La création de valeur par l’architecture

  • Publié le 11 janvier 2017
  • Frédérique Monjanel

Dans un contexte de déplacement de la commande d’architecture publique vers un marché de la commande privée, la branche immobilière du groupe financier ING s’est illustrée à plusieurs reprises en portant et en réalisant avec force des opérations architecturales singulières sans négliger leur qualités de promotion immobilière. Frédérique Monjanel nous retrace son parcours, de l’agence Jean Nouvel à ses activités actuelles de développeur senior au sein d’ING Real Estate. ING pourrait être une preuve de la confiance que les architectes doivent accorder à des partenaires privés, pour aboutir à des stratégies communes entre clients et architectes au service des villes et de leurs habitants.

(entretien avec Aurélien Gillier et Christophe Le Gac)

Frédérique Monjanel est directrice du développement immobilier chez VINCI Construction France depuis 2011.

Comment passe t-on de la conception architecturale chez Jean Nouvel à une activité de développement immobilier pour une firme internationale ?

Je suis entrée à l’agence Jean Nouvel en 1987, où j’ai démarré avec Myrto Vitart, le projet du centre culturel Onyx à Saint-Herblain, ensuite j’ai participé au concours du Centre des Congrès de Tours que nous avons remporté. On a eu beaucoup de projets comme ceux-là dans la commande publique et puis l’agence a chuté. La structure avait grandi trop vite, et il y avait trop d’équipes, ce qui fait qu’il y a eu, à un moment donné un gros problème de trésorerie et de management. En 1994, Jean Nouvel est parti vers un nouveau cap avec un nouvel associé. Et c’est là que j’ai commencé à travailler pour des projets avec ING, notamment un projet en République Tchèque, initié par une rencontre entre Paul Koch et Jean Nouvel. Nous avons donc commencé à toucher à la commande privée internationale. Pour ce projet de « L’ange » en république Tchèque, l’équipe était internationale. Au début ce sont Paul Koch, ING et Jean Nouvel qui ont proposé une étude stratégique urbaine sur la ville de Prague.

La réponse apportée par Jean Nouvel était plus une vision sur le renouvellement de la ville qu’une étude urbaine classique, ce qui permettait pour un promoteur privé de visualiser directement les zones à valeur ajoutée et celles potentiellement développables. L’idée était de définir des potentiels de développement. Le projet a été conçu avec très peu d’argent, et il a fallu faire beaucoup de pédagogie, à cette époque, les équipes tchèques ne savaient pas dessiner sur Autocad, les ouvriers ne savaient pas galvaniser, etc. Mais cela a été une expérience formidable, autour d’ING qui était demandeur d’une signature, et la ville. Dans ce quartier de Prague, il n’y avait rien auparavant, le pari d’ING était risqué, mais a été couronné d’un succès commercial surprenant, les boutiques ont été louées à des loyers bien supérieurs à ceux estimés au préalable. C’est ici qu’a débuté mon histoire avec ING. Quand Paul Koch s’est fait proposer un poste chez ING en France, il est venu me demander conseil sur des architectes qui seraient intéressés pour travailler dans cette branche de développement, et j’ai mis un peu de temps à comprendre que c’était à moi qu’il s’adressait. Je l’ai donc rejoint chez ING. L’expérience en République Tchèque a été très concluante car il y avait une réelle compréhension de l’architecture de la part des tchèques, une ouverture totale sur les pratiques contemporaines et une culture de l’auteur.

Cette même culture n’est pas ou peu présente en France, il existe encore une trop grande frilosité par rapport à l’architecture. Il n’est pas anodin de voir que beaucoup d’auteurs français ont tenté d’expliquer la peur de la modernité. Les choses changent petit à petit, on a pu voir quelques opérations singulières menées avec les bailleurs sociaux, toujours précurseurs en France. Il y en a certains qui ont une volonté forte, mais les autres manquent cruellement de culture générale. À la différence du système de promotion immobilière français, les firmes néerlandaises, comme ING, sont constituées essentiellement d’architectes, d’urbanistes, de géographes et bizarrement peu de personnes issues de l’économie et du commerce. Chez ING, on insiste sur la qualité des programmes et des sites, même si l’architecture n’est pas exceptionnelle sur tous les projets, les typologies, elles, le sont et bénéficient d’une recherche attentive.

À part la promotion immobilière, quelles sont les activités d’ING ?

ING Group est une institution financière internationale d’origine hollandaise offrant ses services dans les secteurs de la banque, de l’assurance et de la gestion d’actifs pour 60 millions de clients (particuliers, sociétés ou investisseurs institutionnels) dans 60 pays.

Classé parmi les deux premiers groupes immobiliers mondiaux avec plus de 90 millions d’euros d’actifs en gestion, ING Group compte plus de 115 200 collaborateurs dans 21 pays. ING s’organise autour de trois pôles, l’un pour l’Investment Managment, un autre Finance et celui dans lequel j’interviens : le pôle Developement sous la direction de Paul Koch.

Le groupe ING Real Estate se démarque grâce à une production architecturale de qualité, et
fait travailler de jeunes équipes d’architectes plutôt que de grandes
stars de l’architecture. Quelles sont les motivations et les stratégies d’un groupe immobilier comme le vôtre ?

Nous avons deux stratégies différentes
en fonction des opérations, le groupe
sait faire travailler des architectes de
grande renommée comme Jean Nou-
vel et Frank Gehry à Prague, Renzo Piano à New York. En France, sur le marché des projets mixtes et plus particulièrement du logement, nous faisons appel à des équipes jeunes, matures et talentueuses, dont nous connaissons les convictions sur la question du logement (Comme Périphériques Architectes ndlr). Notre stratégie consiste à exiger une architecture de qualité très bien pensée, dessinée et construite jusqu’au moindre détail. C’est une exigence naturelle, de la même façon nous choisissons de très bons ingénieurs et financiers pour monter nos opérations.

Travailler avec des architectes lorsque l’on se situe du côté des promoteurs privés, est-ce une manière de créer de la valeur supplémentaire aux bâtiments, et quelle serait cette valeur ajoutée ?

En tant que promoteur, nous avons une mission, celle de « produire de la matière de ville », mais aussi de la réussir. Pour se mettre au service des villes en témoignant le plus justement de la culture de l’époque, les architectes sont indispensables. Ils sont au cœur du dispositif, à la fois partenaires visionnaires et responsables avec les opérateurs de la qualité du cadre de vie et de sa pérennité. La valeur ajoutée d’une architecture bien faite est évidente, elle garantit en majeure partie la réussite de l’opération.

Quels sont vos critères pour sélectionner les architectes avec qui vous souhaitez travailler ? Disposez vous au sein d’ING d’un service que l’on pourrait apparenter à une veille « technologique et artistique » ?

Nous travaillons avec des architectes dont nous connaissons bien le parcours, les convictions et l’engagement au sein de cette discipline. Ils appartiennent à une famille de pensée, celle qui rassemble le goût du dialogue, de l’innovation maîtrisée, du dessin, d’une technologie contextuelle et de l’économie du bâtiment comme matière première du projet. C’est une vision partagée de l’urbanisme et de l’architecture que nous tentons de développer, les architectes hollandais, rôdés au dialogue avec les promoteurs privés, sont très souvent associés à nos équipes. Une bonne stratégie de sélection consisterait à faire émerger de jeunes talents, à confronter les visions et les pratiques des architectes français avec d’autres cultures, mais aussi à préparer les occasions de l’expression des grands architectes de notre pays.

Voyez-vous une évolution dans les relations qu’entretiennent les architectes avec la commande privée, et plus largement pensez-vous que le concours d’architecture est la forme adéquate pour produire de l’architecture aujourd’hui ?

Les architectes doivent avant tout progresser dans les relations qu’ils entretiennent avec la commande privée. Ils doivent se rapprocher des opérateurs, les rassurer, prouver que leur pratique associe l’économie comme matière du projet, que la programmation et l’environnement sont au cœur de leurs préoccupations. L’architecture et le style ne doivent pas être un sujet en soi, ce qui doit compter en définitive, c’est une stratégie commune entre un client et l’architecte, au service des villes et de leurs habitants, ensuite la bonne architecture suivra. En ce qui concerne le concours d’architecture, je pense qu’il est souvent nécessaire aux collectivités pour garantir la qualité et l’équité. C’est un process qui à la fois développe et frustre la profession. Il pourrait très souvent être évité et remplacé par un comité de discussion et de concertation entre acteurs publics et privés, pour ajuster la sélection de l’architecte à une problématique précise.

De votre expérience d’architecte pour une agence d’envergure à votre fonction actuelle de developper chez ING, avez-vous changé votre façon d’envisager l’architecture ?

Je n’ai pas changé ma façon d’envisager l’architecture. Je suis toujours pleinement à son service, j’ai l’opportunité, grâce au soutient de Paul Koch, mon directeur, et de ma société ING, de pouvoir réfléchir, proposer et développer avec nos partenaires architectes, une vision poétique de l’architecture qui amplifie les valeurs d’usage et témoigne simplement mais avec exemplarité des valeurs de notre époque.

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