Interactions collaboratives

  • Publié le 19 avril 2017
  • Yann Moulier-Boutang

Dès les années 2000, dans son article pour Mutations de Rem Koolhaas, Yann Moulier-Boutang évoquait le capitalisme cognitif, le numérique mais aussi l’environnement, thématique devenue centrale car enfin considérée comme problématique. Il voyait déjà le retour à une quête de sens, une volonté de vivre après le mythe du Progrès et de la croissance continue, pour se tourner vers le bien-vivre. La destruction de l’ère industrielle s’est accélérée et il en appelle aujourd’hui à une écologie de l’esprit, revenant sur l’urbanisation généralisée et ses principaux bouleversements, dont l’affirmation du capitalisme de l’immatériel ou l’importance des externalités. Il nous présente les nouveaux outils conceptuels nécessaires pour penser et survivre dans cette complexité, notamment ses concepts de « pollinisation » ou de « halo », mais aussi l’importance du collaboratif, de la confiance et de l’open data.

Yann Moulier-Boutang est économiste et essayiste. Il enseigne à l’université de technologie de Compiègne, à l’université Binghamton de New York, ainsi qu’à l’université de Shanghai UTSEUS, au laboratoire Complexcity.

Le projet de ce numéro de Stream est d’interroger les mutations de notre condition urbaine globale, notamment durant la dernière décennie. Et si j’ai voulu m’entretenir avec toi c’est que ton texte dans l’ouvrage Mutations de Rem Koolhaas était très frappant, tu y parlais de capitalisme cognitif mais aussi de numérique ou d’environnement, alors que précisément c’est une des choses qui a changé depuis, au sens où l’écologie n’était pas comme aujourd’hui le prisme premier. Est-ce que tu vois cette évolution ?

Oui, l’écologie était présente mais le développement durable n’était pas encore un problème. Pour les gouvernants c’était un horizon vague, pas du tout une question pouvant leur coûter leur poste par exemple, alors que ça commence à le devenir. Je crois qu’il y a surtout une mutation des gens, générationnelle, vers le bien vivre. Notre génération a vécu avec le modèle des Trente Glorieuse, celui du développement économique européen, qui sans être fou comme à São Paulo, permettait avec une croissance de 5% de résorber les inégalités. La société a composé avec le progrès technique, et c’était au fond une «accélération de l’histoire» assez maîtrisée. Depuis, avec les crises énergétiques et l’effondrement des utopies socialistes, on se tourne plutôt vers le bien vivre qui est compatible avec une croissance quantitativement assez faible. Il faut aujourd’hui une croissance intensive en qualité, une croissance mentale, quelque chose comme une écologie de l’esprit.

Le changement structurel radical, par rapport au début des années 2000, c’est l’accélération de la destruction de l’ère industrielle, de la fabrication productive. Les villes deviennent des villes d’entrepôts, de stockage des flux de marchandise et d’information, sans transport matériel. Ce capitalisme cognitif qui était émergeant en 2000 devient dominant, jusques et y compris en Chine, l’usine du monde. Serge Tchuruk avait fait scandale en parlant d’entreprises sans usines, mais cela se réalise sous nos yeux à Vitesse grand V. Même les pays qui ont récupéré les cols-bleus se tournent vers le bien vivre. Voilà la véritable accélération de l’histoire. On le voit au Bangladesh et en Chine, où la négligence dans l’urbanisme combinée au mépris de toute législation sociale a conduit à des drames qui marqueront les esprits. J’hésitais encore à l’époque de Mutations, mais l’important dans ces villes sans production matérielle directe, c’est qu’elles se composent de strates.

Il y a d’abord eu une crise des trois fonctions fordiennes (travail, repos, loisir), avec un brouillage des fonctions, mais le raisonnement restait cartésien, alors qu’aujourd’hui les classes créatives font pression pour avoir simultanément, dans le même immeuble, loisirs, travail, communication, résidence, ce qui constitue sans doute un facteur de poussée en hauteur des villes qui ne se résume pas à l’intérêt des spéculateurs fonciers. La ville se compose donc de couches, et on pourrait imaginer des plateformes, des circulations horizontales en haut des buildings. Il y a trois couches en fait, celle du sol, avec les infrastructures matérielles, puis celle des services, la société des bureaux, et enfin l’équivalent du cloud, c’est-à-dire tout ce qui circulait déjà dans nos cerveaux, dans l’art, tout ce type de connaissances qui se trouvent à leur tour spatialisées, temporalisées, matérialisées par la circulation. L’accélération de cette circulation dans le réseau répond à l’engorgement de la couche physique. On avait déjà le télétravail, les visioconférences, mais maintenant cela va au-delà, on arrive à une sorte de gigantesque plateforme collaborative: les gens ne collaborent pas dans un lieu, usine ou bureau, mais par leurs cerveaux, via les prothèses de l’ordinateur, du terminal, et c’est ainsi que le cloud se matérialise et prend forme. Évidemment, c’est la couche qui pose tous les problèmes de contrôle, de fuites, de sécurité, de confiance, bref la couche de ce que j’appelle les «immatériels 2», ceux qui ne se laissent pas facilement codifier.

Faire la ville revient désormais à réunir ces trois choses. L’espace urbain n’est pas simplement vertical, strié de diagonales vers l’horizontal, mais il est devenu formellement et matériellement complexe. Jusqu’à présent, les mathématiques ont eu tendance à réduire le complexe à du compliqué, en essayant de le fractionner en un assemblage de problèmes et de le résoudre en utilisant la statistique et d’autres outils mathématiques, l’analyse, etc. Mais l’autre méthode pour résoudre le complexe c’est la fuite en avant, passer d’un espace de trois dimensions à n dimensions. On ne généralise plus en projetant les trois dimensions sur un plan, mais on effectue un saut méta en démultipliant le plan cartésien. De cette façon, on assume la complexité, en la traitant par davantage de complexe. Prenons un problème complexe comme celui de lacoordination entre les gens, qui requiert la coopération nettement plus pluridimensionnelle. Cette dernière à son tour suppose de la confiance et ainsi de suite, on remonte au métaniveau des conditions de possibilité (la méthode kantienne), quitte dans ce dernier cas à s’appuyer non plus sur les catégories et l’intuition mais sur l’imagination transcendantale, sur la dialectique de l’entendement, sur la raison pratique ou sur le jugement de goût.

Dans le cas qui nous occupe, faire face au défi nouveau de la ville, c’est s’appuyer sur la capacité d’innover et de créer, dont les conditions d’éclosion reposent à leur tour sur un écosystème complexe. L’urbatecte, celui qui construit l’urbs (la ville) et pas simplement la domus (la maison, le bâtiment) doit alors s’interdire la méthode directe et privilégier la méthode indirecte pour imaginer, former et intervenir sur les conditions de possibilité de la créativité. Cet écosystème est vivant, il a besoin d’une certaine quantité d’énergie, d’échanges, d’un différentiel de pression avec l’extérieur. Exactement comme une cellule est complexe, et en ce sens qu’elle est en constante interaction avec un extérieur qui peut voir surgir des catastrophes ou des événements radicalement nouveaux. Ma vision de l’urbain passe par cette approche du complexe, et depuis l’article de Mutations j’y suis resté fidèle. Il me semble même que les différentes crises ont amplifié cette tendance.

Ville complexe, crowd sourcing et serious gaming

Précisément, est-ce que tu pourrais nous expliquer la nature de tes recherches sur l’idée de ville complexe?

Mon projet vise à comprendre comment, avant même de traiter une variable dans la ville complexe, on parvient à l’identifier sans mutiler la complexité, sans la débiter en tranches inertes. Or la ville est une émergence permanente de variables nouvelles elles-mêmes enchâssées (embedded) dans de nouveaux comportements déterminants. La tâche paraît sans fin et digne de Sisyphe. C’est paradoxalement via le détour par l’informatique, le crowd sourcing et l’application de ce principe au serious gaming que nous sommes en train de mener nos recherches. Le crowd sourcing consiste à chercher la solution d’un problème complexe non pas en adoptant une position surplombante (le dessin-dessein vue d’en haut) mais en mettant à libre disposition d’une multitude d’acteurs des éléments, et en espérant que leur interaction fera apparaître des virtualités qui n’étaient pas contenues au départ comme le germe l’est dans la graine. L’architecte, l’urbaniste ne sont plus les démiurges, ni les artisans de la volonté du despote, du maître, du Prince, fût-il Pharaon ou l’État; ils sont des agenceurs de dispositifs, des facilitateurs de l’interaction de la multitude. Il faut bien comprendre que l’on ne dispose pas aujourd’hui des variables pertinentes pour gouverner une ville qui a atteint le stade cognitif du capitalisme.

Les anciennes variables sur lesquelles on jouait en augmentant ceci ou cela ne répondent plus, parce qu’il y a des interactions multiples en rétroaction instantanée. En cela, la ville ressemble aux marchés financiers: l’interaction instantanée de tous les agents ensemble génère des «cygnes noirs», entendons des événements inouïs, imprévisibles dans le bon comme parfois le mauvais sens. Or le problème des gouvernements a toujours été de prévoir l’imprévu, le risque, l’émeute, par exemple par des simulations d’actes de terrorisme ou des exercices sur les épidémies. Mais dans une ville complexe on ne peut pas appuyer les politiques sur des variables clairement identifiés ex ante, parce qu’on ne peut plus les trouver par des enquêtes classiques, cela coûterait bien trop cher. Et ce qui est produit par les agences de sondage n’est pas fiable, parce que c’est versatile. Donc notre idée, c’est de repérer les comportements émergents et de nous appuyer sur eux, en offrant des plateformes d’activité et de pollinisation aux gens, notamment sous la forme de serious game: on construit des scénarios, à partir desquels ont fait jouer les gens, et les données secondaires qu’ils livrent en jouant cassent les barrières classiques de l’enquête, où l’on ne s’intéresse qu’à un sujet en construisant des questions. Là, on s’intéresse à tout ce qui est le halo autour des choses, des formes. Au reste, je défends une architecture de halo.

Les immatériels et le concept de halo

Est-ce que tu peux nous préciser ce concept d’architecture de halo  ?

Cela repose sur l’idée que dans une ville complexe, la complexité provient de l’interaction de plus en plus grande de centaines de milliers, voire de millions de variables. Quand on a une interaction aussi prodigieuse, les méthodes statistiques de prévision ne servent à rien. Dans la représentation classique d’un phénomène par une cloche de Gauss, la moyenne et l’écart-type donnent suffisamment d’indications pour gouverner, parce qu’en dehors des extrêmes on capte plus de 85% du phénomène, et le bas de la cloche ne représente que 15%, voire 5% de choses marginales, que l’on peut donc ignorer. Au pays du Médiocristan, comme dit Nassim Nicholas Taleb dans son livre sur les cygnes noirs, on est donc dans la cloche de Gauss, mais au pays de l’Extrémistan c’est l’inverse, on a une bipolarisation aux extrêmes et rien au milieu, donc la moyenne ne représente rien. Il y a une variance extravagante. Il en découle que l’on ne peut plus gouverner par la moyenne. Dans l’analyse de classe issue des luttes de classes du xixesiècle, la répartition de la population par revenus permettait d’isoler les populations dangereuses des classes moyennes, les hautes classes moyennes, l’aristocratie etc. La gouvernance se faisait par cet équilibre, avec les différences Est/Ouest, qu’Haussmann corrigera en restructurant l’Est et le Sud-Est pour construire un Paris gouvernable. Mais la base, c’est qu’on arrivait à identifier les classes, alors qu’aujourd’hui, avec le capitalisme cognitif et les classes créatives, un brouillage s’est produit. Le facteur revenu ne suffit plus, il faut ajouter la précarité, qui touche aussi une part de la classe créative même si elle est la mieux dotée au sens bourdieusien. Il y a des phénomènes de bipolarisation extrêmement variés et violents, y compris chez les bobos. Le barycentre ne se trouve plus au milieu de la cloche de Gauss, il n’y a plus un lieu de stabilité et d’harmonie qui serait la classe moyenne, et il faut chercher le rôle des externalités, d’où cette idée de pollinisation, car le gros du sujet est invisible, implicite, en dehors du noyau dur. Les éléments importants ce sont les externalités, c’est-à-dire la contextualisation, l’interprétation, le sens qui ne sont pas codifiables.

Cela coïncide avec la valeur. Dressons une analogie avec un milieu biologique. Pascal Pic explique qu’en cas de choc exogène majeur, de cygne noir, le milieu survit d’autant mieux qu’il est riche, qu’il a en lui des ressources non utilisées dormantes qui vont pouvoir être réveillées pour donner la réponse. Ça peut être vrai du patrimoine génétique, de beaucoup d’autres choses, comme des espèces capables de résister à un virus, une maladie. Dans la nature, quand le milieu s’appauvrit, le nombre d’espèces et de plantes diminue, la fragilité à des maladies devient terrible pour un écosystème. D’où les ravages et la surmédication dans les élevages industriels, d’où aussi les impasses de l’agriculture américaine mais aussi européenne, qui est dans une voie d’empoisonnement des sols et de destruction de la biomasse extrêmement avancée. Le syndrome d’effondrement des ruches traduit ça. Il faut un milieu riche avec un tas de choses bizarres qui en apparence ne servent à rien (en particulier des «crapauds fous») mais qui sont les vraies portes de sortie, les issues de secours de l’évolution. Mais du point de vue culturel, c’est la même chose: la capacité d’un milieu urbain complexe à survivre, c’est son hétéronomie, son extraordinaire variabilité, qui lui permet d’adopter des stratégies de résilience. Alors que dans les milieux homogènes extrêmement planifiés, on traite un sujet sans imaginer les effets induits, ce qui les rend épouvantablement fragiles face à des événements imprévus, nos cygnes noirs. C’est aussi un effet de la révolution numérique, qui binarise de façon évidente les choses et donne un outil formidable à la planification, qui avait déjà tendance à réduire le complexe à du compliqué. Cela dit, en automatisant nombre de fonctions logiques du cerveau, le numérique met aussi en évidence le fait qu’au final, c’est l’intelligence et l’innovation qui comptent, c’est-à-dire la capacité à répondre à des questions non préalablement programmées, à résoudre des problèmes complexes. La puissance de computation ou le stock de big data ne sont rien sans l’intelligence, sans la capacité à trouver des solutions au complexe. Aujourd’hui c’est cette capacité qui a de la valeur d’un point de vue économique. La plus-value est dans l’appréhension du complexe, qui n’est possible que par la prise en compte des externalités, de la face cachée de l’iceberg, qui résiste aux critères d’évaluation traditionnelle par le marché et la science classique. D’ailleurs, l’idée de développement durable, c’est précisément réintégrer cette part cachée des externalités dans le calcul économique et dans les solutions: favoriser les externalisations positives de pollinisation, tant humaines qu’animales ou végétales, et bien sûr minimiser les externalités négatives.

D’où l’importance centrale que j’accorde au halo, car il concentre ce que j’appelle les «immatériels 2», c’est-à-dire ce qui n’est pas codifiable, la confiance, le care ou l’intelligence. On a la zone de la production matérielle, dans un tout petit cercle, puis la zone des immatériels 1, celle de la propriété intellectuelle et de la codification des services, puis les immatériels 2, et l’on voit rapidement que c’est la zone la plus intéressante, car aujourd’hui c’est elle qui permet le fonctionnement de l’ensemble. On est passé de la coordination, un système parfaitement fordiste, maîtrisable par un planning, une division du travail etc., à la coopération, qui est un immatériel et ne peut se codifier, au même titre que la créativité. On n’enjoint pas à quelqu’un d’être créatif, ce serait une catastrophe, et on ne peut pas formaliser les phases de la créativité. Le temps de la créativité n’est pas homogène, cartésien et scalaire à l’image de l’espace, c’est un temps à n dimensions, une bande de Möbius dont on ne peut codifier les effets et ressorts complexes.

Ce concept de halo que tu développes est vraiment passionnant pour un architecte car, aujourd’hui, notre défi c’est effectivement non pas de planifier, mais de favoriser la créativité, de créer un ensemble de conditions encourageant ou accompagnant l’appréhension du complexe.

Oui, tout à fait, car il n’est pas possible de planifier ce type d’interactions. La question c’est donc, une fois qu’on a compris ça, de savoir ce que l’on fait d’un point de vue pragmatique? C’est là que j’aime bien rappeler que «management» vient du français «ménager» au xviesiècle, passé à l’anglais. Et ménager ou aménager cela me semble beaucoup plus pertinent que manager, qui implique une hiérarchie, une direction top-down. Ménager, c’est la rencontre entre des impulsions que l’on veut donner, d’en haut, et le compromis que l’on fait avec la créativité, qui a un fonctionnement bottom-up; c’est la façon dont ces deux faces s’apprivoisent et co-agissent et interagissent sans que l’on puisse a priori déterminer les solutions trouvées. C’est assez compliqué à gérer, car si tu prends l’exemple d’une collaboration entre des Chinois et une firme française, qui a du capital intellectuel, on imagine bêtement que ce sont juste des brevets et que l’on peut passer des accords de droits d’auteurs, d’échanges de brevets. Mais précisément l’essentiel, l’implicite dans ces transferts de technologie ne peut se codifier: comment on traite le savoir-faire, le réseau, le capital intellectuel accumulé par une entreprise? C’est quelque chose qui se cristallise dans la marque, mais pas seulement, parce que ce qu’il y a derrière c’est la confiance. Donc si l’on veut ménager, tenter de capter les externalités de type 2, ces immatériels si difficiles à codifier, il faut créer un milieu de confiance, un écosystème d’innovations. Ces écosystèmes peuvent être administrés, aménagés, mais c’est fragile et extrêmement complexe… Songeons par exemple à l’évaluation du savoir être au-delà du savoir ou du savoir faire.

Notamment parce que la confiance se détruit facilement…

Exactement. Il faut un temps fou pour la construire, et en un geste tout disparaît. C’est comme dans un couple, quand il y a «trahison», d’un coup on quitte l’amour et on tombe dans l’inventaire ou la tarification, on se partage la vaisselle… Donc mettre un prix et codifier ces immatériels, ça ne peut pas se passer comme ça. Là il s’agit d’apprivoiser la création. Quel est l’écosystème d’une bonne entreprise? Pourquoi celle-ci marche? Parce qu’il y a une atmosphère de confiance forte, ou du moins l’instauration de plages de confiance, parce que ce n’est pas éternel bien sûr. Mais pour instaurer la confiance il faut aussi savoir ce que les gens font et leur laisser des espaces d’autonomie réelle, même si ce n’est pas au sens big brother, panopticon de Bentham, Foucault etc. Il faut créer des moments où s’instaure la confiance, notamment par le jeu, parce que la relation d’achat du marché ne donne pas nécessairement de la confiance, il y a les réglementations et les contrats pour ça. Le seul moment où elle doit reposer sur la confiance c’est le crédit. Donc toute cette zone de confiance qu’il s’agit de faire apparaître, elle vient plutôt des phénomènes de pollinisation humaine, et le jeu en est un bon exemple.

De l’hétérogène : dans les villes et les populations

On comprend mieux l’importance des serious games dans tes recherches… Cela rejoint des choses que nous avons explorées, dans Stream 2 en particulier, le fait qu’on entre dans une forme de capitalisme où l’innovation l’emporte sur l’organisation, ou du moins où il faut faire évoluer l’organisation, passer du management au «ménager», comme tu le dis…

Oui, aménager, apprivoiser. J’ai presque envie de dire: survivre dans la complexité… L’évolution c’est l’intelligence. Survivre, ménager, tracer des compromis, être capable de comprendre ce qui ne va pas de soi. Dans cet esprit, Richard Sennett dit souvent que les villes sont riches au prorata de leur capacité à vivre avec le complexe et l’hétérogène. Les villes qui ne survivent pas, les villes qui vont s’appauvrir sont celles où les communautés se transforment en ghettos, qui engendrent vite de l’intolérance… C’est une des choses qu’a bien vue Richard Florida: une des caractéristiques principales de la classe créative c’est la tolérance. Par exemple celle du Brésil veut maintenant habiter dans les favelas, alors que la bourgeoisie s’enferme dans des condominiums gardés militairement, ce qui conduit à la négation de la ville…

Cela devient déterminant, on peut dire si quelqu’un est créatif ou pas au fait qu’il accepte ou non de vivre dans un milieu hétérogène socialement. Paris est encore considéré comme une des premières villes étudiantes du monde, précisément parce qu’elle a maintenu une part d’hétérogène, que la population n’y est pas exagérément stratifiée par revenus, opinion politique ou langue. Sennett montre bien que c’est ça la complexité des villes et que c’est ça qui fait leur richesse. Dès que cette capacité décline, la ville n’est plus capable de répondre aux défis majeurs, économiques, dont le principal est bien sûr le défi environnemental, mais aussi de sécréter les réponses appropriées à des phénomènes comme le terrorisme.

Comme tu évoques la classe créative et que la question environnementale revient dans la conversation, je voudrais que tu nous en dises plus sur cette idée d’écologie de l’esprit que tu évoquais tout à l’heure, et au fond sur les liens que tu vois entre la résolution du problème ou du défi environnemental et ce mouvement d’aspiration au bien vivre.

Le point fondamental, c’est que nous vivons un changement de paradigme où cette recherche du bien vivre prend le pas sur l’obsession de la croissance du revenu net. Cela pousse vers une forme de lenteur, ou d’inertie dans la vie matérielle par rapport aux rythmes qu’on avait connus. S’il y a quelque chose à accélérer aujourd’hui, c’est l’écologie de l’esprit, puis seulement la combiner avec l’écologie de la matière. Pour trouver des solutions aux questions du développement soutenable, il va falloir beaucoup d’intelligence collective, et ça désigne justement les secteurs que le capitalisme cognitif a repérés comme forces productives.

Aujourd’hui c’est par le crowd design que l’on trouve des solutions, y compris en science, quand il s’agit de plier des molécules ou de lutter contre le sida, dans un jeu impliquant une multiplicité d’acteurs. Cela incite à utiliser la révolution numérique à fond, et quitte à paraître brutal, ne pas perdre de temps et de ressources à sauver des entreprises qui de toute façon fermeront d’ici dix ans malgré les plans de redressement. Il vaut mieux se concentrer sur la création de richesses neuves et instaurer un revenu citoyen homogène, qui d’ailleurs réglerait le problème du creusement des inégalités, que de continuer dans un système absurde ou les garanties du wellfare sont assises sur l’exercice à vie et à plein-temps dans un secteur manufacturier moribond.

Ces défis socio-économiques et environnementaux sont liés, et ils entraînent un changement total de système, le passage à un autre rapport à la porosité. Il faut vraiment changer. Un autre exemple, c’est celui de la mesure de la créativité ou de l’innovation, dont on a vu qu’elle devient centrale et qu’elle est le propre des classes créatives. Elle n’est aujourd’hui pas mesurée, ou très mal, parce que l’on se base sur le temps de travail «classique». Or une grande partie de cette classe créative travaille beaucoup plus que ce temps classique, mais surtout ce n’est pas le même temps, parce qu’il n’est pas homogène.

Est-ce qu’on pourrait mettre en place un potentiomètre ou un intensiomètre du travail? Difficile… Et en même temps la situation devient absurde, parce que cette durée entre encore en compte à de nombreux niveaux, sur l’activité ou la retraite par exemple. Dans le monde industriel, à la pénibilité près, corréler le temps de vie active à l’âge de la retraite paraissait logique et assez juste. Aujourd’hui on est dans l’injustice totale: un travailleur intellectuel contemporain commence à gagner sa vie très tard, après un processus tumultueux où il gagne des clopinettes, entre 15 et 35 ans, si bien que l’idée de l’arrêter à 60 ou 65 ans paraît grotesque. Mais évidemment, les classes ne sont pas homogènes, et faire une loi pour tout le monde autorisant le travail jusqu’à 80 ans n’est pas possible… Le record d’espérance de vie en France pour les hommes, ce sont les professeurs de philosophie à l’université; la parole conserve… Mais un salarié agricole dont l’espérance de vie moyenne est de 62 ans, le faire travailler jusqu’à 60 ans au lieu de 55 ans, évidemment c’est terrifiant.

On est à nouveau confronté à la question complexe de l’hétérogénéité: comment gouverner une population parfaitement hétérogène? C’est une crise de l’universalisme: est-ce qu’une loi, appliquée identiquement à tous, est encore une loi intelligente? Est-ce qu’il ne serait pas plutôt temps de construire un nouvel universalisme, non pas une way top-down, mais un universel bottom-up produisant des solutions spécifiques? Je n’ai bien sûr pas une vision globale de ce que cela pourrait être, mais sur la question des retraites par exemple, on voit bien que l’idée c’est davantage que les gens la prennent quand ils veulent à partir d’un certain âge, ou ne la prennent pas d’ailleurs, qu’une solution qui s’appliquerait à tous, parce qu’il y a toute une catégorie de gens qui souffrent qu’on leur impose un moment de sortie. Et encore aujourd’hui, les gens sont fatigués etc. Je veux dire que, sans aller jusqu’à la singularisation, le plus fort des progrès sur la santé et la durée de vie est quand même à venir…

Au début du xxesiècle on était autour de 50 ans, on a du mal à se rendre compte, mais ça veut dire qu’à 50 ans la moitié d’une génération était morte. On arrive aujourd’hui autour de 84 ans pour les femmes, un peu moins pour les hommes, mais en 2030-2040 on va vers des centaines de milliers de centenaires à l’échelle mondiale, c’est un bouleversement inédit, la généralisation de quelque chose qui n’existait que pour une élite. Même si le poids des dépenses de santé va s’alourdir, on va vers une généralisation des centenaires «viables», ce qui a des implications urbaines passionnantes. Dans mon université, en Chine, nous avons un programme, le laboratoire Complexcity, qui travaille sur ces questions, sur la façon dont l’évolution démographique mondiale fait évoluer les fondements de l’urbanisme et de l’architecture.

Le vivant et le relationnel

Ce qui est assez clair en effet, c’est que l’évolution de notre condition nous force à repenser notre approche de l’architecture, de l’urbanisme, probablement en direction du complexe, au sens où l’on va vers une architecture davantage capable de s’adapter, d’évoluer. Et l’une des pistes, l’une des voies que l’on observe dans l’architecture expérimentale et dont je voudrais parler avec toi, c’est la métaphore du vivant, l’idée que l’on pourrait s’inspirer de la complexité des systèmes naturels. J’imagine que ce sont des questions qui t’intéressent  ?

Oui, j’ai travaillé là-dessus avec Aldo Rivkin et j’en ai beaucoup parlé avec d’autres architectes. Je pourrais commencer par souligner l’équivoque du biomimétisme en architecture, parce que si la métaphore de l’écosystème est intéressante, par exemple dans la recherche scientifique, sur le plan de l’urbanisme, de l’architecture et plus globalement des formes, cela ne donne rien. Je pense que c’est parce qu’on est dans un raisonnement symbolique, purement iconique, et pas dans un paradigme de l’énaction, où la perception est un construit. Je veux dire que ce qui est important dans un écosystème, comme dans tout système, c’est la néguentropie, les réseaux dormants, les signes faibles, ce qu’au fond Nicolas Bourriaud appelle l’esthétique relationnelle. Cette esthétique est abstraite, au sens où la relation entre deux êtres, surtout s’ils sont vivants, produit des choses, mais que la relation elle-même n’est pas visible. Il y a des signes, mais tu ne peux pas les figurer, les photographier, comme dans une icône. Donc la rationalité iconique, ou symbolique, calculatrice, ne suffit pas.

Ce qu’on découvre c’est l’énaction ou le primat de la relation, qui va déterminer les acteurs mais aussi ses moyens. Par exemple, si on prend un smartphone, ce n’est évidemment pas l’objet technique, ni même à proprement parler sa puissance qui compte, mais le fait qu’il permette la connexion aux réseaux sociaux. D’ailleurs, les Iphones étaient de bien moins bons téléphones que les Nokia par exemple, mais leur communication s’est appuyée sur la relation d’un consommateur à l’autre. On prend un smartphone parce qu’il est connecté aux réseaux sociaux, et le réseau social ne sert pas à un usage classique, mais à un usage de partage. Les gens n’y sont pas que consommateurs, mais utilisateurs, usagers, pollinisateurs sur la plateforme du réseau social. Les gens partagent leurs photos, exposent leurs voyages, leurs choix de musique, de livres, c’est une espèce de mise en commun généralisée, c’est du relationnel. Alors quelles formes prend ce relationnel? Bien sûr, il y a un support tout à fait matériel, des tuyaux, de la fibre optique, un objet qui est fabriqué, et qui pose le problème des terres rares d’ailleurs, mais quand on dit le réseau, que l’on dit ville-réseau, qu’il faut faire les villes à l’image de ces réseaux, on est à un niveau purement décoratif, clairement pas conceptuel ou signifiant. C’est une architecture qui va par exemple produire des fenêtres en forme de feuille, utiliser des nervures, faire de la copie, et au fond c’est la version écolo de la décoration, je peinturlure de vert une carcasse industrielle, etc. Mais on ne peut pas dire que c’est du biomimétisme, car comme le disait déjà Aristote, quand l’art imite la nature il la porte à un niveau où elle n’est pas.

Le vrai biomimétisme est un biomimétisme non iconique, un bio mimétisme de la compréhension des phénomènes qui se trouvent derrière les systèmes vivants. Pour prendre l’exemple de la forme et de l’engendrement de l’espace, Christian de Portzamparc me disait que ce qu’il trouvait réussi dans le conservatoire de la Cité de la musique, c’était moins les salles de musique ou de répétition que les espaces communs, car les étudiants se les approprient, s’y installent et les habitent. Comme on dit qu’une place est réussie si la population tout de suite s’y concentre, comme Beaubourg par exemple. Il s’agit au fond de créer une plateforme de pollinisation, il faut rendre l’espace habitable, c’est-à-dire appropriable, non pas par une personne, un commanditaire ou mécène autour de qui on construirait un espace idéal et personnel à partir de ses goûts singuliers, mais créer un espace commun et partagé par une multitude de gens qui ressentent le lieu et spontanément vont l’habiter. Par exemple, on ne sent pas bien dans la grande Bibliothèque nationale, ces espaces parfaitement symétriques qui sont de super couloirs de hall de gare, bien décorés de moquette, mais émotion zéro. Alors que la salle de la bibliothèque de Berlin où a été tourné Les Ailes du désir de Wim Wenders, qui comme par hasard correspond à des structures qui ne sont jamais symétriques…

C’est une autre question, mais je pense que la symétrie ne marche pas parce que contrairement à ce que l’on croit, les choses humaines ne sont jamais gouvernées par la symétrie, sauf en apparence purement superficielle: il n’y a rien de plus asymétrique qu’un corps ou qu’un visage. Un espace est forcément dissymétrique, sinon il n’est pas orientable. On se perd dans la symétrie, on ne peut pas avoir de repères parce que l’orientation est un phénomène différentiel.

Pour le design et l’architecture, ayant compris comment fonctionnent les systèmes vivants, il s’agit de les imiter dans le principe mais pas dans les résultats. Il ne s’agit pas de faire de la copie, ce biomimétisme classique. Et il y a quelques éléments qui sont flagrants dans le vivant, par exemple la redondance, en apparence inutile. C’est la grande différence avec le fonctionnalisme, qui va vous dire que si un homme n’a pas besoin d’appendice ou d’amygdales on les peut retirer, y compris préventivement. À une époque, on faisait des ablations à tire-larigot, par exemple pour les gens qui allaient en Amazonie, ou les sous-mariniers, pour éviter les péritonites. Mais on sait maintenant que ces organes jouent un rôle très important, que les amygdales servent de leurre et de fixation pour les virus, ou que l’appendice peut sauver le système digestif.

Il n’y a pas d’espèces inutiles dans un milieu vivant, rien de fondamentalement redondant au sens d’inutile, et au final le minimalisme fonctionnaliste affaiblit, fragilise les systèmes, les expose davantage à la mort. Je crois que c’est un principe qui peut bouleverser l’architecture… En se situant dans la grande tradition, c’est-à-dire comment l’architecture baroque est disciplinée après la Fronde par l’architecture classique, qui débouche sur le fonctionnalisme moderne avec la phase décorative au xixesiècle, où l’on planque les vraies fonctions derrière la décoration… Il reste que ces fonctions jouent un rôle et que du coup le décoratif devient substantiel. Ça, ça a des conséquences esthétiques sur la projection, sur le temps…

Pour ce qui est de la forme, toute la question, c’est de voir comment la virtuosité architecturale, avec la virtuosité numérique, devient réelle, expose le système, au sens où la bonne littérature expose le langage, le système de la langue. La virtuosité architecturale, c’est celle qui va révéler les externalités et rendre visible le fonctionnement du complexe. L’ambition ce serait, par rapport à nos derniers quarante siècles de géométrie euclidienne, d’invention de la perspective, d’arriver à traduire matériellement une notion dans un espace à plus de trois dimensions.

On a forgé la perception des humains par une culture qui traite le complexe en le réduisant à du compliqué. Et alors même que l’on retrouve actuellement ce goût du complexe, par exemple par l’attrait pour les formes archaïques ou l’art brut, mon idée serait d’essayer, par des formes, d’introduire, consolider, étendre, répandre, transmettre une culture qui traite de la complexité par du complexe et non pas en la réduisant à du compliqué.

C’est précisément l’objet de nos recherches, comment au-delà du biomorphisme décoratif dépasser la question du motif naturel et essayer d’atteindre la complexité des systèmes du vivant par la puissance de calcul computationnel actuelle, qui nous permet vraiment de modéliser les systèmes et ne pas être prisonnier de la forme a priori.

Et on peut redescendre ensuite. À mon avis, quand on passe par l’abstraction du relationnel et du complexe, on redescend à des aperceptions, à des chaînes de l’imagination, à des dessins, à des formes… Mais si on part dans une esthétique du produit, du marché, on est foutu, on n’y arrive pas…

(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)

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