Personne ne veut d’une ville ­« trop intelligente »

  • Publié le 19 avril 2017
  • Richard Sennett
  • 7 minutes

Les smart cities font la une des journaux et des colloques d’urbanisme. À tort ou à raison, elles fascinent ou inquiètent, parfois les deux en même temps, et des villes à peine nées aux confins du monde sont universellement connues avant même de compter des habitants. Au-delà de leurs potentiels, cette surexposition est un signe des temps, le reflet de nos interrogations sur la façon dont la technologie affectera nos modes de vie. Richard Sennett se penche sur cette émergence des smart cities en comparant Songdo, Masdar et Rio pour promouvoir une vision ou la technologie favorisera la coordination, la collaboration, plutôt qu’une utilisation de la data pour préconcevoir, prescrire et contrôler, qui rendrait la ville stérile.

The Guardian,

4 décembre 2012

Espérons que les urbanistes réunis à Londres cette semaine soient plus inspirés par Rio que par Songdo ou Masdar.

Cette semaine, Londres accueille un colloque rassemblant des passionnés d’informatique, des hommes politiques et des urbanistes du monde entier. Ils se réunissent à l’occasion de la conférence Urban Age pour discuter de la dernière idée à la mode dans le secteur des technologies de pointe: la smart city. Dans la ville intelligente, les ordinateurs ne se contenteront pas de programmer les flux de circulation, ils optimiseront le placement des bureaux et des commerces, détermineront les endroits où les habitants devraient résider, et définiront la façon dont les différentes composantes de la vie urbaine devraient s’imbriquer. Est-ce de la science-fiction? Des villes intelligentes sont d’ores et déjà en cours de construction au Moyen-Orient et en Corée – elles sont désormais utilisées comme modèles de développement urbain en Chine et pour du réaménagement en Europe. Grâce à la révolution numérique, la vie en ville peut ainsi enfin être maîtrisée. Mais est-ce vraiment une bonne chose?

« Favelas de Rio »

Nul besoin de compter parmi les romantiques pour en douter. Dans les années 1930, l’urbaniste américain Lewis Mumford a prédit le désastre qui s’annonçait du fait de la «planification scientifique» du transport, matérialisée par la construction d’autoroutes ultra-efficaces, mais étouffant la ville. Et le critique architectural suisse Sigfried Giedion craignait que les technologies de construction efficaces de l’après-guerre ne donnent naissance à un paysage sans âme, composé seulement de verre, d’acier et de boîtes en béton. La smart city d’hier est le cauchemar d’aujourd’hui.

Depuis, le débat sur les bonnes pratiques a évolué car les technologies numériques ont réorienté l’attention sur le traitement de l’information; celui-ci peut être effectué sur de petits ordinateurs portables reliés à des clouds ou dans des centres de commandement et de contrôle. Le danger à présent, c’est que cette ville riche en informations soit bien incapable d’aider les habitants à réfléchir par eux-mêmes et à communiquer correctement les uns avec les autres.

Imaginez que vous êtes un responsable de planification, que vous êtes face à un écran d’ordinateur totalement noir et que vous êtes chargé de créer une ville de toutes pièces, avec la possibilité d’intégrer le moindre élément de haute technologie souhaité dans votre schéma d’aménagement. Vous imaginerez peut-être une ville comme Masdar, aux Émirats Arabes Unis, ou Songdo, en Corée du Sud. Ce sont deux versions de cette stupéfiante smart city: Masdar est la plus célèbre, ou tristement célèbre, d’entre elles, tandis que Songdo est celle qui exerce la plus grande fascination, une fascination perverse.

Masdar est une ville à moitié construite émergeant du désert. Sa planification, supervisée par le maître d’œuvre Norman Foster, agence de façon détaillée les différentes activités de la ville grâce aux technologies de surveillance et de régulation déployées à partir du centre de commandement central. La ville a été conçue selon des principes « fordistes » : pour chaque activité ont été définis un lieu et une temporalité appropriés. Les citadins deviennent ainsi de simples consommateurs de choix établis pour eux au préalable sur la base de calculs ayant défini les endroits où ils doivent faire leurs courses, ou le médecin qu’ils doivent consulter, dans une visée d’efficacité maximale. Dans ce contexte, il n’y a pas de stimulation liée aux tentatives et aux erreurs, les habitants apprennent à connaître leur ville de façon passive. À Masdar, la commodité est conçue comme le choix d’options sur un menu plutôt que comme la création d’un menu.

Masdar Institute Campus" © Quartier Libre

Créer son propre menu, un nouveau menu, implique en un sens de pouvoir être au mauvais endroit au mauvais moment. Dans le Boston du milieu du xxesiècle, par exemple, les nouveaux secteurs de pointe ont émergé dans des lieux où les urbanistes n’avaient jamais imaginé qu’ils puissent se développer. La ville de Masdar – tout comme le nouveau «quartier des idées» autour de Old Street à Londres – part au contraire du principe qu’elle peut clairement prédire quelles activités doivent se développer à tel endroit. La smart city est victime d’un zonage excessif, ignorant ainsi le fait que, dans les villes, le vrai développement a souvent lieu de façon aléatoire, ou en s’engouffrant dans les failles des règles définies.

Songdo représente la stupéfiante smart city dans son aspect architectural: des blocs d’habitations massifs, propres et efficaces, émergent à l’ombre des montagnes occidentales de Corée du Sud, à l’image des pompeux lotissements britanniques des années 1960 – mais désormais tous les paramètres tels que la chaleur, la sécurité, le parking et les livraisons sont contrôlés par le «cerveau» central de Songdo. Ces logements massifs ne sont pas conçus comme des structures dotées de la moindre individualité en elles-mêmes, pas plus que l’ensemble de ces bâtiments anonymes ne vise à créer un sentiment d’appartenance.

Une architecture uniforme n’induit pas inévitablement un environnement morne, dans la mesure où une certaine souplesse est permise sur le terrain – à New York par exemple, le long de certains tronçons de la Third Avenue, de monotones tours résidentielles ont été divisées au niveau de la rue en de nombreux petits commerces et cafés de styles et de tailles variés, ces commerces et cafés créent une véritable ambiance de quartier. Mais à Songdo, en l’absence d’une certaine forme de diversité au sein des blocs d’habitations, il n’y a rien à découvrir en se promenant dans les rues.

Une tentative plus judicieuse de création d’une smart city est en cours à Río de Janeiro. Río a une longue histoire d’inondations subites et dévastatrices, dont les conséquences sociales sont aggravées par la pauvreté généralisée et la criminalité. Par le passé, les habitants survivaient grâce aux tissus complexes de la vie locale ; à présent, ils bénéficient de l’aide des nouvelles technologies de l’information, mais d’une façon très différente de ce qui se passe à Masdar et Songdo. Sous la houlette d’IBM et avec l’aide de Cisco et d’autres sous-traitants, les technologies ont été appliquées à la prévision des catastrophes naturelles, à la coordination des réponses aux crises du transport, et à l’organisation du travail policier sur la question de la criminalité. Le principe est ici de coordonner plutôt que de prescrire, comme dans le cas de Masdar et de Songdo.

Cette comparaison n’est-elle pas injuste ? Les habitants des favelas ne préféreraient-ils pas, s’ils en avaient le choix, vivre dans un lieu préalablement organisé et planifié ? Au fond, tout fonctionne à Songdo. Cette dernière décennie, de nombreux travaux de recherche, menés dans des villes aussi différentes que Mumbai et Chicago, tendent à montrer qu’une fois que les services de base sont en place, les habitants ne valorisent pas l’efficacité par-dessus tout – ils recherchent une certaine qualité de vie. Par exemple, un GPS portatif ne donnera pas de sens d’appartenance à une communauté. En outre, la perspective de vivre dans une ville ordonnée n’a jamais engendré de flux migratoire volontaire, en témoigne les migrations vers les villes européennes du passé et vers les villes tentaculaires d’Amérique du Sud et d’Asie. Quand on en a le choix, tout le monde préfère vivre dans une ville plus ouverte et moins déterminée, dans laquelle il est possible de se faire une place, car c’est ainsi que l’on prend possession de sa propre vie.

La conférence sur les villes intelligentes qui a lieu cette semaine à Londres n’est pas une mauvaise chose en soi. La technologie est un excellent outil quand elle est utilisée à bon escient, comme c’est le cas à Río. Mais une ville n’est pas une machine ; comme à Masdar et à Songdo, une telle approche de la ville peut abrutir et étouffer les habitants qui subissent cet attachement à l’efficacité à tout prix. Nous voulons des villes qui fonctionnent de façon satisfaisante, mais qui restent ouvertes aux transitions, aux incertitudes et aux désordres qui caractérisent la vie réelle.

"IBM, Centre d'opérations, Rio de Janeiro" © Quartier Libre

(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)

Bibliographie

explore

Vidéo
Vidéo

Vers une intelligence artificielle organique

Les IA ne sont actuellement pas douées de véritable intelligence, bien qu’elles possèdent une très grande puissance de mémoire et de calcul. Bruno Maisonnier, célèbre figure de la robotique française, s’est donc lancé le défi de développer une IA sur le modèle du cerveau, qu’il rêve de mettre au service de l’humain pour nous aider à comprendre le monde (de plus en plus complexe) dans lequel nous vivons. Une innovation que l’on espère pour le meilleur !

Découvrir
Article
Article

De l’IA faible à l’intelligence artificielle « organique »

L’intelligence artificielle a pris une place centrale dans les discours prospectifs sur la ville, mais Bruno Maisonnier distingue une IA « faible », qui relève moins de l’intelligence que de la puissance de calcul, douée pour certains diagnostics mais inapte face à l’imprévisible, et une IA « organique », développée sur le modèle du cerveau et des insectes sociaux, capable de réaliser des tâches d’une grande complexité avec peu de données et d’énergie, douée d’auto-apprentissage et capable d’argumenter. Malgré les risques inhérents à la mise en place de toute nouvelle technologie avant l’encadrement de son usage, cette forme d’intelligence artificielle représenterait un progrès fondamental pour nos sociétés, notamment en optimisant l’efficience de l’ingénierie génétique.

Découvrir
Vidéo
Vidéo

L’IA face à la complexité des environnements urbains

Hubert Beroche est fondateur du think tank Urban AI, dédié au domaine de l’intelligence artificielle urbaine. Il est le curateur du cycle de conférences Eyes on the street, que nous avons mené en partenariat avec le SCAI (Sorbonne Center for Artificial Intelligence) et nous présente ici comment les IA urbaines peuvent nous aider à appréhender la ville.

Découvrir