L’Architecture pour les vivants

  • Publié le 19 novembre 2017
  • Yona Friedman

Figure historique de l’architecture prospective, Yona Friedman décrit l’importance du modèle de communication incarné par l’organisme vivant, source d’inspiration d’une architecture pour les vivants plutôt que vivante elle-même. Il revient sur les évolutions technologiques dans le domaine de la communication, qui permettent de s’affranchir de l’impératif urbanistique classique de la proximité, mais aussi sur la libération de l’individu envers les réseaux, qui constituait encore un frein quand il imaginait dans les années 1950 le concept d’« architecture mobile ». La proximité urbaine a évolué au point de transformer l’Europe en continent urbain, les métropoles devenant une seule et même ville, matérialisant par le tgv, les batteries et les portable les utopies des années 1960. Friedman continue à défendre une « architecture mobile » adaptable par tous, ce qui ne nie pas le rôle de conseil de l’architecte. Il lutte également contre la densité urbaine, estimant qu’une dilution de la ville permettrait à la nature de s’y insérer – redonnant de l’autonomie alimentaire aux espaces urbains –, selon des spatialités à inventer par la population elle-même, dans la lignée de ses travaux pionniers sur l’auto-planification.

Texte issu d’un entretien avec Philippe Chiambaretta et Gilles Coudert, dans l’appartement-atelier de Yona Friedman le 21 septembre 2017, avec l’aimable concours de la galerie Jérôme Poggi. 

Exploiter le potentiel révolutionnaire de la technologie.

L’architecture n’est pas vivante en elle-même, c’est un abus de langage. Ce qui m’intéresse, c’est l’architecture pour les vivants, ce qui n’est pas la même chose. Mon propre organisme représente une société de 100 millions de cellules qui fonctionne très bien depuis 94 ans ! l’erreur serait de penser que c’est le cerveau qui gouverne, car le corps humain forme un État-providence non centralisé. Différents organes spécialisés, la peau, le foie ou l’estomac sont en contact avec le cerveau sans être dirigés par lui. Les cellules qui les composent ont une très grande autonomie, et la clef du fonctionnement de l’organisme réside dans la communication entre elles. Je cherche un modèle général, qu’incarne bien l’organisme vivant, mais ce n’est pas l’architecture elle-même qui est vivante. Comme les cellules, ce sont les individus qui m’intéressent, et la façon dont ils communiquent avec la réalité qui les entoure. Quand la communication est défectueuse, c’est le cancer.

Notre société est en train de changer, pas nécessairement les personnes en elles-mêmes, mais leurs liens avec l’extérieur. La communication devient directe par exemple. Il est théoriquement possible de contacter n’importe qui dans le monde. Mais cela soulève de vrais problèmes ! La communication totale est impossible, quelle que soit la technologie. La véritable communication, c’est la participation des individus. Peu importe de quelle façon, ce qui compte c’est que mes cellules communiquent. Personne ne peut imaginer échanger avec sept milliards d’humains. Le véritable dialogue se limite en réalité à une quinzaine de personnes, au-delà c’est un dialogue de sourds. Ce n’est pas un hasard si les groupes exécutifs sont rares à excéder la douzaine, le Conseil des Dix à Venise par exemple.

Yona Friedman, Cités virtuelles - It is not only the city-scape that changes, 2016

C’est un fait, la communication a changé avec la technologie. Elle ne permet pas littéralement de parler avec tout le monde, mais libère au moins de l’impératif de la proximité. La localisation du « groupe critique de dialogue » – les dix, quinze personnes avec qui je discute – a changé. Que ce soit depuis la Chine ou les États-Unis, nous pouvons parler sans limite géographique. Deuxième grand changement : la libération de l’individu envers les réseaux. Lorsque j’ai élaboré le concept d’« architecture mobile », dans les années 1950, je pensais que l’homme était limité par les réseaux, qu’ils soient téléphoniques, électriques… Mais aujourd’hui nous n’en sommes plus dépendants ! Nos téléphones portables sont alimentés par des batteries qui étaient inimaginables il y a 50 ans. Elles représentent certainement le changement le plus important de la vie moderne, et lorsqu’elles seront totalement alimentées par l’énergie solaire nous deviendrons véritablement indépendants du réseau électrique.

Mais la technologie moderne n’est pas toujours bien exploitée. L’organisation digitale change le comportement urbain. Les gens travaillent aujourd’hui sur ordinateur, il n’est donc pas nécessaire de les concentrer dans un gratte-ciel de 56 étages. Cela ne crée que des embouteillages et une surcharge disproportionnée du système de circulation, des thromboses en quelque sorte. Ce travail pourrait être fait à domicile, si celui-ci était plus adapté au travail. L’industrie est également automatisée, un contremaître ou un ingénieur peuvent diriger leur usine depuis chez eux.

Il nous faut en revanche nous interroger sur ce que la technologie n’apporte pas : un service personnalisé, nécessairement humain. Il nous reste à découvrir l’entreprise à une seule personne : l’électricien, le plombier ou l’infirmière sont des modèles de métiers personnels et humains. Un secteur d’emploi se ferme, un autre s’ouvre. Cela va profondément changer la proximité urbaine. Lorsque j’étais étudiant, on nous apprenait l’importance de la place du marché, car c’était le lieu où les gens se rencontraient. Mais c’est du passé. Je ne vois jamais de rencontres dans les supermarchés, d’autant que les gens font de plus en plus leurs courses par internet. La rencontre ne passe plus par la grande place centrale, le marché, mais par le téléphone, médium servant à se donner rendez-vous. La proximité n’est plus nécessaire, la technologie moderne permettant ainsi aux villes de se diluer. C’est complètement nouveau et nous n’avons pas encore inventé comment l’appliquer, mais c’est possible.

On parle tout le temps de Grand Paris, ce qui est une des plus grandes erreurs de l’après-guerre. Se rendre à Pantin aux heures de pointe prend sûrement plus de temps que d’aller à Bruxelles. L’Europe doit être considérée comme une ville dont le métro serait le TGV. Politiquement, il ne manque plus que la carte orange européenne ! La proximité urbaine a changé et nous assistons à l’émergence du continent urbain. Au Japon, il existe depuis longtemps des TGV avec des fréquences proches de celles d’un métro. Si je décide que la proximité correspond à 3h de trajet, alors Londres, Paris, Bruxelles, Amsterdam, Milan, Marseille, Lyon ou Bordeaux… forment une seule et même ville. C’est un scénario que j’avais envisagé il y a 50-60 ans et qui devient aujourd’hui réalité grâce au TGV, aux batteries et aux téléphones portables.

Pour une architecture de l’improvisation

L’homme est la seule espèce animale qui ait changé son environnement, toutes les autres s’y adaptent. De nombreux problèmes peuvent être résolus via notre capacité d’adaptation. L’architecture peut ainsi être improvisée : mes structures sont indessinables mais improvisables. Quand j’ai proposé le concept de « ville spatiale », il y a très longtemps maintenant, mes interlocuteurs étaient interloqués par l’absence de façades. Elles restaient à construire et étaient vouées à changer tout le temps. Une petite anecdote : la grande maquette qui en a été acquise par le Centre Pompidou a été endommagée par les années. J’ai proposé de la réparer mais le musée a refusé car « elle n’aurait plus été la même ». Mais c’est précisément cela qui relèverait de l’« architecture mobile », casser la maquette tous les mois pour la reconstruire autrement. Nous ne sommes pas habitués à cette idée, il y a un problème de mentalité. L’improvisation est une stratégie fondamentale de l’adaptation. Tous les animaux l’utilisent, et nous aussi, sans même le réaliser, notamment au travers des mimiques, des mouvements de mains… autant de gestes non planifiés.

Yona Friedman, Cités virtuelles - It is not only the city-scape that changes, 2016

L’« architecture mobile » repose sur l’idée que n’importe quel passant peut faire de l’architecture, de la même façon que tout le monde arrange son intérieur en déplaçant les meubles. L’architecture est une activité populaire, voire folklorique. Tous les villages ont été construits sans architectes par des maçons dont on reconnaît souvent le style. J’essaye depuis une vingtaine d’années de proposer une solution pour l’architecture que j’appelle le « meuble + », qui prend en compte la surface du meuble mais également celle nécessaire pour l’utiliser. C’est une unité de vie, une boîte, une petite pièce déplaçable, un nouveau style pavillonnaire en quelque sorte. J’ai débuté cette réflexion en pensant aux migrants. Les villes ont toujours été construites par la migration. Rome était un asile de migrants à l’époque de Romulus et Remus, tout comme l’ensemble des villes américaines. Les gens arrivaient et improvisaient quelque chose. Le bidonville n’est que le recyclage des déchets de la ville. J’ai beaucoup travaillé en Amérique Latine et en Inde, mais il faudrait envisager le « bidonville des civilisations riches ». Toutes les villes européennes jettent des volumes habitables, une véritable matière première pour l’architecture, qui est d’ailleurs historiquement née du déchet de l’agriculture. La chaume inexploitable servait à confectionner des toits, et les pierres gênantes dans les champs à ériger des murs. Les déchets actuels sont simplement différents.

La question devient alors : « Quel rôle pour l’architecte si tout le monde peut faire de l’architecture ? » Il faut comprendre que l’existence d’un art populaire n’empêche pas celle des experts. Tout le monde prend des photos avec son téléphone, mais les photographes et artistes continuent de proposer des clichés d’une tout autre qualité. Le conseil artistique aura toujours autant de valeur, il faut que les deux possibilités coexistent : faire décorer son intérieur par un professionnel ou choisir de l’agencer soi-même.

La « démonstrualisation » de l’organisation spatiale : briser nos blocages mentaux

Il est également absurde de penser les villes comme des déserts de béton. Les surfaces doivent à nouveau présenter un tissu varié. La condensation urbaine est une maladie généralisée, un syndrome d’obésité. La dispersion est nécessaire, car si la ville se détend, la nature pourra s’y insérer. Il n’y a aucune raison que l’agriculture soit repoussée hors des villes. Elle peut devenir une forme d’occupation urbaine, ce qui permettrait aux villes de gagner en autonomie. Mes cellules produisent aussi de la nourriture pour les autres. Lors des conférences de l’Habitat des Nations Unies, j’ai proposé qu’« habitat » signifie « le toit et la nourriture », car c’est inséparable, ce qui a été accepté. L’analogie avec un organisme relève ainsi davantage du domaine de l’habitat que de celui de l’architecture.

Une carrying capacity de la surface de la France suffirait à nourrir 3 milliards d’individus, mais la surface réelle nécessaire est bien plus grande. Si nous exploitons mal, c’est que nous ne le faisons pas pour la survie mais en fonction d’une chose abstraite appelée « profit ». Il ne s’agit pas simplement de critiquer le capitalisme mais de changer tout notre concept d’économie. Si nos cellules agissaient comme nous le faisons, ce serait le cancer assuré. La cellule, elle, connaît sa limite.

Yona Friedman, Cités virtuelles - It is not only the city-scape that changes, 2016

Mon travail a été très influencé par le contexte de ma jeunesse, durant la Seconde Guerre mondiale. J’y ai observé et expérimenté la survie. Dans une ville où il n’y avait pas d’eau, pas d’électricité, pas de fenêtres ni de nourriture, la population se débrouillait, improvisait, s’enveloppait de papiers journaux pour se protéger du froid ou buvait de la neige. J’avais 20 ans, et depuis je sais que c’est possible. J’ai également vu les gens briser l’asphalte pour cultiver la terre dans certaines villes sans nourriture, comme Saint-Pétersbourg. Notre blocage est mental. La folie est de croire que tout doit être planifié et profitable. Cela revient à construire le monde en se basant sur des erreurs. Évidemment ça fonctionne, mais très mal. Lorsque j’étais enfant, au Brésil on jetait le café à la mer pour maintenir son cours. C’est absurde.

Notre magnifique technologie nous libère de certains réseaux, de l’électricité, de la proximité, mais le captage de l’eau et la culture du sol restent fondamentaux. N’oublions pas que Rome est tombée parce que les barbares avaient coupé l’accès à l’eau. Aujourd’hui encore, le captage est centralisé et donc source de vulnérabilité. La véritable autonomie, c’est le puits et le lopin de terre, aussi petit soit-il. Je ne joue pas les sociologues ou les prophètes, je serais bien incapable de prédire la manière dont notre spatialité va évoluer, mais je reste persuadé qu’elle doit être inventée par la population. Aux USA, la méfiance vis-à-vis de la qualité des produits alimentaires pousse les gens à cultiver de petits jardins minuscules. La production de nourriture est intégrable au système de la ville, le logement individuel peut être conçu avec des espaces dédiés. Les révolutions, des fois, ça commence par les riches. Une mentalité ça se construit, lentement et difficilement. Ce n’est pas un décret présidentiel qui résoudra le problème, l’idée est d’ouvrir le champ et de laisser inventer. Il ne s’agit pas de métabolisme ou d’organismes, mais bien d’une question de régulation. Comment les cellules se dirigent elles-mêmes.

Il n’y a pas de survie sans vie, pas de vie sans survie. Ce ne sont pas des domaines séparés, mais un ensemble. Tout devrait être écologie, rien ne peut être envisagé isolément, tout est lié. J’ai connu René Dumont, mais l’écologie politique est un détournement de l’idée d’écologie. On pratique le même abus avec la cybernétique, lancée par Norbert Wiener après la Seconde Guerre mondiale, et qui n’est pas ce qu’on en dit aujourd’hui. C’est très lié à l’écologie. Vous ne pouvez pas séparer. Il n’y a pas de commande isolée, sauf en créant le monstre. Nous sommes à une époque ou nous créons des monstres en série. Je suis pour la démonstrualisation.

Yona Friedman, Cités virtuelles - It is not only the city-scape that changes, 2016

Cet article a été initalement publié en novembre 2017 dans la revue Stream 04

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Pierre Musso est philosophe, docteur d’État en sciences politiques. Il est professeur en science de l’information et la communication à Télécom ParisTech et à l’université de Rennes. Il s’est spécialisé dans la philosophie de l’imaginaire, en lien notamment avec les nouvelles technologies et l’aménagement du territoire. Ce talk est une forme d’introduction à ces concepts et à leur influence sur le travail de ceux qui conçoivent la ville.

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