Design de la biosphère

  • Publié le 19 novembre 2017
  • Catherine Mosbach

Comment dépasser la position dominante de l’homme sur la nature ? De quelle façon articuler le vivant pour améliorer la ville ? Comment faire dialoguer architecture et paysage ? La paysagiste Catherine Mosbach détaille la façon dont son travail de représentation des milieux naturels – par recomposition de strates du paysage – aboli la distance entre le public et l’objet observé. Elle recrée des milieux dans la ville en jouant sur un ensemble de paramètres incluant le végétal mais aussi la topographie, l’hygrométrie, les sols ou la pollution ambiante, de façon à pondérer les extrêmes urbains et créer des îlots de fraîcheur, de confort mais aussi des parcours et des espaces de sociabilité. Dans cette démarche, paysage et technologie deviennent des leviers complémentaires. Le dessin du paysagiste doit permettre l’accueil des événements en renonçant au contrôle total. De la même façon l’architecture ne peut s’attacher à la seule enveloppe monumentale – forme et frontière –, pour viser à ménager des interfaces fines avec le paysage, concevoir des porosités et accueillir des transitions entre dedans et dehors.

L’un de vos projets phares est le jardin botanique de Bordeaux, où vous magnifiez le sol, à la fois vivant et inerte. Comment avez-vous procédé pour « la galerie des milieux » ?

Cet équipement culturel incluait la construction de bâtiments, de serres et de bureaux, avec un  paysagiste mandataire, l’objectif de l’établissement étant la représentation de typologies de paysages – culturels, spontanés, exotiques, etc. Il s’agissait de dessiner un jardin botanique en quatre temps : un premier sur la dimension ethnographique, soit la relation de l’homme à la plante – alimentaire, médicale, produit dérivé… –, un second sur les paysages singuliers des climats du monde dans des serres, un bassin à l’est, en relation à la Garonne, et enfin celui dédié aux paysages du bassin aquitain.

L’exercice le plus complexe était de représenter les milieux naturels du bassin aquitain sur deux hectares, pour des raisons d’échelle, mais aussi de façon à éviter un vocabulaire de muséographie. Il n’était pas question d’établir une distance entre le public et l’objet observé, mais au contraire de l’y inclure. Dans l’esprit occidental, l’homme est toujours en dehors – ou plutôt au-dessus – des systèmes, alors qu’il est un élément du paysage comme les autres. J’ai donc abordé la question des paysages du grand bassin aquitain en coupes verticales, de façon à considérer l’ensemble de ce qui existe et non pas simplement ce que l’on voit en surface. Des mottes ont été recomposées à partir de matériaux prélevés dans les milieux qu’ils représentent et entre lesquels le public déambule. Il s’agit bien évidemment de représentations au sens propre, à savoir d’objets figuratifs, d’images de réalités. Les couches qui les composent, assemblées par stratigraphie, sont proportionnellement réduites par rapport à celles que l’on trouve dans le pays aquitain. Le but était de donner à voir la relation entre le paysage de surface et le substrat, mais aussi la profondeur de l’élément nourricier. Cette « galerie des milieux », en écho aux cabinets de curiosité du XIXe, fonctionne par  miniaturisation, de sorte que le cumul de tous ces jardins hors sol donne à voir une combinatoire de paysages en plein centre-ville.

Le basculement des échelles fonctionne au-delà de mes espérances. J’utilise depuis cette méthode, sous différentes formes selon les projets. La miniaturisation permet le redéploiement de l’imaginaire à plusieurs niveaux, et les réactions sont très instructives. Certains imaginent que nous avons extrait des blocs de paysage entiers, sans comprendre que ce sont des reconstitutions. Plus le projet est ouvert à un processus temporel, plus l’imaginaire s’invite subrepticement, quelles que soient les saisons.

Ce qui est intéressant, c’est que lorsque vous révélez la stratification des couches géologiques, vous donnez également à voir le temps qui s’y est déposé. Quel est votre rapport au temps en tant que paysagiste ? 

Différentes familles de paysagistes s’opposent autour de l’idée de spontanéité, de « tout-venant », face au projet dessiné, voire sur-dessiné. Dans ma pratique, le dessin instruit un dialogue entre le projet et le programme. Il me semble primordial de dessiner extrêmement précisément pour que le paramètre temps puisse faire son œuvre de transfiguration et de transformation en s’immisçant dans le dessin, en l’augmentant sans l’annihiler. Il faut bien commencer par émettre une hypothèse, même si de nombreux facteurs restent imprévisibles. Celle-ci doit donc être la plus précise possible pour traverser les temporalités d’un paysage, par essence en transformation permanente. J’ai conçu le jardin botanique de Bordeaux comme une pièce extrêmement maîtrisée. L’action du jardinier et de la main « artificielle » sur les strates arborées, arbustives et herbacées, est indispensable pour faire croire à la grande échelle. Un jardin est comme un corps, il se dégrade s’il n’est pas entretenu puis est voué à disparaître. La perception de sa durée est éminemment culturelle.

Louvre Lens © Iwan Ban

Vous êtes également lauréate, avec les architectes Philippe Rahm et Ricky Liu, du Gateway Park à Taïwan. Dans un contexte où le climat subtropical et la pollution poussent les habitants à se réfugier dans des espaces climatisés et à ne profiter de l’espace public que la nuit, vous avez conçu un parc susceptible de « réhabiliter le jour ». Pour cela, le projet investit un certain nombre de paramètres – dont l’humidité, la pollution et la température – en invitant à utiliser différemment l’espace selon les niveaux de confort offerts. Le vivant peut-il ainsi jouer un véritable rôle dans l’amélioration de l’ambiance et du confort urbain ?

Le végétal est un des paramètres de cette hypothèse de confort. Un élément ou une situation doivent à mon sens avoir plusieurs fonctions et ne jamais servir qu’un seul objectif. Philippe Rahm a conçu des installations de pondération de l’atmosphère : des brumisateurs, déshumidificateurs ou encore des réflecteurs. Nous avons traité la topographie sur 70 hectares, ainsi que la qualité des sols et de l’eau. La gestion des eaux de pluies rejetées par les sols imperméables des 250 ha couverts par le nouveau quartier en projet de Stan Allen était un enjeu crucial, en particulier dans ce milieu tropical humide où les moussons ont des impacts lourds sur les environnements urbains. Comme la plupart des parcs urbains récemment dessinés, celui-ci a vocation à être une « éponge » au cœur de la ville, de manière à contrôler les risques d’inondation.

Le plus simple pour absorber l’eau est de créer des « trous » et des « bosses » afin de la capturer au plus près de là où elle tombe. Plus l’eau se déplace avant de s’infiltrer dans le sol, plus elle passe de la goutte au filet, puis au torrent… Les creux accumulent l’eau comme des réservoirs et ménagent des stations de fraîcheur. Il était exigé de ne pas transférer les déblais hors du parc ; la vertu de ce projet est ainsi de valoriser les ressources en place. Nous avons proposé des topographies macro et micro avec des ouvrages qui introduisent des « collines » et des « montagnes » pouvant atteindre 15 m de haut. Ces reliefs permettent d’échapper quelque peu aux emprises surplombantes de la future skyline du quartier d’affaire mitoyen et de franchir les trafics qui croisent le parc. D’autres macros topographies forment des « drapés », couvrant jusqu’à deux hectares, sous lesquels il est possible de se réfugier. La sensation de fraîcheur y est semblable à celle d’une cathédrale ou d’une grotte en été.

Le projet investit plusieurs paramétrages : la gestion des eaux par la topographie et les qualités de sol, mais aussi celle de la température/hygrométrie et de la pollution. Des stations de confort  ont été entre autres distribuées selon l’impact de la skyline du futur quartier sur la température – en termes d’ombres portées et de courants d’air – auxquels s’additionne la trame des arbres et des lits topographiques dans lesquels l’eau s’accumule. Tout ceci dans le but de pondérer la sensation de chaleur. Pour cela, nous avons choisi des arbres aux très grosses feuilles et aux canopées élargies, comme le camphrier, apportant une ombre dense et fraîche. D’autres, comme le Phellodendron amurense, produisent du liège et pondèrent la pollution sonore du trafic automobile, tandis que le duvet – les trichomes – des feuilles et tiges de certaines espèces comme le Paulownia x taiwaniana accumule les particules de pollution de l’air. Une plante ne peut à proprement parler réduire l’humidité, elle n’est qu’un vecteur de transit et de transformation, selon sa physionomie singulière. Les stipes des fougères arborescentes et les racines aériennes partant des branches des ficus s’abreuvent de l’humidité ambiante, mais pour ne citer que les effets induits du vent et des aléas climatiques, aujourd’hui nombreux, le contrôle ajusté en milieu ouvert urbain est une vision de l’esprit, à l’inverse d’une emprise climatisée close, où il est bien réel. Les extrêmes sont ici pondérés par l’épaisseur du trait du dessin, mais pas annulés. Enfin, la palette végétale de la strate arbustive et herbacée des lits topographiques, avec plus de 40 000 plants, traite les eaux polluées par phyto remédiation.

Les typologies végétales se combinent ainsi à une diversité de paramètres et ne peuvent rendre un service de manière solitaire et isolée. La strate arborée – de l’ordre de 12 000 pieds – est en interface avec le design de l’atmosphère et de la lithosphère. Celles-ci se complètent inévitablement et introduisent des stations de fraîcheurs éloignées de la pollution ainsi que des étendues d’eaux. Des parcours aux vocations différentes les relient les unes aux autres. Les parcours les moins pollués sont dédiés à la petite enfance, aux familles et aux jeux. Les plus ombragés sont propices aux loisirs, aux rencontres, aux kiosques, tandis que ceux qui restent hors d’eau, même lorsque le parc est inondé sur 80% de son emprise, accueillent les activités sportives.

Votre travail de paysagiste vous amène ainsi à composer autant avec le substrat, l’eau, l’ensoleillement, voire même la technologie, qu’avec le végétal à proprement parler. D’une certaine façon il s’agit moins d’agencer ou de conduire le vivant que de mettre en œuvre les conditions nécessaires à son bon développement ?

Les milieux fonctionnent par essence comme des systèmes dans lesquels il est impossible de remplir une tâche mono spécifique. À Taichung en particulier, mais d’une manière générale, le paysage et la technologie sont des leviers complémentaires. Bien que les stations « climatiques », comme les appelle Philippe Rahm, aient été retirées du projet par le maître d’ouvrage, nous avons proposé de nouvelles machines, liées aux expériences corporelles et aux douze sens selon les préceptes de l’école de Steiner. La ville devrait les valoriser en tant qu’outils pédagogiques dans les établissements scolaires. La dichotomie entre le « tout naturel » et le « tout artificiel » relève d’une pensée binaire contre-productive, de la même manière que la ville ne peut être « tout minéral ». Comme paysagiste, la relation de mon corps au milieu vivant de mon environnement domestique est essentielle au fonctionnement de mon cerveau. C’est chimique, c’est physique. Être au contact de la nature, voir le vivant évoluer est une source d’inspiration…

Le bassin du jardin botanique de Bordeaux est par exemple littéralement devenu un lac. Les hérons, les grenouilles, les canards et les poissons y trouvent spontanément refuge, sans compter les gens qui s’y baignent alors que cette emprise aquatique ne s’inscrit pas dans les standards urbains… Je n’aurai jamais osé faire l’hypothèse d’un lac de haute montagne en plein centre-ville… Observer l’appropriation inattendue d’un espace, les gens s’amuser, libérer leur imagination, détourner les usages pré établis des comportements dits « urbains »… est une énorme récompense qui efface tous les tracas affrontés lors du processus de projet.

Le potentiel d’un dessin réside dans cette capacité à accueillir des événements impromptus. Notre culture occidentale nous inculque un culte de la stabilité alors qu’un individu ou un paysage change tous les jours. Il est incompréhensible que les jurys de concours continuent à remplir des tableaux avec des cotations renvoyant à des standards qui évincent tout ce qui n’est pas pensable, tout ce qui est expérimental et créatif. Accepter l’idée des interconnexions, des aléas et des surprises, s’extraire de la pensée du contrôle total, serait un véritable progrès. Le plus grand service que le paysagiste puisse rendre est de révéler que ce n’est pas une utopie, mais il faut pour cela avoir la chance de travailler avec un commanditaire téméraire.

Le dialogue entre « ville » et « parc », entre « naturel » et artificiel », entre « dedans » et « dehors » est fertile à la création de conditions de vie optimales. L’architecture ne doit plus être considérée comme une séparation mais comme un filtre, une transition entre dedans et dehors. Elle gagne à ménager une interface très fine avec le paysage. Sanaa, l’architecte du musée du Louvre Lens, l’a bien compris. Dans la culture japonaise, le dedans et le dehors ne sont pas en opposition comme en Occident. Sanaa a adopté une position très humble, en opposition à une architecture monumentale autocentrée. Sa façade à reflets propose une incroyable dissolution du bâti dans le paysage. Ne pas attacher d’importance au bâtiment en tant qu’enveloppe pour ne considérer que ce à quoi il permet d’accéder, à l’intérieur comme à l’extérieur, est un choix intellectuel et moral engagé. La manière dont les architectes et les paysagistes mutualisent des concepts intriqués et jouent de concert une partition me paraît ainsi essentielle. La mixité entre minéral et végétal, inerte et vivant, accueille ce qui n’est pas prévu d’avance, laisse une place à l’aléa, ménage des porosités… C’est une des manières d’initier un potentiel de dialogue ouvert entre architecture et paysage.

Cet article a été initalement publié en novembre 2017 dans la revue Stream 04.

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