Aux racines de la « ville-métabolisme »

  • Publié le 25 avril 2022
  • PCA-STREAM
  • 7 minutes

Le recours à la métaphore de l’organisme vivant dans l’étude des systèmes urbains est ancien et se reconfigure au fil des événements. Ici, Léone-Alix Mazaud, doctorante en CIFRE (PCA-STREAM / École des Mines), repositionne notre définition de la « ville-métabolisme » dans une histoire des approches du métabolisme urbain.

Pour répondre à la complexité des enjeux qui traversent la conception architecturale et urbaine à l’ère de l’Anthropocène, PCA-STREAM mobilise le concept de « ville-métabolisme » pour élaborer une démarche de synergie qui place la complexité au cœur des projets.
Le recours à la métaphore de l’organisme vivant dans l’étude des systèmes urbains n’est pas nouveau. L’histoire de la pensée et de la fabrique urbaine a vu ce type de vision évoluer et se reconfigurer au fil des contextes.  En particulier, la montée en puissance des considérations écologiques et de la prise de conscience de l’impact environnemental des villes depuis les années 1970 a fait réémerger une pensée systémique qui avait été affaiblie par le courant fonctionnaliste et moderniste en urbanisme.

À l’origine des approches métaboliques de la ville : une assimilation de la ville à un système chimique

L’histoire des approches métaboliques de la ville a été explorée par la chercheuse en urbanisme Sabine Barles. Elle identifie les origines du métabolisme urbain dans la chimie urbaine de la fin du XVIIIe siècle et début du XIXeBarles, S. (2021). De la chimie urbaine à l’écologie territoriale : deux siècles et demi d’analyse du métabolisme urbain. in Salomon Cavin, J. et Granjou, C. Quand l’écologie s’urbanise, UGA Editions À cette époque, les premiers bilans de matière sont réalisés dans le champ des sciences médicales pour répondre à un enjeu de qualité de l’air en ville. La croissance de la population urbaine tout au long du XIXe siècle et les enjeux d’alimentation associés (nourrir cette population dans un espace non productif) participent à faire émerger l’idée que les matières transformées par les villes – notamment les restes de matières organiques et l’azote produite par leur décomposition – peuvent augmenter les rendements agricoles de leurs environs. Le terme métabolisme apparaît alors pour la première fois, en médecine, pour qualifier un « changement de nature moléculaire des corps »Pierre-Hubert Nysten, 11e édition du Dictionnaire de médecine, publiée en 1858., mais c’est Karl Marx qui l’utilise le premier pour évoquer les échanges de matériaux et d’énergie entre la nature et la société dans le cadre de sa critique de l’industrialisationMarx, K. (1981) Capital, vol. III. Penguin Books, London..

Au milieu du XIXe siècle, on voit en parallèle se développer un imaginaire de la ville des réseaux -comme l’a étudié Antoine PiconNotamment dans son ouvrage La ville des réseaux : un imaginaire politique, 2013.– qui s’est illustré par exemple dans le Paris du baron Haussmann et de ses ingénieurs. Dans cet imaginaire, les réseaux, générés par la circulation des flux de tous types (humains, véhicules, eau, nature, …), occupent une place centrale et contribuent à maintenir le caractère organique de la ville. Celle-ci y est assimilée à un grand corps qui fonctionne à la façon d’une machine, qu’il serait possible de programmer et de rendre prévisible. On voit ainsi comment les progrès techniques de la chimie mais aussi plus généralement les caractéristiques de la ville industrielle contribuent à alimenter cet imaginaire qui, à son tour, nourrit l’ambition de contrôler les échanges de matière.

L’entrée dans le XXe siècle marque le début d’une caractérisation du métabolisme urbain à partir de la quantification des échanges de matière et une première prise en compte de l’énergie, avec une vision de type économie circulaire entre la ville et les espaces agricoles. Mais à la même époque, les progrès de la chimie et la découverte des engrais affaiblissent l’intérêt porté au métabolisme des villes : l’industrie de la chimie peut désormais s’affranchir des espaces urbains. Le métabolisme urbain s’efface alors provisoirement du paysage des études urbaines.

Écologie urbaine et écologie industrielle : un rebond du métabolisme urbain

Sabine BarlesBarles, S. (2021). De la chimie urbaine à l’écologie territoriale : deux siècles et demi d’analyse du métabolisme urbain. in Salomon Cavin, J. et Granjou, C. Quand l’écologie s’urbanise, UGA Editions identifie un retour de la question du métabolisme urbain après la seconde guerre mondiale, en lien avec l’émergence de la crise environnementale et le développement d’une vision systémique du monde et des villes en particulier. Le rapport MeadowsLes limites à la croissance (dans un monde fini) (The Limits to Growth), connu sous le nom de Rapport du Club de Rome, ou encore de Rapport Meadows, est un rapport commandé par le Club de Rome et publié en 1972. propose ainsi la première étude métabolique à l’échelle planétaire en 1972, alors que grandissent les critiques de la ville industrielle et de son pouvoir destructeur, notamment sur les ressources de la planète. On assiste à la naissance de l’écologie urbaine, qualifiée de tournant environnemental. Les travaux pionniers d’Abel WolmanWolman, A. (1965). The metabolism of cities. Scientific American 213, 179-190. proposent ainsi un modèle linéaire du métabolisme urbain avec des entrants et des sortants. Cette approche évolue ensuite avec des versions plus cycliques. L’ouvrage de référence des frères Odum intitulé Fundamentals of ecologyOdum, E. P. (1953). Fundamentals of ecology. Philadelphie, Saunders. formalise une théorie des écosystèmes qui affirme que les éléments constitutifs d’une ville sont reliés par des flux d’énergie et de matière. Ils y réalisent le premier bilan de matières d’une ville. Ces considérations sortent par la suite progressivement du champ de l’écologie pour intégrer celui de l’urbanisme et de l’aménagement urbain, qui analysent les villes comme des systèmes socio-écologiques et allient quantification du métabolisme urbain et analyses sociétales.

À la même période mais dans d’autres sphères scientifiques – celles de la physique, chimie, biogéochimie et économie – se développe l’écologie industrielle autour de la notion d’externalités environnementales. Cette dernière pousse à considérer les flux de matière liés aux activités industrielles, avec l’objectif de maîtriser leurs rejets et de les transformer en matières premières pour d’autres activités. L’écologie industrielle commence à porter son intérêt sur les villes au début des années 1990, ce qui se traduit notamment par la réalisation de bilans de matière de nombreuses villes.
Dans les deux cas, l’analogie avec le corps humain peut être analysée comme la tentative de comprendre les processus métaboliques à l’origine des problèmes écologiques et environnementaux rencontrés par les villesZhang, Y. (2013). Urban metabolism: A review of research methodologies. Environmental pollution pour ensuite identifier des mécanismes de régulation. On y retrouve une métaphore de la ville à soigner, victime de pathologies que l’on serait en mesure de diagnostiquer et face auxquelles on pourrait développer des traitementsPour des approfondissements sur le récit de la « ville malade », voir Fijalkow, Y. (2021). Récits de la ville malade. Essai de sociologie urbaine, Créaphis Éditions, coll. « Poche », 2021, 248 p..

Le métabolisme urbain contemporain : une diversification des objets d’étude et une montée en technicité des méthodes

Les travaux sur le métabolisme urbain, orientés vers la comptabilité des flux de matière, ont été mobilisés dans la conception et la gestion de nombreuses villes (Tokyo, Bruxelles, Sydney, Vienne, Hambourg, Paris, …) ainsi que pour comparer des villes entre elles.
Ils se sont plus récemment diversifiés et spécialisés, avec comme point commun le recours à des approches quantitatives de plus en plus complexes. Ainsi, les pratiques de quantification ont dépassé le champ des matières pour intégrer également l’énergieAvec notamment le concept de métabolisme énergétique proposé par Haberl dans Haberl, H. (1997). Human appropriation of net primary production as an environmental indicator: implications for sustainable development. Ambio 26,143e146.. Elles se normalisent et évoluent vers des méthodes de modélisation et de simulation de systèmes de plus en plus sophistiqués ayant pour but de rendre compte de l’évolution des processus économiques et des impacts environnementaux. Ces approches récentes portent également sur de nouvelles échelles, notamment intra-urbaines, en prenant en compte les échanges entre le centre et la périphérie, jusqu’à atteindre l’échelle du quartier et de l’îlot, et se spécialisent également sur des flux particuliers. Certains travaux intègrent enfin des approches en sciences sociales, en se détachant de l’impératif de quantification.

Dans le contexte actuel, caractérisé par une intensification de l’utilisation de matière et d’énergie, les approches du métabolisme urbain cherchent à documenter et quantifier ces flux matériels et énergétiques liés aux activités humaines et concentrés dans les villes. Ainsi, la majorité des recherches sur le métabolisme urbain concernent aujourd’hui des analyses d’entrants / sortants et des analyses de cycle de vie des matières.
Sabine Barles donne au métabolisme urbainBarles, S. (2021). De la chimie urbaine à l’écologie territoriale : deux siècles et demi d’analyse du métabolisme urbain. in Salomon Cavin, J. et Granjou, C. Quand l’écologie s’urbanise, UGA Editions, tel qu’elle l’étudie, la définition suivante : « ensemble des flux d’énergie et de matières qui sont mis en œuvre par les territoires urbains, ainsi que l’ensemble des processus socio-écologiques qui y sont attachés. ». Elle identifie trois orientations des recherches actuelles sur le métabolisme urbainIbid.. Une première qui analyse ses déterminants, conséquences et enjeux socio-écologiques. Une deuxième à dimension d’aide à la décision publique et privée, à travers le concept d’économie circulaire hérité de l’écologie industrielle. Enfin, une troisième posture, qui critique les approches précédentes et prône le dépassement d’une quantification purement descriptive. Des approches contemporaines étendent ainsi ce champ d’étude aux dimensions sociopolitiques et symbolique des échanges de matière en étudiant les relations de pouvoir, les idéologies et les représentations qui les façonnentVoir l’appel à communication colloque international autour du métabolisme organisé par le Studio Métabolisme de l’École Urbaine de Lyon, à Lyon du 28 au 30 juin 2022 : « Metabolism studies : materiality and relationality in the Anthropocène »..

Un héritage de ces approches dans l’urbanisme et l’architecture 

En architecture, la métaphore métabolique a déjà alimenté des pratiques par le passé. En particulier, le courant métaboliste japonais des années 1960 s’inspire du renouvellement des cellules des êtres vivants qu’il assimile à la dynamique urbaine de la ville de TokyoJacquet, B., Souteyrat, J. (2020) L’architecture du futur au Japon. Utopie et Métabolisme. Le lézard noir, 272 p., 2020. Ce mouvement, qui imaginait des systèmes déployables à l’infini, distinguait deux dimensions du développement urbain correspondant à des temporalités différentes : celle de l’évolution de la trame des villes et des infrastructures et celle de « capsules » de vie suivant le temps plus court de l’évolution des modes de vie urbains. Qualifié d’« hyper-modernité à la japonaise » par Benoît JacquetIbid., le mouvement métaboliste s’inscrit dans une pensée utopiste de l’architecture. Ses racines sont troubles, ancrées dans les expérimentations impériales du Japon nationaliste des années 1930. Le courant métaboliste émerge ensuite dans un contexte historique particulier – celui du Japon à reconstruire au sortir de la seconde guerre mondiale – porté par une période de croissance économique et démographique.

Le contexte dans lequel nous agissons aujourd’hui se distingue radicalement de celui qui a vu se structurer le courant métaboliste japonais. Notre époque est marquée par l’entrée dans l’Anthropocène et interroge la modernité occidentale. La réflexion métabolique s’inscrit ainsi dans un impératif de réduction drastique de l’impact des villes sur le changement climatique, d’adaptation des espaces urbains à ses effets et de préservation de la biodiversité tout en répondant aux enjeux socio-économiques contemporains. La métaphore organique de la ville-métabolismeCe concept théorique a été formalisé dans l’article Chiambaretta, P. (2018). « Dynamiques synergétiques des métabolismes urbains », in D’Arienzo, R et Younès, C (2018), Synergies urbaines : pour un métabolisme collectif des villes, Genève : Métis Presses, 141-157. mobilisée par PCA-STREAM est par conséquent toute autre.

La ville-métabolisme telle que l’entend PCA-STREAM place le vivant au cœur d’un nouveau paradigme pour aborder notre rapport à un monde complexeIbid.. C’est une approche plus fractale. Elle articule une circularité au niveau du bâti qui forme un premier métabolismeLe Stream Building, dont le chantier est en phase d’être terminé, en est une illustration., lui-même inscrit dans un quartier ou une avenuePrise comme échelle intermédiaire, à l’image de l’étude conduite par PCA-STREAM sur l’avenue des Champs-Élysées en 2019 qui a permis d’expérimenter le concept de ville-métabolisme à cette échelle., eux-mêmes inclus dans le métabolisme de la ville, villes qui font également métabolisme entre elles. Au sein de chacun de ces métabolismes imbriqués, l’agence mobilise le concept de « piles urbaines » (urban stacksConcept emprunté à Shannon Mattern dans son papier Mattern, S. (2014) « Interfacing Urban Intelligence » Places Journal, et importé en français avec le chercheur Paul Nakazawa, de Harvard Graduate School of Design, dans le cadre de l’exposition tirée de l’étude Champs-Élysées. On peut le comprendre également par la notion d’assemblages socio-techniques urbains initialement introduite par Deleuze et Guattari dans leur ouvrage Mille plateaux (1980) et repris dans Mcfarlane C. (2011), « The City as Assemblage : Dwelling and Urban Space », Environment and Planning D : Society and Space, 29 (4), p. 649-671.). Chacune de ces stacks est un ensemble socio-technique : le bâti, les infrastructures, les mobilités, les usages et le vivant. Cette approche par les stacks vise à mettre en évidence les interconnexions entre chacune d’entre elles afin de souligner les tensions potentiellement à l’œuvre et les effets croisés qu’elles provoquent à différentes échelles. En ce sens, les stacks sont au cœur de l’approche de ville-métabolisme.

Pour transposer ce concept de ville-métabolisme en une méthodologie de projet, PCA-STREAM a recours à des approches partenariales mobilisant un écosystème d’experts dans des processus d’intelligence collective. L’agence mène en outre des expérimentations impliquant la mobilisation de données avec l’ambition de produire des indicateurs sur les différentes stacks des projets.
C’est un ensemble de phénomènes complexes qui s’ouvrent ainsi à l’exploration via une approche plus systémique. Cette approche forme en soi un imaginaire, qui a des effets sur nos manières de nous représenter la ville, ses projets, et les formes d’interaction. De fait, la mise en application de cette approche au fil des projets de l’agence et son appropriation par le système d’acteurs mobilisés participe à définir en pratique la métaphore de la ville-métabolisme.

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Technologies et ville-métabolisme

La notion de métabolisme urbain peut être approchée de plusieurs manières. D’un point de vue quantitatif, en considérant les flux ; du point de vue de l’écologie politique, en considérant les facteurs sociaux ; et du point de vue de la conception urbaine, en considérant la somme entrelacée des écosystèmes environnementaux et sociaux au-delà des frontières administratives. Dans chacune de ces approches, les technologies urbaines et la disponibilité de la donnée offrent des perspectives enthousiasmantes. Pour lire la version intégrale consulter Les villes métabolisent-elles ?

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Design urbain : du vivant à la ville-métabolisme

DESIGN MARABOUT DESIGN URBAIN : DU VIVANT À LA VILLE-MÉTABOLISME Carte Blanche à Philippe Chiambaretta JEUDI 13 JUIN, CENTRE POMPIDOU Pour aborder la question du design urbain et du design d’expérience, l’architecte Philippe Chiambaretta, invité de cette carte blanche, réunira un corpus d’acteurs de la ville. Ensemble, ils présenteront une démarche de projet allant du bâtiment au quartier, de la matière aux relations et de l’individu au collectif. Devant l’urgence climatique, ne devons-nous pas privilégier une nouvelle approche plus humble et respectueuse ? Penser des bâtiments pouvant se fondre dans le milieu urbain, s’adapter à l’existant, en restant ouvert à de futurs usages possibles, pouvant accueillir différentes formes de vies ? Un bâtiment qui, tel un organe, participe au fonctionnement du système dans lequel il s’insère ? La ville, en tant que système complexe, mérite d’être appréhendée comme un tout dont les multiples couches sont en relations étroites. Le bâti, la nature, les infrastructures, les déplacements, l’enveloppe numérique… convoquent des savoirs spécifiques que l’architecte et l’urbaniste doivent pouvoir traverser et relier. Ainsi, en prenant le pouls de la ville, en cherchant à anticiper les comportements futurs, et en proposant des réponses suffisamment souples pour accueillir l’imprévu, le design urbain s’ouvre à de nouvelles alliances : entre vivants humains et non humains, entre organismes et artefacts, entre nature et technologie. Voici les termes de la réflexion que nous aimerions proposer dans un dialogue entre les intervenants et le public. Avec : Jean-Marc Bouillon, paysagiste, fondateur de l’agence Takahé conseil, président du fond de dotation Intelligence Nature Philippe Chiambaretta, architecte, fondateur de l’agence PCA-STREAM Michael Dandrieux, sociologue des imaginaires, co-fondateur de l’institut d’études Eranos et directeur éditorial des Cahiers européens de l’imaginaire Ramy Fischler, designer, fondateur de RF Studio Léa Mosconi, architecte, enseignante à l’Ecole d’architecture de Val de Seine Caroline Pandraud, directrice du pôle Design d’Expériences chez Fabernovel Design Marabout du 13/06/19 © Service de la parole du DDC/Centre Pompidou

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Chaire Ville-Métabolisme

Périg Pitrou est anthropologue au CNRS et responsable de l’équipe « Anthropologie de la vie » au Collège de France. Il est directeur scientifique de la chaire Ville-métabolisme qui réunit PCA-STREAM et l’Université PSL (Paris Sciences et Lettres). L’objectif : identifier la manière dont les collaborations interdisciplinaires peuvent aider à surmonter les défis de la construction des mondes urbains du futur.

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