Anomalies construites

  • Publié le 28 décembre 2016
  • Julien Prévieux

Nouvelle étape de la réflexion de l’artiste français Julien Prévieux sur le travail et le management à l’ère de la reproductibilité numérique, « Anomalies construites » est une œuvre à la fois fascinante et angoissante. Matérialisant la manière dont les machines continuent à se jouer de nous, cette vidéo nous confronte à la surface des écrans et à la profondeur des changements actuels des modes de création, de production et de valorisation des savoirs.

Julien Prévieux est un artiste français dont les œuvres interrogent le monde du travail, le management, l’économie, la politique et les dispositifs de contrôle.

Clément Dirié  est historien et critique d’art, commissaire d’exposition et éditeur spécialisé en art contemporain.

« Distortions in Modern Management »

(Introduction aux Anomalies construites de Julien Prévieux par Clément Dirié)

Un lent travelling de huit minutes confronte le spectateur à une armada d’écrans, affichant des interfaces de logiciels de simulation, de conception architecturale et de modélisation 3D. Un vaste open space où chacun de nous peut s’imaginer non pas devant l’écran de projection mais derrière l’écran plat, au travail. Nous regardons travailler, en roue libre, ces nouveaux meilleurs amis de l’homme. Au début du récit livré en voix off par le narrateur – rédigé à partir d’entretiens avec des utilisateurs de ces logiciels –, l’ordinateur semble sans hésitation son plus fidèle compagnon, l’instrument de son accomplissement personnel et professionnel. Le narrateur vient d’être élu par ses pairs « super modélisateur ». « Nous sommes, en tout et pour tout, un peu moins de soixante-dix utilisateurs à pouvoir revendiquer ce titre, ce n’est pas rien. ». Sur le champ de bataille du « World Wild Web », les médailles se gagnent à coups de SketchUp – application gratuite de modélisation Google – et de « Captchas ». Mais, bientôt, le programme « management moderne », au visage anonyme, s’enraye, se retournant contre ses usagers. Singeant l’aménagement du territoire réel par la modélisation de monuments célèbres pour Google Earth, le super modélisateur se retrouve au cœur d’un nouveau système d’aménagement du temps de travail, plus proche de l’esclavage que du salariat. Un système où les jeux vidéo simulent désormais de vrais métiers et où le travail s’apparente au loisir. « La machine n’amuse pas l’homme, elle s’amuse de l’homme », confirme l’artiste.

Le travail et le management à l’ère de la reproductibilité numérique est l’un des sujets qu’aborde de manière récurrente Julien Prévieux dans son œuvre, que ce soit par l’ironie, le contre-emploi ou l’analyse critique (le cycle des Lettres de non-motivation, 2000-en cours, La Soufrière, 2004, What Shall We Do Next?, 2007-2011, l’Atelier de dessin, B.A.C. du 14e arrondissement de Paris, 2011Cette œuvre résulte d’un atelier de dessin mis en place par l’artiste avec quatre policiers du commissariat du 14e arrondissement de Paris. L’objectif était d’apprendre à tracer des « diagrammes de Voronoï » à partir de cartes recensant des délits récents. Très utilisés aux États-Unis mais pas encore en France, ces diagrammes sont des outils d’analyse cartographique, réalisés à l’ordinateur et destinés à visualiser les crimes en temps réel pour déployer les patrouilles en conséquence. L’artiste a proposé aux policiers de les dessiner à la main en prenant le temps d’exécuter une par une les différentes étapes de l’algorithme, rendant l’exercice lent et laborieux. Avec cette technique traditionnelle, l’outil d’optimisation est dépossédé de sa fonction première en rendant ses résultats toujours trop tard. Mais ce qu’on perd en efficacité, on le gagne assurément sur d’autres plans : pratique du dessin intensive pendant les week-ends et les jours de congés, exploration approfondie des techniques de division de surfaces en polygones convexes, discussions sur les transformations de la police et l’implantation des nouvelles méthodes de management, et production d’une série de dessins abstraits très réussis.).

Avec Anomalies construites, il met en scène un geek pour qui plaisir et travail ne font qu’un, jusqu’au jour où travail et plaisir ne valent rien. Au fur et à mesure de son récit, il évolue d’une approche euphorique de son activité à une réflexion sur cette forme de servitude contemporaine, assumée, mise en place par les nouvelles technologies de l’information et de la communication devenues nouvelles technologies du travail. Prise de conscience amère :

« Je crois que cette fois on s’est vraiment bien fait avoir. Tout était tellement bien foutu, c’est ça, tellement bien foutu, qu’on ne savait même plus qu’on travaillait quand on travaillait, […] tout émulé qu’on était par nous-mêmes dans un état de bénévolat avancé.»

Anomalies construites apporte une réponse visuelle aux modifications actuelles d’une partie du monde du travail (son lieu d’effectuation, son public, sa matérialisation) où salaire et argent de poche se confondent, épanouissement professionnel et personnel se dissolvent, où micro tâches (taper une suite de caractères pour pouvoir laisser un message sur un forum, rédiger un billet sur un blog, améliorer en tant qu’utilisateur un logiciel ou un jeu) et crowd sourcing dessinent un nouvel état de la relation de l’homme à son outil de travail.

Anomalies construites, Vidéo HD, 7’41, 2011 © Julien Prévieux - Galerie Jousse Entreprise

Voix off de la vidéo – Première partie

(Anomalies construites, Julien Prévieux , 2011 – Vidéo HD, 7’41)

Après le vote du mois de novembre dernier, j’ai rejoint l’équipe des meilleurs géo-modélisateurs du monde. L’attribution par Google du statut de « super-modélisateur » vient de changer de protocole et nous sommes, en tout et pour tout, un peu moins de soixante-dix utilisateurs à pouvoir revendiquer ce titre, ce n’est pas rien. Avant de faire l’apprentissage du logiciel de modélisation d’architecture SketchUp, j’étais aux prises avec une véritable mélancolie, je n’avais fait depuis des années aucun travail sérieux, et la plupart du temps je commençais et terminais mes journées avec un manque absolu d’intérêt pour celles-ci. Plus jeune, j’avais suivi une formation de designer d’intérieur mais j’ai toujours voulu être architecte. Je pense avoir trouvé dans la fabrication de modèles 3D pour Google Earth une manière de me réaliser. Depuis mes premières ébauches, dès que j’ai su pousser et tirer des surfaces et des arêtes dans le logiciel, je n’ai jamais cessé de fabriquer des tables, des chaises, des étagères, des placards, des commodes, des maisons, des ponts, des monuments et des gratte-ciel. Mon premier modèle à avoir passé le processus de sélection de Google est apparu dans Google Earth en 2008. Ce jour-là, j’ai ressenti une véritable excitation et une certaine fierté, sentiments partagés par tous les géo-modélisateurs qui, comme moi, sans pour autant que leurs modèles aient été de qualité équivalente aux miens, ont vu leurs constructions publiées. Mes amis ne comprenaient absolument pas pourquoi j’étais si passionné par ce projet ; certains trouvaient même cette activité étrange ou se moquaient de moi, « le modélisateur modèle » comme il m’appelait, en me demandant quand est-ce que j’arrêterai de jouer avec mes allumettes en 3D. J’ai toujours aimé les constructions en allumettes de toute façon. Mon père avait entamé la réalisation d’une tour Eiffel à échelle 1/20e, qu’il dut abandonner faute de place alors que tous les impatients, jaloux ou porteurs de toute autre intention négative du même ordre, lui avaient prédit un échec certain, faute de temps. Je ne l’ai saisi que plus tard mais, comme lui, j’aime cette impression de mieux comprendre comment s’organisent les monuments, les bâtiments, les villes, pourquoi les choses sont telles qu’elles sont… C’est une vraie solution quand on se sent submergé, une thérapie architecturale en quelque sorte : vous ne construisez pas de forteresse, vous habitez le monde avec le monde lui-même. Et quand il n’y a rien dans SketchUp, il y a ce sol plat très vert, le dégradé de bleu du ciel et les axes x, y et z. Il doit sembler difficile de l’imaginer sans l’avoir expérimenté mais l’environnement de travail du logiciel donne immédiatement l’envie de construire et de faire de son mieux. J’aimerais qu’il y ait plus de géo-modélisateurs à Taïwan, aussi je vais mettre en place une communauté qui sera en mesure de construire Taipei plus rapidement. Bien sûr, j’aime aussi l’idée d’un développement sur le long terme. Je me rappelle cette scène dans Piège de Crystal quand les terroristes allemands s’emparent du Nakatomi Plaza Building de Los Angeles. Ils sont devant des tables couvertes de maquettes de tous les bâtiments que la compagnie va construire dans le monde. Et à un moment, il y a ce personnage joué par Alan Rickman qui se rappelle qu’Alexandre le Grand, à son retour de la vallée de l’Indus, verse des larmes devant l’étendue de son empire. Des larmes de joie parce qu’il a tout, et de tristesse, parce qu’il n’a plus rien à conquérir. Impossible de l’admettre tout à fait mais le chantier est clos. Moi, je ressens quelque chose comme un sentiment d’euphorie, et je profite de n’en être encore qu’au début du commencement.

Voix off de la vidéo – Deuxième partie

Alors là, il s’est passé un truc très bizarre. Je crois que cette fois on s’est vraiment bien fait avoir. Tout était tellement bien foutu, c’est ça, tellement bien foutu, qu’on ne savait même plus qu’on travaillait quand on travaillait. C’était encore mieux qu’avant, bien plus réussi parce qu’on prenait vraiment du plaisir à le faire ou qu’on ne savait même pas qu’on le faisait, tout émulé qu’on était par nous-mêmes dans un état de bénévolat avancé. Je ne sais pas qui était à l’origine de ça, ni d’ailleurs s’il y avait vraiment quelqu’un à l’origine de tout ça ou s’ils s’y étaient mis à plusieurs et qu’on les avait suivis. Toujours est-il que je m’étais mis à travailler gratuitement en pensant jouer ou faire autre chose, passer le temps quoi. J’avais cet ami, Tang, qui était devenu « super-modélisateur » bénévole, il était vraiment très fier de voir ses bâtiments apparaître dans Google Earth. Il passait ses journées à faire de la 3D sans être payé et a envoyé ses modèles sur le serveur. La place Tien an Men, c’est lui, la tour Taipei 101, c’est lui aussi ou encore le Pavillon taïwanais de la dernière exposition universelle. Il n’y avait pas que lui, il y avait aussi Peter qui avait décidé de reconstruire l’Espagne, Zeljko qui avait modélisé tout Belgrade, Enrico qui travaillait sur Florence et les bâtiments de la Renaissance italienne ou encore Tomasz qui avait reconstitué plusieurs villes de Pologne. Bon, c’est pas qu’on était vraiment conscient de pourquoi on faisait les choses avant, ni qu’on consentait vraiment à les faire, mais là sans contrainte, sans qu’on nous force, sans salaire, on s’est mis à travailler vraiment intensément. Vous savez, pour vous mettre au travail sans que vous le sachiez, il y avait des solutions très simples. ReCAPTCHA par exemple : on aidait Google à digitaliser le contenu de livres scannés en retapant une suite de caractères affichés à l’écran. C’était un jeu d’enfant. On l’avait tous fait ou presque, on était plus de 750 millions d’utilisateurs à avoir retranscrit au moins un mot avec ce système. Quand on ouvrait le compte d’une boîte mail, ou qu’on postait un commentaire sur un site, on devait confirmer au programme qu’on était bien un être humain et pas un robot, c’était ça les « captchas ». Certains disaient que c’était comme participer au grand tout de l’intelligence collective, la ruche, les abeilles et la somme des parties… La sagesse globale quoi. Quand j’entendais ce genre d’histoires, d’habitude je me méfiais mais là, rien. Je crois que j’avais déjà intégré tout ça sans avoir besoin des discours, sans même le besoin d’y croire vu que je croyais faire autre chose. Bon, pour ceux qui voulaient quand même être payés, il y avait ce service d’Amazon appelé « Mechanical Turk », le « Turc mécanique », en référence à un automate du xviiie siècle censé savoir jouer aux échecs mais en fait actionné par un humain dissimulé dans la machine. Grâce à ce service, on pouvait accomplir depuis chez soi une tâche contre un peu d’argent. On pouvait avoir à retranscrire quelques minutes d’enregistrement audio, à traduire quelques paragraphes d’un texte, à aimer des livres ou des sites web, ou encore à analyser des images. Ces tâches n’étaient rémunérées que quelques centimes et il n’était pas rare que ça nous prenne une heure pour les réaliser. Ce genre de marchés était devenu la norme, les entreprises utilisaient « Mechanical Turk » pour nous faire travailler à bas prix et des dizaines d’activités pénibles avaient été transformées en jeu pour qu’on travaille sans le savoir. Nous, on allait dans le même sens de toute façon en écrivant des articles pour rien qui profitaient à d’autres ou en distribuant gracieusement des améliorations pour des produits qu’on avait achetés. Là, c’est sûr, il s’était passé un truc très bizarre.

(Cet article a été publié dans Stream 02 en 2012.)

Bibliographie

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Tractatus Economicus - Artisticus. L’art et la manière de Julien Prévieux, aventurier ès économie

Artiste et usager : telle pourrait être la raison sociale de Julien Prévieux dont le travail met en œuvre, sollicite et interroge la complexité de notre monde contemporain, et notamment des systèmes et usages économiques qui le composent. Parce qu’il ne se contente pas de créer des œuvres et des objets ex nihilo mais bien parce qu’il réactive et reprend à son compte des éléments déjà existants et codifiés, il endosse une figure d’usager et met en scène son utilisation du réel. Ici, il est intervenu comme commentateur de cet essai, panorama d’une pratique de plus de dix ans, ayant pour centre de nombreuses notions économiques. Clément Dirié est historien et critique d’art, commissaire d’exposition et éditeur spécialisé en art contemporain.

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