L’accélération des échanges

  • Publié le 11 janvier 2017
  • Michel Henochsberg

La dématérialisation des biens s’accompagne d’un sentiment d’accélération de notre existence, poussée sans cesse vers la nouveauté par la logique d’innovation. Pour l’économiste Michel Henochsberg, qui, dans son ouvrage la Place du Marché replace les bouleversements contemporains dans une perspective de l’histoire économique, il s’agit d’un retour à la nature circulatoire de l’économie après une parenthèse de deux siècles où le modèle productif a dominé, intermède correspondant à l’industrialisation du monde. Ainsi, le modèle circulatoire de l’économie de l’immatériel dans ses dimensions financières et commerciales, sa recherche permanente de la vitesse de circulation des actifs et de la monnaie ne serait qu’un retour aux sources, la réconciliation de l’économie avec son concept.

Michel Henochsberg était économiste, docteur d’État en sciences économiques et en sociologie.

Extrait de l’ouvrage La Place du Marché de Michel Henochsberg, paru aux éditions Denoël, Paris, 2001.

On aurait tort de succomber aux mirages surdiffusés. La nouvelle économie n’est pas celle d’un secteur qui
soulève le vieux monde. La localisation médiatique et boursière sur les
fameux TMT (Technologies, Médias, Télécommunications), figure de
proue de la révolution technologique,
nous détourne de la vraie mutation.
En fait, nous assistons à une transformation transversale qui change
en profondeur les pratiques et les
représentations économiques, ce qui
revient à dire que nous vivons un
bouleversement global de la société.
Étant contemporains du processus, nous sommes fort mal placés pour parler avec discernement, et toute analyse doit être marquée du sceau de la prudence et de l’humilité. C’est dans cet esprit que nous avançons une tentative d’explication de la mutation qui s’opère. Cette dernière n’est pas définie par une innovation décisive, elle n’est impulsée par nulle découverte grandiose : la nouvelle économie incarne un nouveau degré de la vitesse de circulation de l’économie. L’annonce peut paraître décevante au regard de l’exubérance contemporaine qui laisse présager un seuil décisif, aussi important que celui que figure la révolution industrielle pour la pensée orthodoxe. En guise de machine à vapeur, d’électricité, de téléphone, d’ordinateur, nous sortons de notre escarcelle des considérations qui touchent à la vitesse de la vitesse !

La circulation, créatrice de valeurs

Et pourtant, le nœud de l’affaire est là. Nous ne cessons d’invoquer la généalogie du marché, parallèle à celle de la machine économique. Nous revenons sans arrêt aux enseignements des tournants de l’histoire économique que sont les expériences emblématiques de Venise et d’Amsterdam, enseignements qui plaident pour la prééminence de la circulation, qui démontrent la nature purement circulatoire de l’économie. C’est en ce sens que la nouvelle économie est une affaire de retrouvailles dans la mesure où elle affirme que la circulation en elle-même est créatrice de valeur. Et comment une vitesse pourrait-elle créer de la valeur, comment pourrait-elle faire naître une croissance? Tout simplement parce qu’elle est énergie, de la même façon que l’électricité propulse un moteur, ou que la roue anime la machine productrice.

La nouvelle économie reflète un nouvel état énergétique du système économique, état qui entraîne plus de mouvement et donc plus de richesses. Plus précisément, pour redescendre au sein des organisations, la nouvelle économie se caractérise par l’accélération de la rotation des actifs au sein des entreprises, traditionnelles ou récentes. On retrouve cette dimension dans la révolution qu’a connue récemment la gestion des stocks : « Désormais, des scanneurs électroniques installées aux points de vente transmettent instantanément aux fournisseurs l’information concernant les réassorts nécessaires. Ces derniers ne mettent plus que quelques heures ou jours pour fabriquer le produit manquant, et le livrent directement au détaillant, sans passer par le stockage en entrepôt. »

Cette accélération générale ayant alors pour conséquence de promouvoir la spirale vertueuse et paradoxale du NAIRU (Non-Accelerating Rate of Unemployment) qui conjugue une baisse du chômage et la maîtrise des tensions inflationnistes. C’est la recherche de la vitesse de circulation qui transforme tout : les gains de productivité ne sont plus absorbés selon un modèle productiviste, vers l’auto-entretien du couple « capital-travail producteur », mais ils participent pour une part importante à la progression de l’accélération elle-même. Or, quoi de plus efficace dans cette optique que la baisse des prix : c’est pourquoi l’optique marketing et logique de la nouvelle économie est largement déflationniste. C’est aussi pourquoi le paradoxe de Solow des années quatre-vingt sur l’invisibilité des gains de productivité dus à l’informatique se trouve à peu près résolu : ces gains émergent enfin au grand jour car ils se répètent dans la nouvelle économie au travers de la baisse des prix !

« L’économie – baudruche »

La nouvelle économie est donc celle qui naît d’un « passage » d’un véritable seuil qualitatif. Un économiste qui est aussi patron d’une nouvelle entreprise nous décrit le procès : « Tous les secteurs ont vocation à entrer dans la nouvelle économie, mais la frontière est précise. Elle correspond à la phase de l’informatisation de l’échange par une opposition à une ancienne économie où domine encore le modèle stratégique impliqué par l’informatisation de la production. Dans cette économie des trente dernières années, des lois s’étaient imposées, avec des critères de gestion normatifs, et nous n’étions plus conscients de l’épuisement de ce modèle. Ce qu’Internet nous oblige à voir, c’est qu’il y avait des nouveautés mais que l’innovation s’étiolait; qu’il y avait des tourbillons mais qu’il n’y avait pas de vitesse, que l’économie ralentissait alors que toutes ses composantes gonflaient : « économie-baudruche. » Et le dégonflement de cette baudruche est le symbole de la mutation contemporaine.

Les nouvelles technologies se mettent au service de l’échange et de son accélération, suscitant un renversement complet des chaînes de valeur, renversement qui répond alors à la prévalence rapide du modèle circulatoire sur le modèle productif, les deux modèles concurrents qui prétendent retracer la raison et la dynamique économiques. Le modèle productif qui se nourrissait d’inflation pour financer une vitesse stable de circulation tient compte de la confiscation des gains de productivité par l’appareil productif. Le modèle circulatoire qui se donne pour objectif permanent d’impulser la vitesse de circulation des monnaies et des actifs en adoptant une stratégie déflationniste. La nouvelle économie, c’est la disqualification du modèle productif, imposé depuis deux siècles par le paysage indéniablement industriel et par l’idéologie correspondante, celle que diffuse le discours de l’économie politique. Que de difficulté pour nous émanciper de cette image forte de l’usine et de l’idéologie des représentations orthodoxes qui célébraient les prouesses des machines productives. Ce renversement dans le déchiffrement de l’activité économique est totalement bouleversant, et nous n’en finissons pas d’en mesurer les conséquences. Et pourtant, il ne s’agit que de mesurer les retrouvailles, mais il est vrai que nous sommes devenus de parfaits amnésiques.

Car l’observation du développement de l’économie depuis dix siècles nous enseigne que c’est toujours le modèle circulatoire qui a prévalu, que lui seul impulsait véritablement l’économie, l’organisation productive n’intéressant vraiment que les pouvoirs politiques locaux, soucieux des activités territorialisées, soucieux des forces productives qui les nourrissaient. L’économie à son origine est toute entière dans la circulation, tissant progressivement un immense système d’échange sur la surface de la planète. Cette influence transterritoriale constitue l’essence de l’économie, mais cette donnée fondamentale sera brouillée et contredite pendant les deux derniers siècles par le développement industriel qui propose sa rationalité productive interne et ses images. C’est pourquoi la prévalence du modèle productif, de sa morale et de ses fins collectives, n’est qu’un long intermède lié à la grande industrialisation du monde ; intermède dont les effets spectaculaires ont perverti et escamoté la véritable logique de l’économie. De sorte que l’avènement de la nouvelle économie, de son modèle circulatoire, de ses dimensions financières et commerciales, de sa recherche permanente de la vitesse de la circulation des actifs et de la monnaie, ne constitue qu’un retour aux sources : la réconciliation de l’économie avec son concept. Retrouvailles.

Cet article a été publié dans Stream 01 en 2008.

Bibliographie

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Interactions collaboratives

Yann Moulier-Boutang

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Interactions collaboratives

Dès les années 2000, dans son article pour Mutations de Rem Koolhaas, Yann Moulier-Boutang évoquait le capitalisme cognitif, le numérique mais aussi l’environnement, thématique devenue centrale car enfin considérée comme problématique. Il voyait déjà le retour à une quête de sens, une volonté de vivre après le mythe du Progrès et de la croissance continue, pour se tourner vers le bien-vivre. La destruction de l’ère industrielle s’est accélérée et il en appelle aujourd’hui à une écologie de l’esprit, revenant sur l’urbanisation généralisée et ses principaux bouleversements, dont l’affirmation du capitalisme de l’immatériel ou l’importance des externalités. Il nous présente les nouveaux outils conceptuels nécessaires pour penser et survivre dans cette complexité, notamment ses concepts de « pollinisation » ou de « halo », mais aussi l’importance du collaboratif, de la confiance et de l’open data. Yann Moulier-Boutang est économiste et essayiste. Il enseigne à l’université de technologie de Compiègne, à l’université Binghamton de New York, ainsi qu’à l’université de Shanghai UTSEUS, au laboratoire Complexcity.

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Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel

Ce début du XXIe siècle est marqué par un bouleversement comparable à la révolution industrielle du XIXe siècle :
 le passage du capitalisme industriel au capitalisme de la connaissance. Le Rapport sur l’économie de l’immatériel établi en 2006 par une commission d’experts, commanditée par le gouvernement français, analyse les mutations des deux dernières décennies portées par la révolution des nouvelles technologies la mondialisation et la financiarisation de l’économie. Désormais, la véritable richesse n’est pas concrète, elle est abstraite. C’est la capacité à innover, à créer des concepts et à produire des idées qui est devenue l’avantage compétitif essentiel dans les économies développées. Ce capital immatériel est difficile à contrôler et à protéger. La nouvelle économie est
 donc synonyme de risque et d’incertitude. Elle génère de nombreux paradoxes. Ainsi, la propriété intellectuelle qui occupe une place centrale dans l’économie de l’immatériel est paradoxalement menacée par la dématérialisation des biens et l’accélération des échanges. Pour les auteurs
du rapport, cette nouvelle ère constitue une opportunité pour une nation comme la France à condition qu’elle opère un changement profond de réflexes,
 d’échelles et de modèles. Maurice Lévy est un homme d’affaires et publicitaire. Il a été président du directoire du groupe Publicis de 1987 à 2017. Jean-Pierre Jouyet est diplômé de Sciences-Po et de l’ENA. Il est haut fonctionnaire, avocat et homme politique.

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L’âge de la discontinuité

Si la révolution urbaine se fait si pressante, si rapide et violente, c’est bien parce qu’elle est poussée par une nécessité impérieuse, née de l’accroissement spectaculaire de la population mondiale. À l’horizon du milieu du XXIe siècle, l’humanité aura triplé, et nous faisons face au terrible défi de loger tous ces hommes à venir. Ce basculement brutal de l’humanité suppose aussi de nouvelles façons de vivre notre temps d’homme. Le sociologue Jean Viard nous explique les liens entre l’urbanisation globale accélérée et la révolution démographique que nous vivons, celle des vies complètes et discontinues, mais il revient également sur la place du temps et le rôle du collaboratif dans l’amélioration de nos modes de vie. Jean Viard est sociologue, économiste, et directeur de recherche associé au CNRS et au Cevipof. Il est aussi directeur des éditions de l’Aube.

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