Autour du festival de Sundance, fondé par l’acteur Robert Redford et la controversée maison de production Miramax tenue par deux frères autoritaires – les Weinstein –, le label « cinéma indépendant » est né.

Quentin Tarantino, Steven Soderbergh, Darren Aronofsky en sont les cinéastes les plus célèbres. Moins connues mais toutes aussi efficaces, citons les exemples de maisons de production européennes telles qu’Anna Sanders (Charles de Meaux), Gemini Films (Paulo Branco). Chacune à sa manière a su être le maître d’ouvrage de films marquants, artistiquement à l’avant-garde du cinéma et rentables à moyen terme. Cette visite du côté du cinéma indique combien une industrie peut s’abandonner aux risques de la liberté. Les échanges entre producteurs de cinéma d’auteur et auteurs de films (producteur exécutif, scénariste, réalisateur) ont instauré une marque de singularité par rapport au tout-venant hollywoodien. Des événements installés dans des lieux symboliques ont été fondés afin de marquer de telles créations à hautes valeurs artistiques ajoutées. Les rencontres entre cinéaste auteur et producteur se font par l’intermédiaire de festivals-marchés tels que cannes, Venise, Berlin mais aussi Sundance aux USA. Il faut absolument que des manifestations comme la Biennale d’architecture de Venise, Archilab et tous les rares espaces de diffusion de l’architecture intègrent les nouvelles données de la mondialisation en en utilisant forces et faiblesses. Ces manifestations culturelles ont l’obligation de devenir plus franchement des marchés.

Sharp Design Center, Toronto © Sharp Design Center, Toronto

À l’inverse, le MiPim (marché international des Professionnels de l’immobilier) doit s’ouvrir davantage sur la dimension esthétique de l’architecture « corporate ». Faire en sorte de créer un club où producteurs d’architecture d’auteur et architectes-auteurs se rencontrent : une sorte de Davos de l’architecture d’auteurs avec la construction et pour l’architecture.

L’architecture demeure de la construction mais avec des dimensions artistiques et symboliques qui font sens. L’esthétique de la commande se joue dans les rapports entre les « plus orientés business » (promoteurs) et « les plus artistes » (architectes), avec comme lien-tampon, les autorités régulatrices (les organismes étatiques, les collectivités territoriales…) prescriptives de programmes-créations HQA. La séduction passe par le plaisir que peut avoir chaque acteur tout au long du processus d’avènement d’un projet architectural.

« Le sentiment de plaisir fondé sur les rapports humains font en général l’homme meilleur ; la joie commune, le plaisir pris ensemble sont accrus ; ils donnent à l’individu de la sécurité, le rendent de meilleure humeur, dissolvent la méfiance et l’envie ; car on se sent mieux soi-même et l’on voit les autres se sentir mieux pareillementCité par Michel Onfray in La Sagesse tragique – Du bon usage de Nietzsche,
biblio essais,
Le livre de poche, Paris, 2006..», conclue nietzsche. Et si c’était vrai !

Cet article a été publié dans Stream 01 en 2008.

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