Au-delà de la smart city

  • Publié le 18 novembre 2017
  • Carlos Moreno

Alors que les premières expériences concrètes de smart cities, pour la plupart mort-nées, ont constitué des gouffres financiers, Carlos Moreno, chercheur en systèmes complexes, robotique et Intelligence Artificielle, oppose à cette notion une nouvelle vision de la « ville vivante ». Conscient de l’importance des outils numériques dans la conception et l’évolution du tissu urbain, il critique pourtant la dimension techno-centrée et universaliste de la smart city, qui efface la place du vivant et des interactions, engendrant littéralement des villes mortes. La ville vivante cherche à comprendre l’autre et la façon dont il interagit avec son environnement socio-territorial-urbain. Humaine avant d’être technologique, elle promeut la relation et l’échange pour faire émerger de nouvelles idées et pratiques. C’est un écosystème créatif non dicté par la verticalité de la technologie ou de l’architecture, reposant sur les échanges métaboliques et la réappropriation citoyenne selon des logiques Do It Yourself.

Le technocentrisme, c’est la mort de la ville

De quelle façon vos recherches en informatique et robotique vous ont aidé à appréhender la question urbaine sous un nouveau jour ?

La technologie représente pour moi une façon de comprendre comment les espaces urbains répondent à une fonctionnalité. En travaillant de manière assez pionnière sur les plateformes numériques au service de l’intégration des systèmes hétérogènes, j’ai pu appréhender la capacité digitale à faire émerger de manière horizontale de nouveaux services. Les plateformes numériques sont des outils permettant d’intégrer et de croiser de grands volumes d’informations de nature différente, que l’on vient connecter pour de nouvelles possibilités d’usages. Malgré tout, j’ai vite compris que le technocentrisme représentait la mort de la ville au sens où il y efface la place du vivant et des interactions sociales qui s’y tissent.

4/5 de la population française habite sur 20 % du territoire, et 2 % de la surface de la planète héberge aujourd’hui plus de la moitié de ses habitants. La ville représente donc un enjeu majeur, mais l’objectif premier est surtout que nous nous y sentions bien. Je me suis donc intéressé à la construction urbaine non du seul point de vue des infrastructures et des interactions numériques, mais au travers du prisme de l’humain, de ses besoins et de l’appropriation sociale de l’espace. Dans un monde où l’homme a développé l’ubiquité, l’hyper-collectivité et l’omniprésence, il est indispensable d’établir un dialogue avec la gouvernance de la ville, tout en favorisant une forte implication citoyenne à tout instant, et le tout dans une projection à moyen et à long terme. L’objectif essentiel étant d’apporter de la qualité de vie aux habitants de la ville, de lutter contre les inégalités – très nombreuses dans le milieu urbain – et de développer l’inclusion sociale, dans une ville qui doit être en harmonie avec la nature et respectueuse de ses équilibres.

Manolo Mylonas, Tous les jours dimanche, Montreuil

Plutôt que de parler de smart city, considérant que la ville est par définition « intelligente », vous préférez la notion de « ville vivante », que vous comparez à un organisme. Qu’entendez-vous par là ?

Il ne suffit pas de respirer pour considérer que l’on vit. Ce n’est qu’une capacité métabolique, aussi indispensable qu’elle soit. De la même manière, il ne suffit pas de pouvoir respirer en ville, d’y bénéficier d’énergies propres ou de bâtiments basse consommation, ni même d’évoluer dans un environnement débarrassé de toute nuisance. L’humain prend vie lorsqu’il entre en relation avec la société et que s’installe une capacité créative, une possibilité de co-construction, de co-création. L’échange d’idées constitue la base de l’émergence du vivant en tant qu’être, identifié par un métabolisme biologique mais également par l’émergence d’une pensée créative, porteuse de nouvelles réalisations. C’est la base de l’évolution.

Smart-city : Le piège du modèle unique

Je parle de ville vivante car je suis très opposé à la smart city dans sa dimension techno-centrée, même si je reste pleinement conscient de l’importance de ces outils dans la transformation urbaine. J’en suis venu à me désolidariser des tendances des grands constructeurs de logiciels, qui appliquent un modèle de ville intelligente en copier-coller. Selon cette vision, un centre de contrôle et de monitoring – le plus puissant possible – confère à lui seul son intelligence à la ville. Mais piloter la coordination des feux rouges, parsemer la ville de capteurs et augmenter le silicium au mètre carré ne suffit pas à assurer une qualité de vie. Je fais le constat amer d’une réflexion internationale qui considère la maîtrise de la technologie comme la solution à tous les problèmes, alors même qu’elle peut engendrer des villes mortes. En Corée, les grands projets de villes technologiques comme Songdo – la smart city par excellence –, ont été des gouffres financiers et sont déjà désertés par la population. De plus en plus de quartiers se construisent en ignorant la place de l’humain et l’importance de ses relations aux autres.

L’enjeu essentiel est de trouver une identité culturelle qui permette de se sentir « de quelque part ». Il est fondamental de comprendre la fragilité de la planète dans laquelle nous vivons, et en premier lieu celle de la ville, puisqu’elle représente 75 % de la consommation d’énergie, 80 % des émissions de CO2 et 85 % de la richesse mondiale. Alors que la vie urbaine est littéralement en train de nous asphyxier, elle reste objet de désir et tend à se généraliser encore et toujours. Les pics de pollution sont devenus endémiques, la biodiversité connaît une nouvelle crise d’extinction, les fossés sociaux se creusent, l’accès à l’eau est de plus en plus inégalitaire, la population augmente, et avec elle les besoins en nourriture… Dans un monde qui se fragilise, un rien suffit à déstabiliser une ville, comme l’étude des risques d’une crue centennale à Paris l’a prouvé. Un simple regard sur notre planète de l’est à ouest et du nord au sud est instructif, vu l’étendue des dégâts entre inondations, séismes, crises écologiques, catastrophes. D’où l’importance de prendre en compte la résilience, de réinventer le bien commun et l’approche du vivant. L’homme est au cœur de la problématique urbaine, c’est lui qui détient les clefs de l’amélioration de ses conditions de vie.

Chaque ville est un écosystème créatif

La ville vivante, c’est la capacité à comprendre l’autre et la façon dont il interagit avec son environnement socio-territorial-urbain. Augustin Berque appelle cette relation au milieu l’écoumène, actualisant cette idée de terres anthropisées établie déjà par Eratosthène au IIIe siècle av J.-C. Il cite en ouverture de son livre[1] la phrase de Jean-Marc Besse : « entre moi et moi-même, il y a la Terre ». Le monde est un tout et l’homme, pour reprendre Edgar Morin, a séparé artificiellement des choses naturellement liées. Nous appartenons à un monde complexe, composé d’éléments transverses, d’interrelations, d’interdépendances. La ville vivante n’est autre que la ville qui considère l’ensemble de ces relations pour permettre l’émergence de nouvelles idées, pratiques et réalisations.

La smart city est humaine avant d’être technologique. Une ville comme Medellìn est un exemple formidable de résilience, de réinvention, de créativité low tech. L’implication de la société civile dans l’identification de ses maux et dans l’envie d’apaiser l’une des villes les plus violentes au monde – du fait de sa domination par la mafia – a joué un rôle fondamental. Elle s’est reconstruite en faveur de la vie et a donné naissance, à ce moment, au mouvement Cities for life, qui a pu prendre une ampleur internationale. Mais rien n’est acquis, l’impermanence est un élément à garder très présent dans l’incertitude de notre devenir. Il y a aussi des villes qui meurent, comme les villes industrielles de la rust bell, aux États-Unis, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne peuvent renaître – Détroit en est la preuve – au travers d’une réappropriation citoyenne et selon les logiques du do it yourself.

La ville vivante est un écosystème créatif dans lequel citoyens et gouvernance peuvent échanger de manière transverse, où la manière de construire n’est plus dictée par une verticalité de la technologie ou de l’architecture. Il s’agit d’une ville à l’écoute, à la recherche de son rythme, de sa respiration, selon un processus au long cours.

La notion de « ville vivante » est profondément liée à l’idée de « métabolisme urbain ». Cette image fait référence au processus de transformation que la ville est capable de mobiliser au sein de l’environnement dans lequel elle puise ses ressources. L’absorption d’oxygène et le dégagement de dioxyde de carbone, la filtration du sang, les battements du cœur… représentent une base fonctionnelle qui doit s’enrichir d’une émergence nouvelle. En ce sens je suis extrêmement favorable à la capillarité inter-villes face aux États-nations. L’hypermétropole virtuelle SAN-SAN (San Francisco/San Diego) représente 68 millions d’habitants, tandis que l’hyperagglomération virtuelle BOS-WASH (Boston/Washington) regroupe 70 millions d’habitants. Ces deux grappes, théorisées et identifiées par le géographe visionnaire Jean Gottmann en 1961 dans son livre « Megalopolis », dégagent une vitalité urbaine extrêmement différente de celle de l’État fédéral, ce que l’on constate par exemple au niveau électoral. Ce sont elles qui résistent aujourd’hui en première ligne à la politique du président Trump, qui lancent des appels pour respecter les accords climatiques, qui se battent pour défendre les immigrés et de nombreuses libertés fondamentales… Cette vitalité urbaine forme un contre-pouvoir à l’État-nation qu’il est fondamental de maintenir pour préserver une vie humaine riche et plurielle.

Manolo Mylonas, série Tous les jours dimanche, Montreuil

L’hybridation social-technologique au service du vivant

Au vu de votre expérience de la robotique et de l’intelligence artificielle, comment envisagez-vous la prise en compte du vivant et de son hybridation à la technique pour la construction des villes de demain ?

Le XXIe siècle sera celui des villes « au-delà » des métropoles, le siècle de l’ubiquité et de l’intelligence algorithmique, mais aussi le siècle d’autres révolutions technologiques concernant les nanotech, les biosystèmes et l’IA qui, conjugués, produiront un nouveau rapport de l’humain à lui-même et à l’espace urbain. Certains affirment que le citadin est parti vivre dans le numérique et les réseaux sociaux, mais je considère que c’est le contraire, que le numérique s’installe inéluctablement dans nos vies. Ce que j’appelle l’hybridation social-technologique ou encore le « cyberespace inversé » fait référence à la manière dont ils influent progressivement sur nos modes de vie.

Le métabolisme urbain se cristallise aujourd’hui autour de l’enjeu climatique, qui est clairement un enjeu de survie pour l’humanité, qui n’a jamais été autant menacée et pour la première fois dans son histoire par sa propre activité. Le citadin a aujourd’hui un rôle majeur à jouer qui demande pédagogie, engagement et mobilisation. La révolution tech, l’hybridation avec la biotech et la nanotech peuvent aider à limiter voire à réparer l’impact de notre activité passée. Des mutations s’amorcent dans notre façon de penser – la prise de conscience de l’Anthropocène –, de construire – préférer le bois au béton –, de jeter – dans une démarche circulaire – et même de considérer les autres vivants. La ville polycentrique et multifonctionnelle, que j’appelle « la ville du ¼ d’heure » où les services essentiels sont accessibles en 15 minutes, doit représenter un habitat vivant dans ses matériaux mais également dans ce qu’elle accueille. Il est aberrant que nos espaces de vie – bâtiments, servitudes, espaces communs, garages, lieux d’enseignement… – si cloisonnés restent vides plus des 2/3 du temps. Le concept même de la manière dont nous construisons et ce que nous construisons va à l’encontre du métabolisme urbain. Je fais néanmoins le pari utopique de l’humanisme en pensant que cela va changer, pour épouser un autre paradigme autour de la circularité du vivant, où le respect de la dignité et de la qualité de vie soit au cœur de nos préoccupations urbaines.

Cet article a été initalement publié en novembre 2017 dans la revue Stream 04.

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