Emprunter les yeux et les protocoles de l’autre

  • Publié le 7 octobre 2021
  • Joana Hadjithomas & Khalil Joreige

La ville post-anthropocène est un système complexe qui nécessite de dépasser les approches en silos et de développer des formes d’intelligence collective. Dans leur pratique artistique, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige empruntent ainsi les yeux et les protocoles de l’autre, dans une recherche à la fois formelle, poétique et politique, qui transforme l’art en outil de questionnement du monde.

Clément Dirié : Stream 05 explore les formes d’intelligence et les savoirs à transmettre aux générations futures. Si vous êtes bien sûr reconnus comme artistes, chercheurs et cinéastes, vous avez également participé à créer puis à animer une école d’art et un cinéma à Beyrouth. Cela vous a-t-il conduits à interroger cette idée de transmission entre générations ? Qu’est-ce que cette expérience de producteurs d’enseignement a apporté à votre travail ?

Joana Hadjithomas : Nous avons tous les deux commencé à enseigner très jeunes, vers vingt-trois ans, alors que, paradoxalement, nous n’avions étudié ni l’art ni le cinéma, mais d’autres domaines. Nous nous sommes formés en faisant. Cela nous a permis d’envisager l’enseignement comme une autre forme de transmission, non pas d’un savoir, mais d’une préoccupation partagée. Cette question de la transmission est centrale dans un pays – le Liban – qui a connu des guerres civiles et où les jeunes générations ont eu à gérer la figure de « pères » souvent défaits et un monde en rupture. Et cette rupture, ou plutôt ces ruptures qu’a connues et que continue de connaître la société libanaise interrogent les notions de partage d’une histoire, d’un récit commun. L’histoire collective n’est pas partagée. Nous avons donc besoin de transmettre, de rejouer certains moments, certains actes, afin de nous inscrire dans une chaîne temporelle au sein d’un pays où existe ce gigantesque problème de mémoire, d’amnésie. C’est pour cette raison que l’écriture de l’histoire et les constructions d’imaginaires nous ont intéressés. Dans notre pratique de l’enseignement, nous avons toujours voulu garder un côté laboratoire. Au cours des réflexions pour l’élaboration de Home Workspace, l’école d’art créée par Christine Tohmé à Beyrouth en 2011 et à laquelle nous avons participé, nous avions en tête la création d’une plateforme très souple, avec notamment l’idée, passionnante mais difficile à tenir sur le long terme, de « livrer » chaque année l’école à un.e artiste ou un.e penseur.se différent.e, qui en ferait le programme. Nous recherchions volontairement ce côté très malléable, sans définition figée.

Khalil Joreige : Au départ, il y avait un débat sur l’idée même d’école et sur comment la définir : comme un lieu d’enseignement, un laboratoire, un lieu de recherche, un lieu de partage ? L’idée était plutôt de créer des mondes, un endroit où se découvrirait de la pensée en train d’advenir… En tout cas, pas une école au sens traditionnel.

Joana Hadjithomas : Un lieu où il n’y aurait pas d’élèves, mais des participants.

Khalil Joreige : Nous nous interrogeons aujourd’hui sur les positions de pouvoir, et les institutions. Sur la notion et la position de savoir, aussi. Dans notre pratique, nous avons beaucoup cherché des manières de créer les conditions d’une rencontre plutôt que d’être dans la figure verticale de l’enseignant, du « sachant ». Nous mettons nos problématiques en commun et nous désapprenons avec les étudiants, plutôt que de nous mettre dans la position de celui qui sait. Il y a quelque chose qui nous pousse à nous adapter.

Étrangement, nous avons l’impression que, du fait des contextes très perturbés dans lesquels nous travaillons, nous sommes constamment remis en cause dans nos modes d’intervention, de production de savoir, de partage d’intelligences et de collaboration. À peine développe-t-on un projet, une recherche, que le monde se trouve perturbé et nous oblige à reconsidérer pratiques et modalités de production.

Joana Hadjithomas : Cela interroge les rapports au réel et donc à la fiction, à la représentation de soi, des corps et de notre présence au monde. Le fait de ne pas avoir été en école d’art ou de cinéma, de ne pas avoir suivi un parcours « normal », nous donne un sentiment d’illégitimité que nous revendiquons, mais aussi de grande liberté, celle de ne pas avoir ces grilles de fonctionnement et de conditionnement, surtout dans cette partie du monde qui souffre de différents discours impérialistes et hégémoniques. L’enseignement ou la salle de cinéma Métropolis – créée en 2006 – ou encore cette cinémathèque que nous avons à cœur de faire exister, sont d’abord des lieux d’accompagnement et de recherche. C’est la meilleure façon de partager, de travailler de façon collaborative, de provoquer une rencontre.

Clément Dirié : À partir de mots comme « accompagnement, rencontre, travail collaboratif », j’aimerais en venir à votre pratique d’artistes avec l’exemple du projet Unconformities/Discordances, où l’on retrouve fortement cette idée du collectif par rapport à l’individuel. Unconformities/Discordances est un corpus d’œuvres de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, mais c’est également un processus collaboratif avec des archéologues, des géologues, des dessinateurs. Comment fonctionne cette mise en commun d’intelligences à la fois singulières et partagées ?

Joana Hadjithomas  : Il faut d’abord dire que comme nous travaillons toujours à deux, et que chacun d’entre nous étant lui-même plusieurs, comme le disait Gilles Deleuze, nous sommes habitués à l’aspect collaboratif. Sans compter que c’est une dimension centrale dans le cinéma, notre deuxième grande pratique. Nos projets émanent souvent de rencontres et sont très proches de nos vies, sans être autobiographiques. Unconformities/Discordances est né d’un échange avec un ami ingénieur qui réalise des carottages géologiques sur des chantiers de construction. Quand il nous a invités à venir voir l’un de ses chantiers et qu’il a commencé à nous raconter ce qu’il y faisait, nous avons tout de suite été fascinés. En prélevant des couches de sol de façon cylindrique avec ses carottages, il dépassait l’archéologie pour arriver à la géologie. Il traversait physiquement le temps en creusant ; il nous permettait de découvrir ce qu’il y avait sous nos pieds et de voir l’histoire écrite avec des fragments de pierres et de terre.

Khalil Joreige : Philippe, notre ami ingénieur, ne s’intéressait professionnellement qu’aux éléments géologiques, pour analyser les sols sur lesquels des immeubles seront érigés. Pour cela, il devait traverser tous les éléments anthropiques, parcourir en quelque sorte l’histoire de l’humanité. Dès qu’il avait fini les analyses nécessaires pour le chantier, tout était jeté à la poubelle. Quand on y pense, c’est fascinant : c’est comme si toute l’histoire de l’humanité n’avait pas d’intérêt. Nous avons donc commencé à collecter ces rebuts, à nous intéresser à toutes ces histoires laissées pour compte, de la même façon que nous nous intéressons aux spams, ces arnaques internet qui garnissent nos poubelles informatiques, ou aux histoires tenues secrètes qui forment la périphérie de l’Histoire.

Joana Hadjithomas : Une fois que nous avions récupéré ces pierres, nous n’arrivions pas à les lire, à les comprendre. Nous avions le sentiment que c’était intéressant, mais nous ne savions pas très bien quoi en faire. Pour transformer cette matière, il a fallu une autre rencontre. Par hasard, une découverte archéologique majeure a eu lieu sur un chantier en face de chez nous à Beyrouth. En le visitant, en voisins, nous avons rencontré un archéologue qui nous accompagne depuis dans notre recherche, Hadi Choueri. Hadi s’est avéré un formidable conteur et nous a « traduit » les carottes. Il a été l’un de nos premiers interprètes et l’une des principales collaborations de ce projet, comme l’a également été Maria Benissi, une ingénieure et géologue grecque qui avait réalisé les carottages du métro athénien et nous les a confiés et racontés avec passion.

Khalil Joreige : Nous avons fondamentalement besoin du regard des autres parce qu’ils possèdent des expertises que nous n’avons pas, mais également parce qu’ils nous permettent de regarder autrement certaines réalités. Nous empruntons ainsi les yeux ou les protocoles des autres. Quand nous nous retrouvons dans une impasse, quand quelque chose nous fait buter, nous invoquons une autre discipline, une autre pratique, d’autres yeux pour pouvoir nous déplacer. Comme après la guerre de 2006, lorsque nous avons demandé aux acteurs Catherine Deneuve et Rabih Mroué de se confronter aux ruines de la guerre, de voir les choses en empruntant le regard de l’autre (Je veux voir, 2008). Emprunter les outils de l’archéologie, de la géologie ou de l’illustration nous permet de requestionner ce que nous sommes en train de faire et, en même temps, de poursuivre notre recherche artistique.

Clément Dirié : Dans Unconformities/Discordances, tel qu’il est montré au public, les différents regards nécessaires à la réalisation de l’œuvre se retrouvent dans l’œuvre elle-même, au sens où une même idée, une même réalité, peut être montrée par une sculpture, des dessins, une vidéo… La multiplicité du processus est ainsi reflétée dans la multiplicité des formes données à voir. Pourquoi est-il si essentiel de montrer cette complexité au spectateur ?

Joana Hadjithomas : D’abord parce que ce projet est difficile à épuiser en raison de sa richesse et, précisément, de sa complexité. L’explorer nous a vraiment passionnés. C’est pour cela aussi, pour en rendre compte, que nous lui avons donné différentes formes et que, d’ailleurs, il n’est pas encore terminé. Nous avons pour le moment mené le projet Unconformities/Discordances dans trois villes – Paris, Beyrouth, Athènes –, avec trois formes d’archéologie et de géologie très différentes.

Ce travail nous a bouleversés, notamment par la rencontre avec la géologie, avec cette idée de traverser le temps. C’était un vertige ! Appréhender ce vertige et comprendre ce rapport à l’histoire et aux récits possibles, à la rupture, la discordance et la continuité, s’exprime par le biais de différentes échelles de temps et de taille : l’immense se confronte à ce qui est minuscule et le macro au microscopique, tous deux essentiels pour la lecture. Il y a des interactions entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. Nous avons besoin de l’ensemble et du détail, d’où la nécessité de proposer des allers-retours entre vidéo, sculpture, photographie, récit, dessin.

Khalil Joreige : Dans cette perspective, j’aimerais reprendre ce que Bruno Latour disait à propos des Time Capsules, un ensemble d’œuvres du projet Unconformities/Discordances : « Une œuvre anthropocentrique majeure qui peut être lue de haut en bas ou de gauche à droite selon que l’on veut passer de la ‘‘nature’’ à la ‘‘civilisation’’ ou inversement. »

L’archéologie est généralement perçue comme une succession de strates qui se superposent, mais, en travaillant sur le sujet, nous avons compris qu’elle ne raconte pas les choses de manière linéaire. Elle les raconte par actions, et certains événements ou travaux menés par l’homme peuvent même inverser la chronologie, par exemple quand de la terre et des remblais sont déplacés. La notion d’action est fondamentale pour nous, et l’illustration par l’archéologie la rend encore plus tangible. Ce qui nous a frappés, c’est que nous étions justement en train de réfléchir à la difficulté d’écrire notre histoire. Nous pensions que la violence et la destruction vécues par Beyrouth empêchaient d’écrire des histoires et nous cherchions des façons de le faire. Mais avec ce projet, tout à coup, c’est la destruction même qui permet de rendre visibles les traces de l’Histoire et de révéler de nouvelles histoires de la ville. Comme si la destruction permettait une réécriture de l’histoire.

Joana Hadjithomas : Cela nous a totalement remis en question dans notre rapport à l’histoire et à la mémoire. Nous avions, de manière a priori paradoxale, davantage accès à notre histoire à Beyrouth que dans d’autres villes. Comme Beyrouth ne cesse d’être détruite et reconstruite, ses sols sont continuellement sollicités et « racontent » beaucoup.

Khalil Joreige : Le fait que la ville ait été détruite par les bombardements ou pour la construction de projets immobiliers a permis de l’étudier archéologiquement sur des échelles sans commune mesure avec Paris. Une découverte du même ordre nous est « arrivée » récemment et a donné lieu à l’installation artistique Under the cold river bed (2020). Au nord du Liban se trouve le camp de réfugiés palestiniens de Nahr el-Bared, un camp de 30 000 habitants détruit en 2007 au cours de combats entre l’armée et des islamistes. Il a été complètement rasé pour être reconstruit et, à cette occasion, fouillé par des archéologues qui y ont fait une incroyable découverte : celle d’Orthosia, une ville romaine ensevelie depuis plus de quinze siècles.

Joana Hadjithomas  : À Beyrouth, à l’issue des guerres civiles, dans les années 1990, il y avait un million et demi de mètres carrés à l’air libre, et l’histoire de la ville a d’ailleurs été complètement écrite à nouveau durant cette période de reconstruction qui, dans le même mouvement, a permis de grandes découvertes et avancées archéologiques tout en détruisant des vestiges. Dans tout cela, il y a un côté vertigineux de palimpseste qui nous a fascinés, qui mélange époques et civilisations, le passé distant et proche, comme des cycles continus de construction et de destruction, chaque civilisation utilisant les pierres de la précédente et démontrant qu’après chaque catastrophe se prépare une régénération possible.

Philippe Chiambaretta : Je voudrais revenir sur le rapport entre archéologie et géologie, car ce qui fait la particularité du moment dans lequel l’humanité est entrée avec l’Anthropocène, c’est justement la rencontre entre le temps de l’homme et celui de la géologie, complètement séparés jusque-là, avec des échelles de temps différentes. La géologie s’exprimait en millions d’années, l’histoire de l’homme au mieux en centaines de milliers. Cette rencontre me semble l’une des ruptures majeures, et je voudrais vous demander si le changement climatique global est présent dans votre travail. Cette rupture vous semble-t-elle de nature à questionner la posture même de l’artiste aujourd’hui ? Considérez-vous votre travail comme une façon d’utiliser l’art pour essayer d’avoir cette dimension politique par rapport à l’Anthropocène ?

Clément Dirié : Anthropocène ou Urbanocène d’ailleurs, puisque l’un des grands axes de votre pratique qui rejoint le projet de Stream, c’est la question de la ville, ce rapport à Beyrouth que vous explorez depuis maintenant trente ans.

Joana Hadjithomas : Il me semble qu’il faut tout d’abord préciser que cette question de l’Anthropocène est fortement articulée à une vision occidentale de l’histoire du monde et que, si nous devions dater l’impact de l’homme sur la nature au sens large, il faudrait remonter bien avant et, en tout cas, aux grandes vagues de colonisation et à la modernité en général, à l’hégémonie capitaliste. Bien sûr, nous interrogeons notre rapport au monde dans lequel nous vivons à travers notre recherche, qui tente d’être à la fois formelle et politique. Nous nous intéressons aux constructions d’imaginaires. Forcément, en tant qu’artistes, nous cherchons des représentations et des façons de rendre visibles des sujets comme ceux-là. Donner à voir le visible et l’invisible, le perçu et le latent… Ce que nous avons produit dans le projet Unconformities, par exemple, ce sont des recompositions poétiques et non scientifiques, de l’ordre des imaginaires.

Khalil Joreige : Parler d’Urbanocène ou d’Anthropocène est une manière de désigner un nouveau marqueur de changement géologique. Mais il faut avoir en tête la façon dont un événement, même anecdotique, peut s’inscrire géologiquement. Cent millions d’années peuvent, par exemple, laisser un dépôt de dix centimètres d’épaisseur, alors qu’un événement brusque – une éruption volcanique ou un tsunami, par exemple – peut provoquer trois mètres de dépôt… En géologie, on parle d’une « passée », c’est-à-dire une rupture très visible dans une couche uniforme. Le terme même de « discordance » – ou unconformities en anglais – renvoie à des ruptures temporelles, des accidents ou des désordres géologiques.

Les carottages témoignent bien de ces strates hétérogènes, ce qui entraîne toutes sortes de spéculations narratives pour essayer de savoir ce qu’il s’est passé. Ce qui est extraordinaire, c’est que l’épaisseur ou la densité ne sont pas forcément des indicateurs de cette rupture. La question n’est donc pas l’importance de l’épaisseur visuelle, mais comment rendre cela visible. C’est très intéressant parce que, soudainement, ce sont des questions de représentation, une proportion, une échelle. Ce sont des questions d’art pour pouvoir donner à voir cela. Quand on s’y plonge tout d’un coup, c’est un vertige puisqu’on a différentes temporalités, différentes échelles…

Joana Hadjithomas : Au-delà de ce côté vertigineux dans le rapport entre l’archéologie et la géologie, ce qui est très important pour nous, c’est de chercher comment se positionner pour regarder ça, de s’interroger sur notre perspective. Nous avons tous tendance à nous placer dans le présent et à donner une importance énorme, centrale à notre pensée et notre regard. Mais travailler ces matériaux et parler avec des gens qui sont spécialistes de disciplines différentes des nôtres, comme les archéologues, donne une forme d’humilité bien différente. Ils appréhendent le temps très différemment, notamment en pensant à l’archéologie du futur. Même quand ils font une découverte d’importance, ils n’en analysent qu’une partie et couvrent le reste parce que peut-être avec le temps nous aurons d’autres moyens, plus performants, pour comprendre certaines choses. C’est un enseignement qui a été très important pour moi. Ce rapport à une temporalité bien plus large, qui nous dépasse totalement, est une forme d’humilité qui m’a beaucoup aidée dans ce que nous traversons, au Liban et dans le monde. C’est une façon de se rendre compte que nos actions s’inscrivent dans un flux différent et bien plus large.

Khalil Joreige : Nous essayons de créer des œuvres sur ce que nous laissons derrière nous – What we leave behind (2019) est le titre d’une œuvre récente –, que ce soit en rapport avec la technologie nucléaire comme avec la sculpture Sarcophagi (2019), qui montre différentes tentatives et matériaux de sarcophages jusqu’à ceux utilisés pour contenir ce qui ne peut plus être contenu, défiant ainsi l’imaginaire de la temporalité, ou avec les déchets humains, quand nous photographions des carottages de la montagne de plus de quarante-cinq mètres de poubelles accumulées sur vingt-cinq ans dans la région de Tripoli.

Clément Dirié : Dans ce rapport à la catastrophe, à la rupture, j’ai le sentiment que les artistes libanais travaillent toujours dans une esthétique de « l’avant-guerre ». J’imagine que, quand on est un artiste libanais, on pense toujours à la guerre qui vient de se passer, mais aussi à la guerre qui va arriver. Cela modifie radicalement la perspective, notamment par rapport à l’Occident, à l’Europe notamment, où nous sommes dans un moment d’après-guerre depuis longtemps, alors que vous êtes toujours dans un moment d’« avant-catastrophe ».

Khalil Joreige : C’est très juste et, au fond, je crois que c’est ce qui nous pousse à travailler.

Clément Dirié : Cela m’amène la question suivante : dans votre travail depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, il y a de l’intelligence formelle, poétique ou politique, mais il y a aussi une intelligence de la survie, celle que l’on mobilise face à des situations extrêmes. Qu’est-ce que cela fait d’être toujours dans cette situation de bascule, jamais en équilibre ? Car c’est aussi cela l’intelligence de la survie : passer son temps à tomber, mais, en même temps, passer son temps à se relever.

Khalil Joreige : Nous n’avons pas le luxe du désespoir. Nous devons continuer à faire, à marcher, sinon nous tombons. À partir de là, nous développons des outils pour nous permettre de vivre notre présent.

Joana Hadjithomas : Dans la situation que nous vivons, il faut effectivement continuellement s’adapter. Accepter surtout la notion de risque, d’inattendu et de perte de contrôle. Parce que nous ne maîtrisons pas les choses. Quand nous réalisons un film, nous essayons de ne pas être dans le contrôle, ce qui est différent d’un certain cinéma traditionnel. Nous ne donnons pas le scénario aux acteurs, l’idée étant de poser des cadres et de voir ce qui va se passer. Nous mettons en place un dispositif sans savoir ce qui va advenir.

Khalil Joreige : Fondamentalement, nous cherchons cette perte de contrôle, la fragilité, le moment de rupture dans notre travail artistique et cinématographique, parce qu’il est impossible de vivre dans un pays comme le Liban et de ne pas accepter absolument cela, de ne pas en faire même une ligne forte de la recherche artistique. Nous cherchons à développer cet esprit avec l’idée que ce que nous produisons doit ressembler au lieu d’où nous nous tenons, d’où nous essayons de nous relever, ce lieu de l’inattendu qui arrive toujours.

Peut-être qu’en tant que Français, la peur de l’inattendu est moindre, mais, de notre côté, nous savons que quelque chose va constamment se produire. Nous sommes sur le qui-vive, et pourtant nous ne cessons d’être surpris. Pourquoi la perte de contrôle, l’accident ? Parce que nous sommes à la recherche du vivant, du surprenant, d’une parole qui échappe au discours, de la poésie malgré la catastrophe. Ce sont des surgissements comme des oasis dans le désert.

Joana Hadjithomas : Au Liban, nous avons vécu avec l’explosion du 4 août 2020, la troisième plus grande explosion du monde après Hiroshima et Nagasaki. Sur le plan géologique, je ne sais pas ce que cette explosion produira, comment notre sol va pouvoir absorber l’événement… Sans même parler de ceux qui étaient à proximité. L’explosion était d’une violence extrême ; le souffle de la mort nous a traversés, a tout emporté. C’était extrêmement impressionnant, nos corps n’arrivaient pas à marcher, à courir vite. Nous étions tous au ralenti dans ce paysage incroyablement dévasté, de façon inimaginable, dans un état de sidération. Il faut désormais essayer de vivre avec.

Khalil Joreige : Des œuvres qui étaient dans notre studio, notamment des photographies prises dans les années 1990 du centre-ville de Beyrouth en ruine ont été déchirées, brûlées, tordues. Elles portent tellement de traces que nous ne savons plus quoi en faire. Traces sur traces, ruines sur ruines… Certains voulaient que nous exposions ces photographies, où la représentation de la destruction elle-même est altérée, mais nous trouvions que c’était véritablement une tautologie.

Joana Hadjithomas : Et puis, quelque part, ces photographies ont été éjectées, tristement, une majorité d’entre elles ont volé et nous les avons retrouvées dans des bâtiments voisins et des parkings alentour… Des semaines après, on nous rapportait encore des choses. Nous y avons vu un signe, elles ont été éjectées. Ne les ramassons pas, elles se sont perdues… Les images de Wonder Beirut (1997-2006), que racontent-elles aujourd’hui ? À l’époque, elles mettaient en scène un photographe témoignant dans son quotidien de la destruction de sa ville. De quelles destructions de Beyrouth font-elles désormais état ? Celles des années 1970, des années 1980 ou d’aujourd’hui ?

Khalil Joreige : Ce qui est intéressant, c’est ce qu’une situation te fait véritablement à toi, comment elle te pousse à travailler.

Joana Hadjithomas : C’est ce que Jacques Rancière dit quand il écrit que nous nous intéressons non pas à des images de guerre, mais à « ce que la guerre fait aux images ». Ce ne sont pas les images de guerre que nous restituons, c’est ce que la guerre fait à nos images, la guerre au sens large.

Khalil Joreige : Et le changement d’échelle, aussi. Ce n’est pas une petite explosion, c’est quelque chose qui nous touche tous. C’est incommensurable. En quelques secondes, un tiers de la ville a été détruit…

Joana Hadjithomas : Est-ce représentable et comment ?

Philippe Chiambaretta : Cela ramène à la question de l’Anthropocène parce que, d’un point de vue scientifique, nous sommes dans une forme d’explosion au ralenti. L’Occident n’est pas préparé, mais le seul geste prévisible aujourd’hui, c’est la catastrophe à venir, raison pour laquelle nous explorons la transmission de l’intelligence, c’est-à-dire comment changer cette trajectoire de l’humanité dont la conséquence scientifiquement prévisible est un monde invivable. La question est donc de comprendre comment, dans nos actions de transmission, nous pouvons faire prendre conscience de l’urgence, de l’importance de changer les choses.

Clément Dirié : Tu utilises le mot « invivable » mais, en fait, la situation au Liban est déjà invivable depuis un moment. Quelqu’un disait : « Liban, le laboratoire du monde ». C’est une forme d’idéalisation ou d’héroïsation du Liban et de Beyrouth. Cependant, c’est vrai que, d’une certaine façon, tous les problèmes d’aujourd’hui y ont déjà été rendus visibles. C’est invivable et, en même temps, le peuple libanais continue à y vivre…

Khalil Joreige : Cet « invivable » est terrible parce que, pour beaucoup, il n’y a pas d’autre choix. Or, ce qui est incroyable, c’est l’intelligence et l’énergie de regénération. Nous disons aujourd’hui que nous ne voulons plus être « résilients », que nous ne devons plus recommencer comme avant, en arrêtant de se relever et de refaire comme Sisyphe. Mais il y a, à l’évidence, encore beaucoup à apprendre des possibilités, de l’énergie et du courage qui se déploient au Liban et inventent des possibilités d’existence et de vie.

Joana Hadjithomas : Nous avons commencé tous les deux à faire des images au moment du passage à l’après-guerre, au début des années 1990, où les choses n’étaient clairement pas résolues, mais demeuraient latentes. Cette ville pleine de fantômes et de revenants, alors ignorés, nous semblait toujours au bord de l’explosion. Mais il s’agissait de travailler hors du trauma pour produire des représentations parallèles, d’autres imaginaires. La latence, par exemple, ou la rémanence sont des figures très présentes dans notre recherche. Je crois que le problème écologique tient de cette menace latente. Nous savons tous qu’elle est là, elle se révèle, mais pas entièrement ; nous en prenons la mesure mais, d’une certaine façon, nous continuons de vivre. Aujourd’hui, je ne sais pas si nous sommes plus préparés au Liban, nous sommes surtout perdus et désespérés. Il est très difficile de changer les choses quand nous allons bien. C’est aussi extrêmement difficile de les changer quand tout s’effondre. C’est le paradoxe.

Clément Dirié : Pour revenir à l’idée des nouvelles intelligences, j’aurais une dernière question autour des notions de fiction et de poésie. Dans le triptyque production-création-architecture de Stream, il y a une chose qui différencie le diptyque production-architecture de la création, c’est la place de l’imaginaire, de la fiction. Qu’est-ce que ce passage par la poésie, la fiction et l’imaginaire apporte à votre travail ou même à votre appréhension du monde ? Est-ce une façon d’apporter un équilibre au sein de cette catastrophe qui aura toujours déjà eu lieu ?

Joana Hadjithomas : La poésie et la fiction sont une façon de donner de la visibilité, de la représentation, de faire ressentir le problème environnemental. Quand nous travaillons sur une œuvre, nous cherchons une forme de visibilité qui rende les choses sensibles sans illustrer. Et ces moyens passent justement par la poésie, la fiction, la beauté. C’est comme cela que tu amènes l’autre à s’approprier un film, une œuvre. À se poser des questions politiques essentielles comme celles de l’environnement. C’est très important pour nous, parce que nous restons persuadés qu’il y a un côté essentiel et jouissif à la réflexion, à l’art aussi et au partage.

Khalil Joreige : La fiction nous permet de réfléchir au monde, de le représenter pour pouvoir l’appréhender et s’en rendre compte. Nous sommes intéressés en premier par le réel, mais la fiction nous permet de développer d’autres manières de le percevoir. Ce sont des outils et des situations de perception du réel ; ils nous redonnent à voir ce que nous ne parvenons plus à voir. Comme Catherine Deneuve qui, par sa présence décalée et cinématographique dans Je veux voir, permet au réel d’être perçu autrement, aux ruines d’être vues et à la fiction d’advenir étrangement.

Joana Hadjithomas : De même, si nous nous appuyons parfois sur le passé, par exemple en travaillant autour d’un projet spatial des années 1960 – The Lebanese rocket society, 2013 –, ou à partir de cahiers que j’avais écrits dans les années 1980 pour le film Memory Box (2021), nous le faisons de manière à réactiver le passé au présent, puisque ce qui nous intéresse fondamentalement, c’est le présent.

Khalil Joreige : Y compris dans l’archéologie. Ce qui nous intéresse, c’est d’interroger ce que l’archéologie recherche, ce qu’elle retient, ce qui demeure dans l’Histoire ou dans nos imaginaires. Que retient l’Histoire qui pourrait nous aider à affronter ce qui est à venir ? Souvent, c’est quelque chose de particulier qui est recherché, en passant à travers le reste. Nous, c’est le contraire. Tout notre travail consiste, à l’inverse, à trouver autre chose que ce que nous cherchions. À nous perdre, à travers une rencontre, à être détournés de notre chemin…

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