Habiter, de l’hospitalité du vivant

  • Publié le 18 novembre 2017
  • Roland Schaer

La prise de conscience de notre condition d’espèce parmi les espèces, tout comme la considération d’autres êtres – vivants non-humains, mais également le non animé – dans notre conception du monde nous invite à repenser l’idée d’habitation. En dépassant la dialectique de l’ouverture et de la clôture développée par Heidegger dans Bâtir, Habiter, Penser, le philosophe Roland Schaer réintroduit l’importance du vivant dans la notion même d’habiter. S’inspirant du concept biologique d’ « homéostasie », il insiste sur l’importance de la constitution de ce « milieu intérieur », autoproduit et régulé par l’organisme. Chaque vivant devenant milieu lui-même doit néanmoins échanger, se faire métabolisme et ouvrir des porosités pour survivre. La figure du vivant nous enseigne ainsi de nouvelles formes d’hospitalité, portées par la nécessité vitale de faire et se faire habitat pour d’autres.

Qu’est-ce qu’habiter ? Pour essayer de répondre à cette question, j’aimerais d’abord dire un mot du fameux texte de Heidegger intitulé Bâtir, Habiter, Penser. Un texte de 1951. Le mot bauen, « construire », « bâtir », « édifier », vient, nous dit Heidegger, d’un vieux mot allemand qui signifiait d’abord habiter. Il faut donc penser l’habiter avant le bâtir, il faut penser l’habiter pour pouvoir penser le bâtir. Ce mot de vieil allemand d’où vient bauen c’est buan, « habiter ». Cette racine, on la retrouve dans ich bin, du bist, « je suis », « tu es », comme dans l’anglais to be. Habiter, c’est le mode d’être de l’homme, c’est ainsi que nous sommes. « Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. »M. Heidegger Bâtir, habiter, Penser p. 173 in Essais et Conférences Trad. A. Préau Gallimard, « Tel », Paris, 1958

Être sur terre comme mortel, parce que l’habiter c’est ce qui arrive quand il y a veille sur ce qui naît, croît, se développe, disons quand on prend soin de « ce qui pousse », qui est mortel. Avec cette notion de « ménagement », de veille et de soin prodigué à ce qui vient de soi-même à être soi, Heidegger retrouve un motif central de sa philosophie : le faire éminent, le poïein par excellence – celui dont les penseurs et les poètes sont les gardiens –, ce n’est pas la fabrication d’un artefact, ni la production de concepts, c’est la venue à l’être de ce qui advient, phusei, naturellement, de ce qui a en soi le pouvoir d’advenir : une production qui requiert néanmoins, pour s’accomplir, du ménagement. « La phusis, écrit-il, est la poïèsis au sens le plus élevé. »M. Heidegger La Question de la Technique in Essais et Conférences p. 17 Heidegger invoque ici la culture, le ménagement qui s’effectue dans les pratiques culturales, et on s’attend à ce qu’il en vienne au soin que requiert le vivant.

Au lieu de cela, se déploie une étrange dialectique de l’ouverture et de la clôture. D’une part, dans cet habiter se joue l’accès à la vérité de l’être. Ouverture : l’habitat est « clairière », lichtung. Dans cette ouverture peut se dévoiler ce qui s’est retiré dans la langue. Et s’accomplir du même coup l’essence de l’homme. En ce sens, l’habiter est le trait fondamental de la condition humaine. L’animal, « pauvre en monde », n’habite pas. Mais, comme en contrepoint de ce motif de l’ouverture – à l’être –, Heidegger conclut cette enquête dans la langue par une formule saisissante : habiter, écrit-il, c’est « rester enclos dans ce qui est parent »Bâtir, Habiter, Penser, ibid. p. 176. Il y a comme une ouverture dans la verticalité, et une clôture dans l’horizontalité. Clôture par exclusion à la fois des vivants non-humains, et des humains non-parents. Clôture qui serait la condition de l’Ouvert, pour ceux-là qui habitent, dans l’entre-soi d’une parenté, c’est-à-dire d’une origine partagée, et la phobie du mélange. Clôture d’un habiter sans hospitalité.

Homéostasie

Mon hypothèse est la suivante : si être c’est habiter, cela doit se dire non seulement de l’homme mais du vivant.Voir Roland Schaer Répondre du vivant Ed. Le Pommier Paris 2013 Une hypothèse qui me paraît à la fois suggérée et rejetée par Heidegger. Suggérée par la référence à la phusis, rejetée par l’exclusion des non-humains et des non-parents.

Pour comprendre cela, je me réfère à ce que les sciences du vivant nomment « homéostasie ».

Claude Bernard a introduit en physiologie le concept de « milieu intérieur ». Il y a, dit-il, des catégories d’organismes dont le régime de vie change avec les fluctuations du milieu ; ainsi, en hiver, les graines connaissent une période de dormance, qui ne s’arrête qu’avec le retour des conditions climatiques favorables à la germination ; de même, les marmottes hibernent, vivent au ralenti en attendant les beaux jours. Les animaux que Claude Bernard considère comme « les plus élevés en organisation » sont ceux qui parviennent à s’affranchir de cette dépendance aux fluctuations du milieu extérieur parce que leur vie se déroule dans un second milieu, un milieu dans le milieu. C’est ce qu’il appelle le « milieu intérieur », un milieu produit par l’organisme pour fournir un habitat à ses composants. C’est un milieu autorégulé relativement stable, dont les paramètres sont maintenus à peu près constants. Chez les « homéothermes » que nous sommes, les cellules, tissus et organes vivent à température constante, hiver comme été. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui « l’homéostasie » : stabilité chimique, stabilité « climatique », stockage de réserves qui réduit la dépendance à la variation des ressources dans le milieu extérieur, etc.

Une remarque : avec la révolution néolithique, accompagnée de l’invention et de l’expansion de l’agriculture, de l’élevage et de la sédentarisation, les hommes ont en quelque sorte produit de l’homéostasie « dehors ». Les chasseurs-cueilleurs, nomades, doivent se déplacer en fonction de la disponibilité des ressources, soit qu’ils les aient épuisées, soit que la saison les oblige à chercher des régions plus hospitalières, comme le font les oiseaux migrateurs. Il faut changer de milieu. Avec l’agriculture et l’élevage, en « domestiquant » la ressource végétale et animale, en la gardant à demeure et en la stockant, les hommes du néolithique se sont relativement affranchis de ces fluctuations ; ils ont changé le milieu, ont bâti un milieu de plus grande homéostasie, un dehors plus habitable devenu leur foyer quelque part sur la Terre. Un habitat plurispécifique de surcroît, puisque des végétaux et des animaux étaient accueillis « à la maison », domestiqués.

Je crois que l’invention de l’homéostasie, l’invention du milieu intérieur, c’est l’invention d’une forme de l’habitat, une invention de l’évolution. Avec elle, le vivant, avant même de transformer son milieu pour le rendre plus ou moins habitable, en se faisant milieu intérieur pour ses composants, se fait lui-même habitat.

Revenons à la question de la clôture. Si l’on doit dire du milieu extérieur qu’il est un habitat, c’est qu’un organisme, ou une population d’organismes, doit continûment échanger avec lui de la matière, de l’énergie et de l’information. Le métabolisme est la condition de sa survie ; cette circulation, ce commerce, est ce qui fait que le vivant subsiste dans sa condition de vivant, continue à être en se renouvelant ; que l’échange s’arrête et il meurt. Si, pour le vivant, être c’est habiter, cela ne saurait vouloir dire « être enclos ». De surcroît, pour en revenir à la production d’homéostasie, à ce que je tiens pour la production d’habitat, non seulement ce processus doit s’accomplir tout en échangeant continûment avec le milieu extérieur, tout en préservant la porosité de la membrane, tout en laissant le système ouvert sous peine de mort, mais ce sont les fluctuations du milieu extérieur elles-mêmes qui servent de gisement d’information pour réguler le milieu intérieur et assurer sa stabilité par des processus de « rétroaction négative ». Là encore, le vivant se défend de son dehors en établissant une sorte de connivence avec lui, de façon à réduire sa propre vulnérabilité. Il n’y a pas d’habitat qui ne soit un territoire ouvert. La clôture, c’est la mort. La forteresse imprenable, c’est la tombe. Tout habitat est un échangeur.

Écopoïèse

À partir de là, je crois que l’on peut analyser toute une série de transformations que le vivant opère sur son milieu « extérieur », notamment les manières de produire, dehors, de l’homéostasie, comme des externalisations d’homéostasie. J’en ai indiqué un exemple en évoquant la révolution néolithique. Non seulement le vivant se constitue en habitat, mais il produit de l’habitat pour d’autres vivants. Cette externalisation, je l’appelle « écopoïèse », et elle est partout à l’œuvre dans le monde des vivants. Elle consiste à projeter, dehors, des dispositifs analogues à ceux qui président à la régulation du milieu intérieur. Les exemples qui nous sont les plus familiers restent les nids, les niches, les terriers, les gîtes, les fourmilières, les termitières, ce que les Anglo-Saxons appellent nursery environments.

Les premiers stades du développement – l’œuf, l’embryon, le fœtus, le juvénile… – sont placés sous le signe de l’hyper-vulnérabilité. L’activité écopoïétique des géniteurs vient pallier cette distorsion adaptative des petits en leur fabriquant un habitat plus sûr. Construire un nid et prodiguer des soins parentaux, c’est accroître la probabilité de survie de sa descendance : accroître la sécurité face aux prédateurs, assurer un approvisionnement aussi constant que possible, parfois dispenser la chaleur par l’incubation, etc. Avec les fourmilières, les termitières, les ruches, on voit apparaître des habitats où le travail du soin parental s’est socialisé : la reine féconde assure les naissances, mais une armée d’ouvrières stériles bâtit et entretient la « nurserie », en assure la garde et l’approvisionnement, et parfois y introduit la culture de champignons et l’élevage de pucerons – quelque chose d’analogue à l’agriculture et à l’élevage – pour avoir à demeure les sources d’approvisionnement des larves.

Un chercheur américain, J. Scott TurnerJ. Scott Turner The extended organism – The physiology of animal-built Structures, Harvard University Press, 2002., a montré que ces constructions ont une fonction physiologique, ce sont comme des organes artificiels producteurs d’homéostasie pour le « super-organisme » que constitue la colonie. Les immenses termitières d’Afrique du Sud qu’il a étudiées, des colonnes de terre de deux mètres de haut dressées au milieu des déserts, sont dotées de systèmes de canalisations ouvertes sur l’extérieur qui permettent d’assurer l’aération de la termitière, régulant l’apport en oxygène nécessaire à la respiration de la colonie et l’évacuation du gaz carbonique qu’elle produit. Dans les phases de croissance de la colonie, quand les besoins en oxygène s’accroissent et que l’augmentation de la production de gaz carbonique menace la colonie de suffocation, un mécanisme d’autorégulation se déclenche : la modification de l’équilibre de l’atmosphère intérieure provoque une cascade de signaux chimiques qui pousse des groupes de termites à rehausser la construction et prolonger ses tuyauteries pour augmenter l’apport d’air extérieur et accroître l’évacuation de CO2. On trouve un phénomène analogue dans une ruche, où, quand l’air frais se raréfie, des groupes d’abeilles viennent aux entrées de la ruche pour la ventiler de leurs ailes.

Il y a deux façons de donner un habitat aux petits vulnérables : en construisant, dehors, des « nurseries », comme le font souvent les ovipares ; en hébergeant, dans le corps maternel, les premiers stades du développement. Avec la viviparité, c’est l’homéostasie du corps maternel qui fournit un habitat protecteur aux embryons et aux fœtus. Chez les placentaires, c’est par le sang maternel – le « milieu intérieur » du corps maternel –, sur lequel l’embryon est branché par le placenta, que sont assurés les échanges métaboliques nécessaires à sa survie. Et chez les mammifères, le corps de la mère reste après la naissance le gisement des ressources nutritives du nouveau-né, par l’allaitement. Chez les espèces dont les petits naissent immatures, comme c’est le cas des hommes, la gestation intra-utérine doit être relayée, longtemps, par le soin parental. Et pour nous aussi, ce soin est socialisé. Au fond, chez l’espèce humaine, la production d’habitat homéostatique doit perdurer, socialement assurée, tout au long de la vie. C’est ainsi que nous habitons.

Hospitalité

Les exemples que j’ai pris jusqu’ici concernent la progéniture : qu’il lui soit donné d’habiter augmente la probabilité de sa survie. Mais la production d’habitat pour d’autres vivants ne se limite pas à ces cas. Penser que l’activité écopoïétique du vivant n’est destinée qu’à la progéniture, ce serait retrouver, étendu à l’échelle des non-humains, le motif heideggerien selon lequel habiter c’est « rester enclos avec ce qui est parent ». Ce serait aussi donner crédit à la thèse des sociobiologistes, selon lesquels l’altruisme qui s’observe dans le soin ne relève finalement que de l’égoïsme des gènes. Dedans, un habitat pacifié pour la parenté, dehors, un monde hostile. Je crois qu’il n’en est rien.

Il est vrai que le milieu vivant dans lequel vit le vivant est bien souvent hostile. La prédation et le parasitisme sont les deux principales figures de cette hostilité ; la prédation quand le gros tue et dévore le petit, le parasitisme quand le petit infeste le gros. Le parasitisme est une histoire d’habitat. De fait, les micro-organismes qui viennent infester un « hôte » sont pour lui, en règle générale, dangereux, toxiques, pathogènes voire mortels. Souvent, l’affaire tourne mal. D’abord parce que le parasite affaiblit son hôte en l’exploitant, tuant la poule aux œufs d’or ; et puis parce que l’hôte se défend, mobilise des armes pour éliminer l’intrus. L’hôte se fait « milieu hostile », et la course aux armements se poursuit, à mort.

Mais il arrive que ça tourne autrement, assez souvent même. Il arrive que le parasitisme tourne en symbiose mutualiste. Tout se passe alors comme si une trêve était conclue, comme si les hostilités étaient suspendues ; entre l’hôte et le parasite, l’hostilité se convertit en hospitalité : ça cohabite. Nous hébergeons dans notre système digestif des masses de bactéries qui constituent une sorte d’organe supplémentaire, devenu indispensable à nos métabolismes digestifs. On l’appelle le microbiote. Ces bactéries sont dix fois plus nombreuses que les cellules constituant notre corps. Elles décomposent les nutriments, les rendant digestes, elles synthétisent des vitamines, etc. L’abus d’antibiotiques, parce qu’il détruit cette flore qui travaille pour nous, rend nos organismes plus fragiles.

Deuxième exemple : on dit souvent que les termites se nourrissent du bois parce qu’elles dévastent des arbres ou des charpentes. En réalité, elles sont incapables de métaboliser les particules ligneuses. Ce sont des bactéries – qu’elles hébergent dans leurs intestins – qui phagocytent la cellulose et la dégradent en sucres, puis d’autres bactéries encore qui fermentent ces sucres en acides gras. Les coraux sont-ils des minéraux, des végétaux, des animaux ? En fait, ce sont des animaux, des « cnidaires », qui hébergent dans leurs tissus des colonies d’organismes unicellulaires photosynthétiques : ce sont ces hôtes, les « zooxanthelles », qui leur fournissent le gros de leur alimentation, comme un jardin potager aménagé à l’intérieur même de leur corps.

On pourrait multiplier les exemples. Nous savons maintenant – la thèse a d’abord été défendue par la biologiste américaine Lynn Margulis – que l’évolution a très souvent utilisé ce procédé de « symbiogenèse » pour créer de nouvelles formes de vie : des organismes se font habitats pour d’autres. Quelque chose qui ressemble à l’hospitalité.

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