Complexité et adaptation dans les écosystèmes

  • Publié le 19 avril 2017
  • Alisa Andrasek
  • 13 minutes

La recherche architecturale contemporaine est largement fascinée par le vivant, mais dans une approche où les récents développements de la technologie permettent de dépasser la seule métaphore organique. Alisa Andrasek nous explique ainsi le lien entre la biologie et son travail architectural par son intérêt pour la distribution de l’information dans les processus naturels, complexité qu’elle tente d’approcher par le big data. Son travail de design computationnel est marqué par une convergence entre information et matériaux, dans une synthèse de plus en plus complexe et ouverte qui lui permet de dépasser la production de formes pour aborder les processus dynamiques de la matière elle-même.

Alisa Andrasek est architecte, directrice et fondatrice de l’agence Biothing. Elle enseigne à l’AA School of Architecture de Londres.

Stream : Au vu des grandes mutations de notre temps, nous voulions tout d’abord vous demander si vous avez le sentiment que nous vivons une période de véritable rupture anthropologique?

Alisa Andrasek : L’idée d’une rupture anthropologique est une problématique philosophique particulièrement vaste et je pense que l’on en trouve les symptômes un peu partout. Les notions de singularité et de similarité sont en cours d’émergence et je cherche à trouver des moyens pour mettre en avant cette question dans mon travail.

J’ai organisé une série de colloques en Croatie au cours desquels nous invitions différents penseurs du domaine de l’architecture et au-delà à s’interroger sur la question du «naturel», étant donné que cet ancien modèle, celui d’une nature à préserver sous une cloche de verre, n’est plus reconnu comme valide. L’idée de savoir si quelque chose est «naturel» ou non est désormais très contestable, étant donné le nombre de choses qui se trouvent à la croisée de ce qu’on appelle le «naturel» et l’«artificiel». Même si vous allez dans la forêt amazonienne, vous trouverez certaines substances que vous ne pourrez pas définir comme tout à fait naturelles, mais que vous ne pourrez pas pour autant retirer de l’air ambiant sans faire mourir les plantes locales qui s’y sont adaptées et sont ainsi devenues des «hybrides» (S. i-ek à ce sujet). Dans le domaine de l’architecture, quelqu’un comme Keller Easterling suit très bien ces écologies/contingences complexes (elle a aussi participé à Proto/e/co/logics 2). Dans mes travaux de recherche académique, je travaille aussi sur cette conception de la nature comme une écologie au sens large, et sur la façon d’aborder le concept d’une nature créée par le designer. Cette conception d’une écologie synthétique relie différentes agentivités, dans une idée plus complexe d’agentivité distribuée et de synthèse ouverte qui apparaît fréquemment dans la pensée actuelle en matière de science et de philosophie.

"Invisibles" © Biothings, Alisa Andrasek
"Arborics" © Biothings, Alisa Andrasek

Agentivité distribuée

Ensuite, il y a l’idée d’une agentivité au sein de la créativité et de la production. Quand je donne des conférences, on me pose très souvent la question suivante, qui, pour moi, est issue d’une peur intuitive de la technologie: certaines personnes qui n’ont pas eu l’occasion d’essayer par elles-mêmes ces nouveaux outils et de ces nouvelles ressources de computation se demandent qui est l’auteur des formes ou des projets, et si nous ne perdons pas tout bonnement le lien de paternité humaine à travers ces outils. Cela nous ramène encore une fois à la question de l’agentivité distribuée, alors qu’en fait, la façon dont nous travaillons avec le calcul de données accélère la réalisation des plans et la prise de décision dans le processus de conception. Quand vous travaillez avec le calcul de données, il y a bien sûr une agentivité distribuée entre vous et les choses sur lesquelles vous travaillez. Mais je prends encore plus de décisions de conception, et que je dois intégrer davantage d’exigences dans mes plans pour réussir à faire face à cette complexité, à cette abstraction tant elle est vaste, loin de l’humain, et tant elle englobe d’échelles différentes. Donc bien qu’il s’agisse d’un processus hybride, mon ressenti est que l’agentivité humaine s’en trouve tout sauf diminuée. D’une certaine façon, elle est même amplifiée et accélérée.

Le pilier computationnel a été à la fois ma principale ressource et ma première préoccupation. En effet, j’ai très tôt décidé qu’au sein du contexte plus général de la convergence entre matière et information, je me focaliserai davantage sur le côté information de l’équation, parce qu’il est le plus malléable, qu’il offre de meilleures opportunités à exploiter, et parce qu’il permet de contourner la lenteur du monde matériel, la lenteur de l’architecture, laquelle est toujours en train d’aller à l’encontre des pensées nouvelles avec ses nombreux protocoles sclérosés. Si nous parvenons à ouvrir une brèche dans cette façon de faire et dans les protocoles de production existants et à venir, nous pourrons peut-être accélérer le rythme d’invention architectural. Et de façon cruciale, nous pourrons ainsi exploiter la computation dans une quête d’esthétique et de performances novatrices. J’appelle cela l’architecture organisée à très haute résolution…

Convergence entre matière et information

StreamVous avez mentionné une convergence entre l’information et la matière. Pouvez-vous brièvement préciser cette notion  ?

Alisa Andrasek : Il y en a beaucoup d’exemples: entre autres, le fait de décoder certains aspects des processus du vivant au moyen du big data, comme dans le cas du travail de Craig Venter en matière de séquençage génomique massif des populations microbiennes des océans. Dans le cas du Large Hadron Collider du CERN, il y a des collisions de particules qui produisent de larges volumes de données à une échelle telle que les êtres humains ne peuvent y accéder que grâce à une grande dose d’abstraction. Ces volumes de données sont collectés et des algorithmes écrits afin de décoder ou de visualiser, en identifiant des modèles. Et c’est ainsi que nous acquérons de nouveaux savoirs. Nous ne sommes plus dans la vision étroite selon laquelle il est nécessaire de voir quelque chose et d’en faire l’expérience sensible pour acquérir de la connaissance à son sujet (Karl Popper). De même, quand on encode les contraintes de production, par exemple concernant les degrés de liberté du mouvement axial de robots, qu’on les fait passer à travers une strate d’algorithmes et qu’on fait travailler un designer dans un environnement aussi dense en informations, on obtient une nouvelle forme d’expression matérielle ainsi que de nouvelles performances que l’on n’aurait pas pu obtenir avant, en travaillant simplement de façon plus déterministe et représentationnelle.

Dans notre travail, nous avons récemment commencé à toucher à de la physique computationnelle à l’échelle micro pour différents matériaux et différentes séquences de production. Cela signifie que nous ne traitons pas seulement de la production de quelques formes, géométries et éléments de physique linéaire, mais que nous pouvons explicitement travailler sur les processus dynamiques de la matière elle-même, et ce jusqu’à un niveau de granularité extrêmement fin, puisque nous pouvons simuler la sédimentation d’une rivière ou encore obtenir les données d’un système et alimenter le processus de conception directement avec ces données. La frontière entre la matière et l’information est donc en train de dériver – c’est une sorte de synthèse complexe et de plus en plusouverte.

Vers des écologies synthétiques

Stream : Ma question concernait la relation avec l’étude de processus naturels de croissance, que vous expliquez comme un processus métaphorique. Il s’agit d’une étude de la façon dont les choses se créent elles-mêmes au sein d’un système complexe. Est-ce que votre intérêt en la matière est motivé par ce qui peut être perçu comme une rupture dans notre relation à la nature? Nous devrions peut-être réussir à construire une relation plus étroite avec la nature, au-delà d’une division entre objets et êtres humains, sur un plan plus hybride.

Alisa Andrasek : Oui, en architecture la relation au monde du vivant et à la nature est souvent traitée de façon plutôt métaphorique. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose, car cette approche peut en effet permettre de trouver des raccourcis utiles pour obtenir certains résultats.

Nous cherchons à définir des moyens de prendre en compte la complexité de façon explicite au sein d’écologies d’environnements bâtis. Et dans cette optique, notre approche a consisté à apprendre de la complexité de la nature, plutôt que d’essayer de l’imiter ou de la dépeindre. Il ne fait ainsi pas vraiment sens de recréer des formes de vie qui existante, puisque précisément elles existent, et qu’elles sont merveilleuses. La question est plutôt de voir ce que nous pouvons apprendre de certains de ces systèmes et de ces principes dans le contexte des problèmes de design, d’architecture ou d’écologies urbaines. Comment mettre alors en pratique certaines de ces logiques, certains de ces processus, certaines de ces philosophies même, puis comment réussir à les transformer même si elles ne concernent qu’un petit aspect de la façon dont les choses sont habituellement menées? Tout cela pourrait générer une révolution globale dans le domaine de la constructibilité et d’autres aspects de l’architecture. Dans un sens, c’est ainsi que j’ai construit mon approche du sujet des écologies synthétiques, plutôt que de m’intéresser au biomimétisme ou à l’apparence des éléments organiques ou de tout autre chose comparable. Les résultats issus de ce processus se caractérisent souvent par des contraintes distribuées de façon plus complexe, les formes obtenues ont donc plus de courbes et l’on dit souvent qu’elles ont l’air «naturelles». Mais ce n’est pas l’objectif premier de mes recherches, même si je suis aussi très intéressée par le fait d’explorer de nouvelles voies esthétiques.

Stream : Il a toujours été très clair pour moi que vous n’étiez pas ancrée dans une logique de biomimétisme mais que vous étiez intéressée par les processus complexes, et que, bien sûr, vous aboutissiez nécessairement sur une forme matérielle. En matière d’architecture, c’est là le défi: nous avons besoin d’aboutir sur cette forme. Et vous, vous partez de celle-ci.

Alisa Andrasek : Oui, mais je ne crois pas que ce soit nécessairement le seul résultat auquel nous aboutissions. En effet, si l’on regarde les modes de production, que je considère parfois comme plus importants encore que la forme, ils sont comme bloqués dans un autre temps. À l’heure actuelle, c’est toujours le mode de production industriel qui prédomine, avec ses nombreux éléments répétitifs modulaires, ses parties qui s’emboîtent, etc., et nous faisons aussi face au monstre gigantesque qu’est le secteur du BTP, totalement figé dans ses habitudes. C’est une grosse machine économique, alors comment faire pour s’y immiscer? Mon idée a toujours été de chercher à révolutionner la constructibilité et la fabrication, c’est-à-dire ce que nous appelons généralement les «modes de production». Ensuite, certains langages, certaines expressions et certaines matérialités novatrices pourront émerger de cela. Il s’agit de redessiner le processus en entier, l’écologie globale de la conception, plutôt qu’un seul objet. C’est pourquoi le fait que nous travaillions avec du code signifie aussi qu’une certaine séquence de code pourrait être développée dans le cadre d’un projet, puis être reprise dans un autre en combinaison avec de nouveaux blocs de code. Je suis très intéressée par le fait de trouver des moyens d’étendre l’utilisation de cette intelligence à d’autres échelles et de ne pas m’arrêter à la création d’objets.

Du micro au macro

Stream : J’ai vu dans l’un de vos projets récents, le plan directeur Fissureport à Taïwan, que vous considériez votre travail comme valide à l’échelle urbaine, pas seulement au niveau de l’objet, mais aussi au niveau du processus de conception et de construction de bâtiments et d’espaces dans leur globalité. Vous exploitez ainsi ces connaissances à l’échelle de l’espace urbain.

Alisa Andrasek : La question de l’échelle est très importante dans mon travail pour beaucoup de raisons différentes, et particulièrement afin de relier de façon explicite différents ordres de grandeur. De la science des matériaux à l’architecture, il s’agit de montrer comment le micro peut affecter le macro. On arrive ainsi à une échelle de grandeur très large, qui est celle des projets d’infrastructure, de planification urbaine ou d’aménagement des paysages. Et bien que je prenne parfois un véritable plaisir à concevoir de petites choses purement esthétiques, comme des bijoux, je pense que c’est sur des projets de très grande échelle que ma contribution pourrait apporter le plus. Cela explique les idées fixes qui caractérisent mon travail académique, et le fait que je travaille surtout sur ce type d’écologies de grande échelle. Pour vous donner un exemple, si je travaille sur le réaménagement d’une portion d’un rivage de rivière, comment puis-je prendre en compte des processus naturels très faibles et subtils, tels que le phénomène de sédimentation fluviale, dans la planification d’un territoire très large, sur plusieurs kilomètres de long? Pour la première fois de l’histoire, en tant que designers, nous avons accès à ce type de synthèse, en grande partie permise par des volumes de calculs fortement accrus, et bien sûr en collaboration avec d’autres disciplines, de telle manière que nous pouvons effectivement travailler sur ces différentes échelles et les relier de façon explicite, et non plus seulement métaphoriquement.

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