Exposer le vivant

  • Publié le 18 novembre 2017
  • Laurent Le Bon

L’irruption du vivant dans la création contemporaine bouleverse en profondeur ses process et sa nature. Devenant organique, autonome, l’œuvre vivante interroge symboliquement et pratiquement son exposition au public, notamment dans un contexte muséographique classique. S’inscrivant dans le sillage d’artistes ayant brisé les codes de la muséographie comme Pierre Huyghe ou Philippe Parreno, le conservateur Laurent Le Bon met en perspective la place du vivant dans le musée au travers des expositions Jardins et Dioramas, dont il était commissaire. Laissé par principe et pour des raisons pratiques de conservation au seuil de l’institution, le vivant pénètre l’espace muséal par l’histoire de ses représentations. Ces expositions, toutes deux liées à l’in situ, à l’« indéplaçable », explorent symboliquement l’idée d’écran, l’articulation entre le factice et le réel, le naturel et l’artificiel, mais aussi la richesse des imaginaires et dynamiques temporelles du jardin.

Comment introduire le vivant au musée ?

Passionné de jardins, vous étiez commissaire de l’exposition Jardins, qui se tenait de mars à juillet 2017 au Grand Palais. Paradoxalement, le visiteur ne s’y trouvait à aucun moment face au vivant végétal. Muséifier le vivant, est-ce une aporie ?

L’exposition en soi est toujours le rapport d’un concept à un espace. C’est à l’instant où une osmose naît entre un parti pris et un espace que se forme le précipité chimique. Il y a cette belle phrase d’Orhan Pamuk, qui dit : « L’exposition c’est le moment où le temps se mue en espace. » Je m’inscris dans le sillage de ceux qui, à l’image de Pierre Huyghe ou Philippe Parreno, ont brisé les codes de la muséographie, la rapprochant du cinéma ou de l’opéra.

Pour scénographier Jardins, j’aurais aimé reprendre le principe de l’exposition Dada, dont j’ai été le commissaire au Centre Pompidou en 2005. Il s’agissait d’une grille offrant dès la première salle plusieurs possibilités d’accès aux salles suivantes. Il y a donc probablement eu autant de parcours différents que de visiteurs, ce qui était ma façon d’y insuffler l’esprit Dada. Je souhaitais utiliser un procédé scénographique similaire pour Jardins, en référence au labyrinthe où l’on se perd et ou l’on divague, plutôt qu’au jardin botanique où l’on se déplace d’étiquette en étiquette. Le Grand Palais est ainsi fait qu’un circuit linéaire sur deux étages s’est imposé, nous invitant à raconter une histoire où l’imaginaire est certes ouvert, mais où la déambulation est contrainte.

 

Wolfgang Laib, Sans temps, sans lieu, sans corps (Ohne Zeit, ohne Ort , ohne Körper), 2007, pollen de noisette — photo : Helge Kirchberger - Courtesy : Galerie Thaddaeus Ropac

Le jardin est vivant par définition, il n’a donc pas sa place dans l’espace du musée, maintenu sous des conditions de température et d’humidité extrêmement contrôlées, par souci de préservation des œuvres. À tort ou à raison, aucun responsable de collection ne prendrait le risque de voir un petit insecte xylophage détériorer une œuvre de plusieurs millions d’euros. Le musée laisse ainsi par principe le vivant au seuil.

En pénétrant dans le Grand Palais, on quitte le jardin véritable pour entrer dans l’histoire de ses représentations selon une séquence en quinze chapitres. Mais le vivant fait tout de même quelques apparitions, ne serait-ce qu’en étant incarné par le visiteur qui s’y promène comme dans un jardin. Il est également présent avant l’entrée au travers de L’Éclair vert de Patrick Blanc, une déclinaison de son mur végétal qui accompagne le début de la visite. Mais le vivant s’arrête de manière très symbolique au seuil de l’exposition et ressurgit à la fin, dans l’œuvre de Wolfgang Laib, artiste qui a révolutionné notre rapport à l’art et à la nature dans les années 1970. Alors que la société s’accélérait et se mondialisait, lui se rendait dans les champs pour récolter un à un des grains de pollen dans une pratique quasi zen de méditation. Il les assemble ensuite dans des carrés monochromes d’une densité colorimétrique extraordinaire. Au Grand Palais, plutôt qu’un grand tapis ocre, il a choisi de disposer le pollen en deux petites pyramides qui viennent clore l’exposition par un jardin minimal du vivant.

Pour autant, le vivant n’est pas systématiquement absent du monde des musées. Des plantes étaient notamment présentes dans de nombreuses muséographies de collection permanente des années 1970-80. Au moment de l’ouverture du Centre Pompidou, Jean-Paul Pigeat – créateur du Festival des jardins de Chaumont-sur-Loire – avait par exemple eu l’idée d’utiliser les terrasses vides du musée à l’image des jardins suspendus de Babylone. Il est d’ailleurs le premier à avoir imaginé faire une exposition sur les jardins. La Ny Carlsberg Glyptotek à Copenhague est autre exemple : ce jardin-serre, où les impressionnistes dialoguent avec les plantes tropicales, a l’ambition de réunir dans un même espace des plantes et des collections venues du monde entier.

Déplacer l’indéplaçable

La concomitance des expositions Dioramas et Jardins nous invite à nous demander si cette dernière ne constitue pas finalement le diorama d’un jardin ? Peut-être pourriez-vous d’abord nous rappeler le sens de ce terme ?

On peut en effet appréhender l’exposition Jardins comme un diorama, et d’une certaine façon l’exposition Dioramas comme un grand jardin, bien qu’il ne présente que peu de végétation. C’est un pur hasard si j’ai été le commissaire de ces deux expositions en même temps à Paris, et il est encore plus étonnant qu’elles concernent la même histoire. Ce sont deux expositions que je qualifierais d’impossibles, touchant à des sujets liés à l’in situ et donc l’indéplaçable. Le jardin l’est par définition – bien qu’il y ait des jardins éphémères, dont le côté « mode » peut être discuté –, et le diorama reste difficilement amovible de par son architecture d’origine. Le challenge représenté par ces deux projets était donc attirant.

Dulce Pinzón, Nostalgia, Historias del Paraíso series, 2011, impression, 76,2 x 101,6 cm

Pour Dioramas comme pour Jardins, l’enjeu était de traverser l’écran. Étymologiquement, diorama signifie « voir à travers ». Résumer cette notion en quelques mots est un exercice difficile, puisqu’elle a beaucoup évolué depuis son invention par Louis Daguerre en 1822. Au départ toile tendue, peinte des deux cotés et un peu translucide – de manière à ce que les variations de lumière puissent l’animer –, elle a petit à petit été accompagnée d’éléments en 3D pour créer une sorte de continuité visuelle et accentuer l’illusion. À la fin du XIXe siècle, une nouvelle formule apparaît dans les musées nordiques, avec des systèmes de présentation de personnages et d’animaux dans leur environnement originel reconstitué. Trois plans le composent alors : un fond peint, souvent une toile un peu courbe – raison pour laquelle on confond souvent panorama et diorama –, des éléments réels et factices – tantôt des plantes séchées, tantôt des personnages en cire ou des animaux empaillés concrétisant ce monde reconstitué– puis, devant tout cela, une vitre créant une frontalité et rapprochant le diorama du monde du commerce.

Hétéroropies propices au vagabondage

Au Palais de Tokyo, nous voulions montrer la manière dont les artistes contemporains se sont emparés de ce concept comme d’une boîte à rêves pour poser une question centrale : « Ne sommes-nous pas dans un grand diorama ? », suggérant que la ville et la nature qui nous entourent ne pourraient être que l’illusion d’une fiction. À la fin de l’exposition, la courbe du Palais de Tokyo s’ouvre, l’espace s’agrandit, le diorama se déconstruit et la vitre se brise. Une œuvre de Duane Hanson, un sculpteur hyperréaliste, représente un peintre sur le point de finir la peinture d’une cimaise, de sorte que l’imaginaire et la réalité se retrouvent pour regagner ce qui n’est peut-être qu’une illusion : notre vie quotidienne.

Vous opérez donc un jeu entre frontalité et intériorité ?

C’est effectivement l’effet recherché, en particulier dans l’exposition Jardins. Le deuxième temps de l’exposition, que l’on pourrait qualifier de post-moderne, cherche à ancrer le jardin dans le monde contemporain, en coupant le grand fil de l’Histoire pour ouvrir sur des possibles. Seules des représentations de jardins réels sont présentées, mais le spectateur déambule parmi celles-ci comme dans un jardin.

L’art du jardin n’est-il pas lui-même une muséification de la nature, au sens où il en propose une représentation, une collection organisée de ses sujets en un lieu clôt ?

Au fond le musée, comme le jardin, est un lieu de plaisir et de savoir où le corps et l’esprit vagabondent. C’est ce qu’Aragon exprime par cette superbe phrase: « Tout ce qui est d’égaré, de vagabond dans l’être humain peut se résumer dans un mot : jardin ».

Vue de l'exposition "Jardins" — photo : Didier Plowy, copyright : RMN-Grand Palais

Comment expliquer que le jardin ait une telle actualité ?

La notion d’hétérotopie, forgée à la fin des années 1960 par Michel Foucault, donne une importance nouvelle à l’espace par rapport à l’Histoire. Orhan Pamuk, Parreno, Huyghe et d’autres ont révélé la manière dont ces deux notions sont liées au monde de l’exposition. Selon Foucault, l’hétérotopie – une prison, un cimetière, un asile – est le lieu de l’utopie concrète, regroupant en un même espace l’ensemble de l’imaginaire que l’on peut en avoir. Le jardin, l’hortus conclusus, parce qu’il est d’abord limite et seuil à franchir, parce qu’il représente l’endroit de tous les possibles ensuite, est peut-être la plus ancienne hétérotopie. Foucault disait d’ailleurs : « Le jardin c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. » Le jardin entretient donc en permanence ce rapport ambigu d’échelles. Alors que Galilée – en découvrant la rotation de la Terre autour du Soleil –, faisait tomber toutes les limites pour ouvrir sur la notion d’infini, Foucault renverse les choses et convoque Bachelard pour porter la focale sur l’espace. C’est indéniable, l’espace porte une notion d’imaginaire et c’est pour cela que le jardin a une actualité contemporaine fondamentale.

Le jardin, symbole de l’osmose entre Nature et Culture

Quel serait cet imaginaire dont le jardin est porteur ?

Tout être humain peut cultiver son propre jardin, comme le préconisait Voltaire. Le jardin c’est aussi un rapport particulier au temps et à la mort qui peut prêter à la mélancolie. Mais aussi à l’abandon, comme Gilles Clément nous le transmet si bien en pointant le macroscopique et en ouvrant des perspectives au travers de l’emboîtement des échelles.

Cependant, le jardin tend à devenir un phénomène de mode dont la définition est de plus en plus galvaudée. Il ne faudrait pas confondre « mètres carrés de pelouse plus ou moins artificielle » et « révolution écologique ». Même s’ils réunissent des passionnés et participent de l’univers du jardin, les fêtes des graines et autres festivals des jardins qui se démocratisent ne sont pas représentatifs de la passionnante complexité des jardins, qui me semble pouvoir proposer une lecture différente du monde. C’est pour cela que l’exposition Jardins recouvre un champ chronologique aussi large, de la Renaissance – époque où « le mur s’ouvre » et où le paysage est intégré – à nos jours, de façon à atteindre les notions fondamentales de première et deuxième nature.

Vue de l'exposition Jardins
photo : Didier Plowy copyright : RMN-Grand Palais

La « première nature » recouvre la nature préservée de tout contact humain, tandis que la seconde est dessinée par celui-ci au travers de l’agriculture et du paysage. Au XVIe siècle émerge le concept de troisième nature comme osmose entre nature et culture, à mi-chemin des deux premières. Il est passionnant de voir à quel point ces trois « natures » sont aujourd’hui indivisibles. Cela a évidemment commencé avec la présentation des parcs naturels américains comme espaces de nature primitive plutôt qu’en tant que constructions. Il s’agissait au fond de transformer les États-Unis en un grand jardin en projetant la grille de Central Park à l’échelle du pays tout entier.

Mais pour revenir à ce dont le jardin est porteur, quoi de mieux que de reprendre l’expression de Gilles Clément, qui le définit comme un « territoire mental d’espérance ». Il dit avec poésie : « Pour faire un jardin il faut un morceau de terre et l’éternité. » On retrouve là toute la dynamique temporelle du jardin, ce qui le rapproche encore du musée. L’instant et l’éternité sont en effet les deux piliers du musée, alors que le temps court de la contemplation d’une œuvre croise celui de la création et de la collecte des richesses de l’humanité au fil des siècles. La relation avec le cabinet de curiosité semble également évidente, surtout si l’on considère qu’ils sont apparus au moment de la suture entre nature et culture. Si le jardin fascine autant, c’est parce qu’il symbolise spatialement le moment du rêve, l’endroit où l’imaginaire vient se précipiter chimiquement.

Jardin et rapport au temps

Le jardin accumule des couches de temps qui se superposent, au travers du latin – qui est encore la langue utilisée en botanique – et au travers de l’idée même de conservation et de disparition. Le plus grand jardin du monde, un jardin sec, se trouve au Muséum d’Histoire Naturelle. C’est d’ailleurs Marc Janson, co-commissaire de l’exposition Jardins, qui en est le responsable. L’Herbier de Paris regroupe la plus grande collection de plantes du monde : une dizaine de millions de plantes disparues y sont inventoriées. C’est un sentiment vertigineux que de réaliser l’étendue de ce qui a disparu mais aussi de ce qui va apparaître.

Richard Barnes, Man With Buffalo, 2007
Courtesy of the artist

Nous avons la chance d’appartenir à une génération qui a découvert la grotte Chauvet, à l’origine de l’évolution de notre rapport au temps. Les fresques retrouvées sur les parois s’opposent en effet aux représentations linéaires de ce dernier. Cette grotte est parfois décrite comme le premier geste de Land Art, il y a 35 000 ans, car le choix du site aurait été déterminé par le paysage du vallon en contrebas et la structure de l’arche naturelle. Tout comme celle du jardin, l’étymologie du mot paysage est un peu étrange et mystérieuse. Certains pensent qu’il s’agit de la contraction des mots « pays » et « visage ». Giusepe Penone associe d’ailleurs la grotte à l’intérieur d’un crâne sur lequel nous projetons les images du paysage alentour et de ceux qui le composent.

On dit aussi que le paysage est ce qui reste en mémoire après avoir fermé les yeux…

C’est en effet une superbe définition car la perception du paysage, comme du jardin, est éminemment liée à la mémoire. Pensons aux travaux de Frances Yates et d’autres sur l’art et la mémoire. Penone, encore, définit le jardin comme le moment où l’on fait le premier pas, l’instant du franchissement qui ouvre un chemin. C’est ce qui marque le début de la création jardiniste – pour prendre ce mot d’Horace Walpole – qui fait le lien entre jardinier et artiste. Le jardin est polysensoriel, au point qu’il est peut-être la seule œuvre d’art véritablement synesthésique : l’odorat, la vue, l’ouïe, le goût et le toucher, puisque certains jardins ne sont faits que d’écorces. Le jardin est un monde passionnant, comme le paysage, que Michel Collot a cherché à définir à travers ce mot merveilleux : horizon. Quel est l’horizon ? Celui d’une petite parcelle de monde ou de sa totalité ? Nous resterons sur cette question d’hétérotopie.

Cet article a été initalement publié en novembre 2017 dans la revue Stream 04.

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