Luxe & chapelles à Tokyo

  • Publié le 11 janvier 2017
  • Taro Igarashi

La construction d’objets architecturaux remarquables 
de grandes marques de luxe internationales s’est accélérée ses dernières années au pays
 du soleil levant. L’apparition de chapelles de mariage purement commerciales, non religieuses, est devenue une mode très japonaise. Ces deux phénomènes de société sont le reflet de
 deux approches différentes de l’architecture contemporaine mondiale. À une recherche expérimentale dans la boutique de luxe, s’oppose un pastiche terrible du style gothique pour les Weddings Chapels. Les raisons sont multiples.

Taro Igarashi est docteur en ingénierie, historien et critique d’architecture. Il enseigne à l’Université de Tohoku à Sendai au Japon.

Le développement urbain de tokyo après l’éclatement de la bulle économique

Les éditions Toto ont publié successivement deux guides qui ont connu un succès de librairie tout à fait exceptionnel pour ce type d’ouvrage. Le premier, intitulé « Kenchiku map Tokyo — The Architectural map of Tokyo » (1994) est devenu le livre de référence sur le patrimoine architectural de la capitale japonaise de la période de la bulle économique. Il met en évidence l’influence considérable que le postmodernisme, alors en plein essor au Japon, a exercé sur les architectes de l’archipel et recense les nombreuses œuvres d’une grande richesse, tant dans les formes que dans les couleurs, qu’il a engendrées.

Herzog et De Meuron, magasin Prada, Omotesando, 2003

Le second a pour titre « Kenchiku map Tokyo — The Architectural map of Tokyo Part 2 » (2003). J’y ai dressé une liste complète des édifices, ce qui m’a permis de constater que, même après l’éclatement de la bulle économique, Tokyo restait une ville monstrueuse où proliféraient les nouvelles constructions. Bien entendu, il y a eu aussi des changements. Par exemple, le nombre des établissements publics de taille moyenne a diminué tandis que les travaux de rénovation prenaient de l’ampleur. Certains quartiers, entre autres Roppongi Hills et Shiodome Shiosite, ont fait l’objet d’énormes travaux de réaménagement tandis que les habitations individuelles se multipliaient comme les « Mini House » de l’Atelier Bow-Wow (en japonais Atorie Wan) ou les petites maisons de Kazuyo Sejima. En d’autres termes, l’architecture japonaise a évolué dans deux directions opposées à cause d’une part du rejet de l’étalement urbain et, d’autre part, du retour vers le centre ville.

Toutefois, le développement urbain de Tokyo semble bien modeste en comparaison de ce qui se passe en Chine. Les édifices qui surgissent de terre à Beijing ou à Shanghai ont des proportions impressionnantes en termes non seulement de hauteur mais aussi de largeur. En Chine, la propriété foncière privée n’existe pas, si bien qu’il est possible de restructurer entièrement un quartier comme s’il s’agissait d’un emplacement inhabité. Au Japon, en revanche, les terrains ont un prix très élevé et ils sont morcelés en petites parcelles à cause de la transmission du patrimoine aux héritiers, ce qui a provoqué une prolifération d’immeubles tout en hauteur (pencil building). En outre, à Tokyo, le développement urbain à grande échelle est resté relativement raisonnable et modéré, alors qu’il en va tout autrement en Chine où des architectes audacieux comme Rem Koolhaas et Riken Yamamoto ont été engagés comme maîtres d’œuvre.

Si l’on se place dans une perspective mondiale, les petites habitations de Tokyo font preuve d’une plus grande originalité que les autres formes architecturales. En Europe et aux États-Unis, les maisons sont plus vastes et ceux qui n’en possèdent pas vivent dans des appartements. Mais chez les Japonais, il existe un fort désir de posséder un terrain et une maison, si petits soient-ils. Ces derniers temps en particulier, le regain d’intérêt pour le centre des villes s’est accentué par l’achat de petits logements urbains au détriment de la grande maison en banlieue. Dans le reste de l’Asie, la plupart des gens vivent dans des appartements comme en Europe et aux Etats-Unis, même si une partie des gens fortunés résident dans de somptueuses résidences. Mais à Tokyo, les petits logements constituent une forme d’architecture caractéristique de la capitale japonaise. Deux tendances opposées de l’architecture se sont affirmées au Japon après l’éclatement de la bulle économique.

Deux types d’édifices y connaissent une vogue exceptionnelle et ne relèvent ni du développement urbain gigantesque, ni des habitations individuelles. Le premier type est celui des boutiques de grandes marques conçues par des architectes célèbres et le second, celui des chapelles réservées aux cérémonies de mariage (wedding chapel). Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’espaces commerciaux qui visent une clientèle féminine. Les grandes marques et les cérémonies de mariage jouent un rôle important dans le monde entier, mais au Japon, elles connaissent un essor particulièrement remarquable. D’après une enquête effectuée en 2003, 44% des femmes de l’archipel qui ont entre 15 et 59 ans possèdent un sac de la marque Louis Vuitton. Un tiers des ventes mondiales de la maison Louis Vuitton est le fait de la clientèle japonaise.

Le succès phénoménal de cette marque de luxe au Japon tient à une volonté des femmes, non pas de se singulariser par rapport à leurs semblables, mais de s’uniformiser avec elles. Curieusement, les lycéennes japonaises arborent en même temps des sacs de grandes marques et de menus objets achetés dans des boutiques à bas prix, une forme d’incohérence qui est volontiers admise dans l’archipel. Par ailleurs, plus de 60% des couples souhaitent que leur mariage soit célébré dans une église bien que le nombre des personnes de confession chrétienne constitue à peine 1% de la population japonaise.

Dans le même temps, la veille de Noël est devenue la fête des amoureux. Pour répondre à la demande, des « cathédrales » réservées aux mariages et où nul fidèle ne vient prier sont apparues dans toutes les provinces de l’archipel, ce type d’activité est devenue une industrie. Le Japon est le seul pays au monde où l’Église catholique autorise la célébration dans des églises de mariages entre des personnes non-croyantes.

Une architecture comparable 
à celle des pavillons des expositions universelles

Depuis le début du XXIe siècle, Tokyo a vu les projets architecturaux gigantesques se succéder les uns après les autres, mais en terme de qualité architecturale, ce qui s’est passé dans les quartiers de Ginza et Omotesando mérite tout particulièrement qu’on s’y intéresse. Il s’agit de nouveaux espaces commerciaux, en l’occurrence des édifices consacrés à des grandes marques qui, contrairement aux projets ordinaires de grands immeubles, constituent des tentatives expérimentales. C’est ainsi que Jacques Herzog et Pierre de Meuron, qui ont réalisé la boutique Prada du quartier d’Aoyama en 2003, ont donné à cet édifice trapézoïdal une plastique futuriste tout à fait remarquable. Ils ont conçu l’édifice avec le plus grand soin contrairement à quantité d’autres architectes étrangers qui n’ont souvent vu dans le design de 
la façade des grands immeubles qu’une affiche prestigieuse pour leur nom.

Mais la boutique Prada est une œuvre 
d’un nouveau type, y compris en termes d’architecture. Loin de se contenter, comme beaucoup de leurs confrères, d’une simple manipulation superficielle de la façade sans tenir aucun compte de la structure de l’ensemble, Jacques Herzog et Pierre de Meuron ont donné à la boutique Prada l’apparence audacieuse d’un cristal géant dont les multiples facettes sont constituées par des losanges de béton et des plaques de verre convexes. Les alignements de boutiques de mode des rues qui vont d’Omotesando à Aoyama ont complètement changé.

Herzog & De Meuron, Prada, Omotesando, 2003

Plusieurs architectes contemporains japonais éminents ont en effet bâti de nouveaux édifices dans ce quartier où Kenzo Tange et Tadao Ando avaient déjà construit respectivement l’immeuble Hanae Mori, en 1978 pour le premier et les bâtiments d’habitation de La Collezione, en 1989 pour le second. Ces derniers temps, on a assisté à une véritable floraison d’œuvres architecturales, entre autre le magasin Louis Vuitton d’Omotesando, réalisée en 2002 par Aoki Jun ; l’immeuble One Omotesando de Kengo Kuma, qui est constitué d’une succession de lamelles de bois perpendiculaires à la façade (2003) et la boutique Christian Dior Omotesando conçue par l’agence d’architectes SANAA (Sejima and Nishizawa and Associates), dont les panneaux en acrylique évoquent les mouvements d’une étoffe (2003). Enfin en 2006, c’est l’ensemble architectural Omotesando Hills de Tadao Ando qui a vu le jour, dernier-né de toute une série de réalisations décisives. La conception de l’immeuble Tod’s d’Omotesando (2004), qui abrite une immense boutique consacrée au célèbre bottier italien, a été quant à elle confiée à Toyo Ito. Après avoir édifié le chef-d’œuvre que constitue la Médiathèque de Sendai (2001), Toyo Ito, loin de se reposer sur ses lauriers, a poussé encore plus loin ses recherches et fait de nouvelles tentatives. Le magasin Tod’s a été conçu en résonance avec les ormes (keyaki) de l’avenue Omotesando. Toyo Ito a utilisé les arbres non seulement comme un motif graphique, mais aussi comme un élément structurel en béton formant un entrelacement qui enveloppe l’édifice tout entier et dessine des pleins et des vides dans lesquels viennent s’insérer des plaques de verre. Ce faisant, il a réussi à trouver une forme expérimentale qui intègre de manière organique la structure et l’ornementation, autrement dit l’abstrait et le concret.

Mikimoto, Ginza, 2006

En 2005, Toyo Ito a réalisé l’immeuble Mikimoto de Ginza, grâce auquel, à la manière d’un Gaudi contemporain, il a donné une nouvelle définition des rapports entre la structure et l’ornementation. Si l’on marche jusqu’au quartier de Ura Harajuku, on découvre les œuvres de la nouvelle génération, celle d’Hitoshi Abe ou de l’agence Takaharu et Yui Tezuka. Ces architectes, loin de tout planifier d’avance, explorent de nouvelles voies et leur travail remarquable est en train de déboucher sur une nouvelle forme d’architecture. À partir de la fin des années 1990, les grandes marques ont toutes fait travailler des architectes. Aux États-Unis, Rem Koolhaas s’est occupé de plusieurs projets mais c’est surtout au Japon que les commandes ont été les plus nombreuses. Dans la boutique qu’on lui a demandé de créer, chaque architecte a déployé de façon remarquable la sensibilité qui lui est propre vis-à-vis des matériaux et de l’apparence extérieure des édifices. Depuis l’origine, l’architecture et le vêtement ont une particularité commune, celle d’envelopper et de protéger le corps. Le design des boutiques de grandes marques conçues par des architectes prestigieux illustre souvent le thème de la peau et du vêtement. Dans ces édifices à usage purement commercial, le point important, c’est l’aspect de la façade. Encouragés par l’enthousiasme des commanditaires, les architectes ne se limitent plus à un simple dessin de murs de façade, ce qui donne lieu à toutes sortes d’innovations dans le design.

Ce phénomène est tout à fait intéressant si on le compare à ce qui s’est passé vers 1990, quand la firme Disney a passé commande à des architectes de l’école post-moderne comme Robert Venturi, Michael Graves et Arata Isozaki, pour ses installations, entre autre l’immeuble de son siège social. Bien entendu, il ne manque pas de voix pour critiquer les rapports trop étroits qui unissent les architectes et le monde du capital. Mais pour ma part, je n’y vois rien à redire dans la mesure où cela constitue une façon d’encourager l’expression des tendances de l’avant-garde. D’autant qu’à l’heure actuelle au Japon, les architectes ont de moins en moins l’occasion d’intervenir dans les établissements publics et les projets de l’état. À tel point que Tadao Ando ou Toyo Ito cherchent des commandes à l’étranger. L’agence SANAA (Sejima and Nishizawa and Associates) a été fondée à Tokyo en 1995 par Kazuyo Sejima et Ryûe Nishizawa, mais ces architectes ont beau souhaiter travailler davantage dans leur pays, ils n’y parviennent pas et c’est ainsi que 80 pour cent de leurs activités se passent outre-mer.

L’architecture des boutiques de grandes marques semble relever du même genre que celle des pavillons des expositions universelles. Ces 
deux formes d’architecture ont en commun la caractéristique de ne pas être conçues pour durer éternellement et de constituer une tentative de mise en œuvre d’une conception audacieuse. Les expositions universelles du XIXe siècle ont présenté des constructions tout à fait novatrices, entre autre le Crystal Palace de l’Exposition Universelle de Londres de 1851 et la Tour Eiffel à Paris, en 1889. Mais l’Exposition Universelle d’Aichi, qui s’est tenue en 2005, a mis en évidence un retour vers une architecture traditionnelle et conservatrice, si bien que c’est l’architecture des boutiques de grandes marques qui tient actuellement le rôle de pionnier en la matière. Aujourd’hui, les rues à la mode des quartiers de Omotesando et de Ginza font office de vitrine de l’architecture d’avant-garde. À l’époque où Kenzo Tange (1913-2005) tenait une place prépondérante dans l’architecture officielle nationale, Kunio Maekawa (1905-1986) dans celle des bureaux de l’administration provinciale et Arata Isozaki dans celle des musées, la construction d’édifices à usage commercial n’était pas tenue en grande estime. En ce début du XXIe siècle, c’est le design expérimental des boutiques de grandes marques qui s’est imposé, une situation sans précédent dans l’histoire de l’architecture.

L’architecture dans le contexte des médias

En tant que commanditaires, les grandes marques stimulent la créativité des architectes, et dans le même temps l’architecture expérimentale contribue à donner une meilleure image des marques de luxe. Cette relation dynamique entre la mode et l’architecture a commencé en 1999 avec la boutique Louis Vuitton parfaitement dessinée et construite par Aoki Jun à Nagoya. Quand on se penche sur l’histoire de la firme Louis Vuitton, on constate que c’est la première fois que la grande marque de sacs ouvrait une boutique indépendante avec une vitrine sur rue au Japon. Avant l’abrogation en 1979 de la Loi sur les capitaux étrangers et la suppression de la commission sur les capitaux étrangers, l’installation au Japon d’entreprises à capitaux étrangers était strictement limitée.

Les boutiques de grandes marques devaient passer par le réseau de distribution des grands magasins japonais pour vendre leurs produits dans l’archipel. Hermès diffusait ses produits dans les grands magasins par le biais d’un contrat de représentation tandis que Loewe fonctionnait grâce à une entreprise en participation avec une firme japonaise spécialisée dans la vente en gros aux grands magasins. C’est pourquoi le rez-de-chaussée des grands magasins était souvent occupé par des alignements de stands de grandes marques. Mais à partir de l’année 1990, les mesures régissant les capitaux se sont encore assouplies et les boutiques de grandes marques se sont installées non plus à l’intérieur des grands magasins, mais dans des locaux indépendants avec vitrine sur rue. Par ailleurs, le système commercial du grand magasin apparu à l’époque moderne a commencé à se fissurer et une partie des principaux établissements de ce type s’est effondrée. Dès lors le destin des grandes marques n’a plus été lié à celui des grands magasins. Le nouveau visage que l’architecte Aoki Jun a donné en 2004 au magasin Louis Vuitton de la rue Namikidori de Ginza est emblématique de la perte de vitesse des grands magasins. Si la boutique conçue en 1981 par les grands magasins Sogo était composite, celle de 2004 est entièrement consacrée à Louis Vuitton et Aoki Jun l’a dotée d’une nouvelle façade qui lui donne l’apparence d’un paquet-cadeau.

Au Japon, le commerce de luxe se porte à merveille, en dépit de la récession. Le chiffre d’affaires du groupe Louis Vuitton Japon est en progression constante avec 117,9 milliards de yen (soit 786 millions d’euros) en 2001, 135,7 milliards (soit 940 millions d’euros) en 2002, et 152,9 milliards (soit 1 093 million d’euros) en 2003. En 1999, la France a été dépassée par le Japon dans la répartition du chiffre d’affaires par zones géographiques d’Hermès, alors qu’elle occupait jusque-là la première place depuis la fondation de cette maison. Hata Kyojiro, le président de la branche Japon de Louis Vuitton, a déclaré : « Lorsque j’ai vu la boutique Louis Vuitton de Paris, j’ai eu la conviction que pour faire comprendre les véritables valeurs de cette marque, il fallait absolument transmettre aux consommateurs, l’histoire, les traditions, les techniques spécifiques et la conscience esthétique qui lui sont propres, et que la boutique constituait par excellence l’espace où cela devait se faire.

Si l’on ne resitue pas exactement les produits dans leur contexte traditionnel et historique, on risque fort d’illustrer le proverbe « l’habit ne fait pas le moine » (en japonais littéralement « créer une statue de bouddha sans âme ») et de ne pas faire passer la part de rêve que véhicule la marque et qui fait sa véritable valeur. » En d’autres termes, l’idée d’utiliser les boutiques comme support publicitaire ne date pas d’aujourd’hui. L’image des grandes marques n’est pas adaptée aux mass media comme la télévision ou la presse. En raison de la récession, les publicités que l’on voit à la télévision japonaise concernent très souvent des établissements privés de crédit à taux usuraire (sarakin) et dans la presse, les publicités pour les grandes marques pâtissent sans nul doute de la promiscuité avec les articles qui remplissent les colonnes des revues hebdomadaires. Comparé au coût d’un passage dans les mass media où la facture se chiffre par dizaines ou centaines de millions de yen l’unité, les frais de construction d’un édifice ne semblent pas si élevés.

Aokin Jun, Loui Vuitton, New York, 2002
Aoki Jun, Louis Vuitton, Ginza, 2004

En revanche, avec de telles sommes, les architectes peuvent envisager de se lancer dans une véritable aventure. À l’heure actuelle au Japon, on construit des édifices pour les grandes marques qui deviennent des lieux de pèlerinage. En effet, les boutiques de marques de luxe constituent des sortes de monuments destinés à leur faire de la publicité. Les Japonais qui visitent les magasins de luxe de Ginza et d’Omotesando pensent que les prix qu’on y pratique sont élevés et ils cherchent à acheter à l’étranger. On est donc en droit de dire que les boutiques des grandes marques du Japon fonctionnent comme des vitrines de pays lointains. Dans le contexte des liens entre l’architecture
et la mode, il faut sans doute aussi mentionner l’engouement prodigieux dont l’architecture fait actuellement l’objet dans les revues japonaises.

En 2000, en particulier, le fait que « Casa Brutus » soit devenu un mensuel a joué un rôle emblématique à cet égard. En prenant pour thème le voyage, la revue a présenté des hôtels « design » de chaque région du Japon ainsi que les réalisations les plus récentes d’architectes très célèbres, entre autre Franck Gehry. « Casa Brutus » accueille  les architectes comme s’il s’agissait de grands chefs de la gastronomie. Cette revue contient par ailleurs de nombreuses photos de constructions récentes où posent des mannequins et elle publie des articles qui traitent à la fois de la mode et de l’architecture. Les grandes marques assument un rôle important de commanditaire important auprès de ce type de publication. Le rédacteur en chef de « Casa Brutus » fait par ailleurs remarquer que maintenant que l’habillement et l’alimentation ne tiennent plus une place aussi prépondérante dans leur existence, les Japonais s’intéressent davantage au logement. Il s’est donné pour objectif de rendre le nom de l’architecte Le Corbusier aussi célèbre que celui d’une grande marque connue de tous. Le fait que la conception des boutiques de grandes marques soit due à des architectes célèbres contribue sans nul doute à rehausser l’image des produits de luxe. Bien entendu, certains ne manqueront pas de dire que les revues grand public traitent l’architecture comme un bien de consommation, contrairement aux revues spécialisées qui forment les architectes.

Japon

Le phénomène des « chapelles de mariage »

À partir des années 1990, des revues japonaises consacrées au mariage, entre autres « Zexy », « Kekkonpia », et « Lei Wedding » ont commencé à paraître sur le marché japonais. Elles ont été conçues en tant que publications à l’usage du public féminin et lorsque nous les examinons de près, elles se présentent sous la forme de magnifiques catalogues de chapelles de mariage et de robes de mariées. Pour choisir le lieu de célébration d’un mariage, les Japonais passaient jusque-là par un intermédiaire ou leurs parents, mais à partir du moment où des revues spécialisées dans ce domaine sont apparues, les couples ont, semble-t-il, préféré faire leur choix eux-mêmes.

C’est ce qui explique que le design des églises soit devenu aussi somptueux. D’après une enquête effectuée par la revue « Zexy », la somme moyenne dépensée en 2005 par les Japonais pour une cérémonie de mariage assortie d’une réception a été de 3,38 millions de yen (soit 22 500 euros). Les églises ont été conçues pour servir de dispositif scénique grandiose à ces célébrations au coût exorbitant. Jadis, 80 pour cent des Japonais se mariaient suivant le rite shintô, mais aujourd’hui, ce pourcentage n’est plus que de 15 pour cent alors que le nombre des mariages célébrés dans les églises dépasse les 60 pour cent.

Dans la mesure où, à l’origine, l’église est un bâtiment conçu pour accueillir l’assemblée des fidèles, on ne peut pas ranger les chapelles de mariage dans la catégorie des édifices religieux. Mais cet état
de fait est révélateur de la façon dont les Japonais conçoivent la religion. Les wedding chapels de Las Vegas ont peut-être préfiguré ce qui s’est passé au Japon. Chacun sait que les mariages célébrés dans ce contexte ont un parfum de restauration rapide avec des formalités simplifiées à l’extrême. Il existe même des cérémonies de mariage dites « drive thru » qui permettent aux futurs époux d’échanger leur consentement sans sortir de leur voiture. La présence aux États-Unis d’un lieu aussi exceptionnel que Las Vegas s’explique par l’emprise
de la religion chrétienne sur ce pays. Au Japon il y a des chapelles de mariage dans toutes les régions alors que le rôle joué par cette religion est très faible.

Qui plus est, ces édifices servent de cadre à des cérémonies somptueuses et très coûteuses, contrairement à ce qui se passe le plus souvent à Las Vegas. L’Archipel compterait environ six cents chapelles de mariage. Le plus grand nombre se trouve dans l’enceinte d’hôtels ou de centres cérémoniels et a été construit au cours des dix dernières années. Les architectes Tadao Ando et Aoki Jun, qui ont conçu des boutiques de grandes marques, ont aussi construit des « chapelles de mariage », à savoir l’église du Vent appelée aussi chapelle du Mont Rokko et située à Kobe, ainsi que l’église sur l’Eau dans l’île d’Hokkaido pour le premier, et la «White Chapel», qui se trouve à Osaka. Ils ne les ont pas conçu comme des édifices religieux mais comme des espaces pour la célébration des mariages.

La White Chapel, Osaka, 2006 © Aoki Jun

L’église de la Lumière, qui a été édifiée par Tadao Ando à Asuka, constitue une exception dans la mesure où c’est une église au sens propre du terme, bien qu’elle ne présente guère de différence du point de vue du design. Mais la grande majorité des « chapelles de mariage » ont été construites dans le style des églises européennes et les Japonais apprécient tout particulièrement le style gothique qui, pour eux, est fortement lié à l’image qu’ils se font des églises. C’est ainsi que la cathédrale Saint-Tour et la cathédrale Saint-Patrice, qui se trouvent l’une comme l’autre dans le département d’Aïchi, ont été respectivement construites, la première sur le modèle de Notre-Dame de Paris, et la seconde sur celui de la cathédrale de Cologne. Chose remarquable, les escaliers de ce type d’édifice ont tendance à prendre une ampleur démesurée. Ce phénomène pourrait s’expliquer par le fait que les escaliers offrent un cadre idéal pour mettre en valeur les robes de mariées à longue traîne, et la mise en scène théâtrale de pluies de fleurs que l’on jette sur les mariés, de bouquets et de photos destinées à commémorer l’événement.

Quoi qu’il en soit, rien n’indique que le nombre des fidèles augmente pour autant. Le dernier cri en matière de mariage est le « mariage à la maison » (house wedding). Les futurs époux qui optent pour cette solution réservent une maison individuelle
de style occidental dans laquelle se déroule la cérémonie de mariage et la réception. Dans le quartier du pont de l’Arc-en-ciel à Nagoya, il existe un « village de mariage » (wedding village) qui abrite non seulement une église, mais aussi
une maison italienne, une maison française et une maison anglaise. Le nom de « village de mariage »
a en lui-même quelque chose d’extraordinaire.

Village de mariage, Fukuoka

Dans son film « L’Étrange Noël de Monsieur Jack »
(« The Nightmare before Christmas », 1993), le réalisateur Tim Burton met bien en scène un
« village de Noël » (Christmas Town) et un « village d’Halloween » (Halloween Town) où l’on fait la fête en permanence, mais tout ceci se déroule dans le cadre d’un conte de fées alors que les « villages de mariage » japonais sont tout ce qu’il y a de plus réels. Pour finir, parlons d’un roman de science fiction à tendance sociologique d’Ogawa Issui, intitulé « Le Sixième continent » (Dairoku tairiku, Hayakawa bunko, 2003). On y voit un entrepreneur envisager de fonder une colonie permanente sur le pôle sud de la lune et tenter une simulation dans les limites de ses moyens techniques et financiers.

Après mûre réflexion, il décide d’établir sur la lune non pas une base mais un lieu de célébration de mariages. Voici comment le héros justifie son raisonnement. « Les gens seront prêts à faire le voyage pour célébrer leur mariage, même si le prix est élevé. » « Où que l’on aille dans le monde, il y a toujours des parents qui souhaitent marquer les débuts dans la vie d’un jeune couple. Il faut envisager un minimum de deux couples par voyage
à raison de 200 millions de yen (soit 1,333 million d’euros) par couple. Il y aura à coup sûr des candidats pour un séjour de deux nuits et trois jours, cérémonie de mariage et voyage de noces compris, autrement dit une vraie lune de miel, pour 400 millions de yen. » Et c’est ainsi que le héros du roman de science-fiction d’Ogawa Issui construit une église sur la lune pour y célébrer des mariages cosmiques.

Traduit du japonais par Marie Maurin

Cet article a été publié dans Stream 01 en 2008.

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