Le contexte comme ressource
Cet usage différent du temps ouvre aussi une voie politique, radicante. On sait que la pression du temps court est l’ennemie de la démocratie. On peut souhaiter que l’architecture s’éloigne du temps politique vertical et radical qui l’instrumente pour se rapprocher des sociétés et explorer le paradigme neuf – et pourtant si ancien ! – de la responsabilité civique de l’architecteEn 1946, arrivé en exil aux États Unis, Walter Gropius, créateur de la pédagogie multidisciplinaire expérimentale du Bauhaus, fonde avec Marcel Breuer et la nouvelle génération de ses étudiants de Harvard, le TAC The Architects Collaborative, manifeste d’« une profession qui exerce la conception collective au service de la société. » cf. Walter Gropius Architektur, Fischer Bücherei, Frankfurt, 1956..
La conception radicante s’inscrit dans une analyse « pluri-racinaire » du lieu et des besoins de ses habitants pour proposer différents scénarios de développement architectural et urbain, formulés de manière collective. Nous nous installons sur le lieu pendant de longues semaines et commençons par mener une analyse historique, morphologique et typologique pour le restituer dans son contexte géographique et environnemental. Il s’agit de l’analyse « classique » à laquelle tous les architectes sont censés être formés. Nous menons cependant cette analyse conjointement avec les habitants et formons par la suite des groupes de recherche pluridisciplinaires dans le respect des quatre piliers du développement durable, à savoir le politico-économique, le social, le culturel, et, bien sûr, le pilier écologique.
Ces groupes de recherche mettent à profit l’éventail des pratiques de la conception participative, organisant des ateliers participatifs et engageant un dialogue avec les habitants et les utilisateurs, ou encore en procédant à des évaluations SWOT répertoriant les forces, faiblesses, opportunités et menaces afférentes au lieu. Les résultats sont documentés sous la forme de cartographies inclusives ou thématiques, faciles d’accès et compréhensibles par tous.
L’approche radicante vise la co-création et co-réalisation « par et avec les habitants » des projets nécessaires, repensant les environnements et les espaces publics existants de manière à encourager le développement de circuits d’économie circulaire et à catalyser les effets du développement personnel et de l’émancipation sociale.
Le temps est en effet le meilleur véhicule des décisions collectives. Qu’il s’agisse de relever attentivement les besoins, d’élaborer des projets qui leur répondent, le temps est la matière première des démarches radicantes – humbles au sens où elles ne prétendent pas régler radicalement les problèmes. Ces méthodes d’auto-développement se multiplient aujourd’hui de par le monde : en Occident, pour s’opposer au post-Fonctionalisme autoritaire des États ou des Villes, comme dans les pays émergents où le dessein Moderne a sombré, léguant un chaos que les sociétés doivent amender elles-mêmes.
L’analyse du site et de son environnement, cette manière de mettre en scène la spécificité de chaque situation localiséeLocus : La relation singulière et universelle entre un endroit spécifique et les bâtiments qui s’y trouvent , Aldo Rossi, L’Architettura della città, Clup, Milan, 1966., d’écouter les usagers et leurs usages, d’expérimenter la co-programmation urbaine et architecturale comme catalyseur social, le fait de convaincre les habitants et nous-mêmes – les architectes – d’accepter un dialogue approfondi pour l’élaboration d’un compromis établi de façon collective à travers une co-conception et une co-construction, tout cela requiert naturellement du temps. Mais il y a aussi deux autres dimensions inestimables qui en nécessitent probablement davantage : l’humilité et la curiosité. Apprendre à partir de l’existant, de sa mémoire collectiveVoir : Carl Gustav Jung, Approaching the Unconscious, dans Man and his Symbols, Dell, New York, 1964., de ses symboles et de ses analogiesOu, comme Rossi l’explique de manière assez juste : « La biographie d’une ville est écrite entre les lignes, dans un tissu de sensations » Aldo Rossi, The Analogue City, dans The Architecture of the City (1966), avec une introduction par Peter Eisenman, édition anglaise, MIT Press, Cambridge, Massachusetts 1982. Le concept de l’analogie est emprunté, comme le concept du Locus, par Christian Borberg-Schulz dans Existence, Meaning and Symbolism, dans Meaning in Western Architecture, Editions Electan, Milan, 1974, édition anglaise Rizzoli, New York, 1980., de ses qualités sensoriellesVoir Juhani Pallasmaa, The Eyes of the skin : Architecture and the Senses, John Wiley & Sons, Chichester, 2006., de ses espoirs et de ses peurs, de son potentiel et de ses risquesDans mes études radicantes du royaume public, j’utilise la méthode analytique de Lynch (1960), Jacobs (1961), Rossi (1966), Alexander (1975), ou Gehl (2011), combinées à la matrice SWOT ainsi qu’à l’analyse des intervenants. Toutes les propositions de conceptions sont développées exclusivement à travers la fabrication de maquettes allant jusqu’à l’échelle 1, en bois, carton, terre ou encore matériaux recyclés., signifie mettre l’identité du lieu, les besoins et les aspirations de la société avant notre ego de créateur, mais aussi revendiquer que les espaces publics « […] ont la capacité de proposer quelque chose pour chacun, seulement parce que et quand ils sont fabriqués par tous »Jane Jacobs, The death and life of great American cities, Vintage Books, New York, 1961..