L’ascension du cool office

  • Publié le 2 janvier 2017
  • Stream Lab

Le bureau désigne à la fois un élément de mobilier et l’espace dédié au travail ; il est aussi défini en opposition à la sphère privée de l’habitat, il s’ouvre alors comme scène sociale et culturelle. Nombreuses sont les entreprises de la nouvelle économie numérique à communiquer sur leurs espaces de travail. L’atmosphère qui s’en dégage est un lieu ouvert, où chacun est libre, cool et fun. Cette tendance au Cool Office permet aux entreprises de fidéliser leurs employés et de leur assurer les meilleures conditions et, au-delà, de l’espace de travail, de véhiculer une image bienveillante de l’entreprise.

Le Stream Lab est le laboratoire de recherche et développement de l’agence PCA-STREAM qui édite la revue Stream.

Le design des bureaux contemporains est à la pointe du changement. L’entreprise du xxie siècle est à la recherche de nouvelles formes de travail grâce au design de ses espaces, qui reflèteraient ainsi son image. Dans le contexte d’une économie en mouvement, le développement de la créativité à l’aide de « business strategies » se révèle essentiel. Le bureau moderne résulte du changement générationnel du monde des affaires – les PDG et les employés d’entreprises comme Google, Facebook et Apple sont des gens jeunes, qui inventent un environnement plus libre et plus épanouissant. Cette forme de management est portée au pinacle par les générations précédentes comme actuelles, du fait de la jeunesse et du succès de ces sociétés. Le design de leurs sites web et de leurs applications ne s’est pas borné au virtuel, mais s’est aussi appliqué à l’agencement architectural et au management, dans une réalité quotidienne inscrite dans la forme même des bureaux, et par laquelle le visible et l’invisible coexistent. Cela s’appelle le Cool Office.

Surveiller et travailler

À l’époque où Louis H. Sullivan et Frank L. Wright réalisaient des plans et des meubles standards, le bureau faisait converger, dans sa forme, discipline et surveillance ; on ne pouvait le considérer comme « cool » – comme un endroit où l’on souhaiterait venir tous les jours. Le début du xxe siècle avait élaboré une théorie de la séparation entre l’espace privé et l’espace de travail, tandis que les infrastructures reliaient les deux. En 1958, Herman Miller chargea Robert Propst de dessiner les meubles de bureaux de cette nouvelle ère, passée dans le langage courant sous l’expression « métro, boulot, dodowww.hermanmiller.com». Robert Propst créa et institutionnalisa des bureaux fermés et une disposition « Action Office », en pensant que cet agencement permettrait de changer l’ambiance et de motiver la collaboration des employés. À son grand dam, les bureaux séparés furent décriés et Propst se rendit compte qu’il s’agissait là d’une des pires inventions pour des bureaux – créant une aliénation et un isolement des employés.

La notion tayloriste de l’agencement des bureaux ne peut plus convenir à l’éthique contemporaine du travailLe taylorisme repose sur une théorie de management qui analyse les processusde suites de tâches ; il a été fondé par Frederick Winslow Taylor.. Frederick Winslow Taylor pensait que « […] c’est uniquement par la mise en œuvre de la standardisation des méthodes, de l’adoption des meilleurs instruments et conditions de travail, et de la coopération, que le travail le plus rapide sera assuré. Et c’est au management seul qu’incombe la tâche de cette mise en œuvre des standards comme de celle de la coopérationFrederick Winslow Taylor, The Principles of Scientific Management, New York, Harper, 1911.». Les rangées de tables, les costumes-cravates, le fait de travailler tranquillement dans l’ombre de son supérieur appartiennent à un passé désormais révolu.

En 1975, Michel Foucault publiait Surveiller et PunirMichel Foucault, Surveiller et Punir : Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1994., qui peut rétrospectivement apparaître comme l’exposé de la façon dont les bureaux se sont transformés au cours du xxe siècle, jusqu’aux années 1990, où tout a été fait pour échapper aux bureaux fermés. Foucault se servait du plan panoptique des prisons de Jeremy Bentham pour décrire la soif de pouvoir de l’époque moderne. Le Panoptique a été appliqué, en théorie, à l’immeuble traditionnel de bureauxOp. cit., note 4. Une seule personne surveillant les autres, de la même manière que le patron, assis dans son bureau, ayant sous les yeux des files dupliquées d’employés travaillant avec zèle.

Apple a revisité la notion foucaldienne de pouvoir pour son futur siège, dans la banlieue de Cupertino, en Californie. Le campus s’étend sur 79 000 m2 de bureaux, départements de recherche et développement, pour environ 13 000 employés. Le projet comprend un auditorium, un centre de fitness, des ressources de recherche, une usine centrale, et un parking destiné aux employés. Le mega-plex d’Apple est peut-être un pas en arrière, en se rapprochant du Panoptique, mais on ne pourra en juger que lorsqu’il sera achevé, en 2015. En attendant, on pourra trouver des exemples d’environnements de travail libres et inspirés, dans lesquels le lien formel entre patron et employé est évacué.

Avant la fin du xxe siècle, il était rare de voir le patron travailler dans le même bureau que ses employés. De 1943 à 1988, en Californie, Ray et Charles Eames fondèrent un laboratoire ayant pour vocation l’écriture de livres, le travail sur le design mobilier, la réalisation de films, et la création de jouetswww.eamesoffice.com. Ils pensaient que leur créativité et leur liberté pouvaient être manifestes, de manière à ce que l’on interagisse avec eux, pleinement convaincus qu’ils étaient de la nécessité de l’égalité des niveaux de collaboration. IDEO, une société de production innovante en design, a utilisé un dispositif semblable pour son studio. En 1999, ABC a chargé la société de redessiner un caddie. On a pu alors suivre l’ensemble du processus de design : depuis le produit initial jusqu’à la réalisation des maquettes, et aux tests d’essais du caddie sélectionné parmi celles-ciwww.ideo.com/work/shopping-cart-concept. Une personne ne peut atteindre le succès si elle est seule.

Eames Office, Los Angeles, 1950

Du bureau à la ville

Frank Gehry a dessiné le premier bureau virtuel, pour TBWA/Chiat/Day, à Los Angeles. Un employé pouvait venir y travailler, pointer, et trouver une place libre pour s’asseoirJade Chang, «Behind the Glass Curtain.», Metropolis Magazine, 19 juin 2006.. En 2011, une autre société innovante reprit ce bureau. L’entreprise Clive Wilkinson Architects redessina l’espace à partir du design original de Gehry, afin de créer un lieu de loisirs pour les ingénieurs de Google. Dès le départ, les co-fondateurs de Google, Sergey Brin et Larry Page, initièrent une technique de management différenteBernard Girard, The Google Way: How One Company Is Revolutionize Managementas We Know It, San Francisco, No Starch Pr., 2009., représentée par le Googleplex. Il ne s’agit pas d’un simple immeuble de bureaux ; c’est un complexe comprenant tous les éléments qui vont faire en sorte que les ingénieurs soient épanouis et désireux de rester au bureau jour et nuit. Au-delà de cela, il s’agit d’une représentation manifeste de l’architecture tangible que le client peut, s’il le souhaite, ignorer, tout comme la notion intangible de transparence, omniprésente mais pas nécessairement visible.

Le siège de Facebook, le réseau social le plus répandu au monde, se fonde sur le même credo d’un brouillage des lignes entre travail et loisir. Le studio O+A a imaginé un code couleurs sur les murs, permettant de différencier les services, tandis que certains murs sont laissés en partie libres, de manière à ce que les employés puissent y dessiner, y écrire et y faire des croquis. Plus encore, ils ont créé une page Facebook pour parler de l’agencement de leur nouveau bureau alors même que la construction était en cours. Ce qui équivaut à une collaboration complète, non pas simplement au niveau du « job » des employés, mais intégrant aussi leur mode de vie et les reliant à leur « chez eux » même quand ils n’y sont pas.

Au travers du sentiment de liberté que ces nouvelles méthodes de management ont amené, une forme de fétichisation du bureau a fait son apparition. Par exemple, les « Guerres des Post-its », les tendances Converse, la présence des vélos au bureau, et le Friday Wear. Bien que cela puisse paraître une perte de temps frivole aux yeux des tenants du monde traditionnel des affaires, cela semble pour certains un moyen efficient dans la construction d’équipes soudées – malgré la dépense d’argent et la perte de temps, chacun en sort finalement gagnant.

À Montreuil, en France, la « Guerre des Post-its » a commencé à l’été 2011, donnant ainsi un exemple de collaboration inopinée. Les employés ont collé sur les vitres de leurs bureaux des post-its représentant des formes issues de l’imagerie pixellisée. Les employés d’Ubisoft, à leurs moments perdus, dessinèrent des extra-terrestres venus des Envahisseurs, ce qui engendra une réponse de la part de la banque BNP Paribas, située de l’autre côté de la rue« Post-it – Les open space parisiens se déclarent la guerre.», in Le Monde,1er Août 2011.. Ce qui avait peut-être commencé comme une façon d’éviter le « vrai » travail s’est en fait révélé un moyen, pour les collègues et, par un discours et une histoire communs, de développer le travail d’équipe – selon plusieurs étapes : d’abord, faire émerger l’idée d’une image ; ensuite, la dessiner en choisissant la bonne taille de post-its, la couleur adaptée, etc. ; enfin, réaliser ces idées, qui peuvent s’étendre parfois sur la façade entière de l’immeuble.

Innovation et domesticité

Lorsque Bill Gates a créé Microsoft, l’une des premières choses qu’il a faites fut d’enlever sa cravateAustin Considine. «On the Web, Every Day is Casual Friday», The New York Times, 18 mars 2011.. Ce qui lança cette horrible mode du vêtement sport au bureau, et mit un terme à l’ère du « pouvoir-savoirIn Surveiller et Punir : Naissance de la prison. Foucault pensait que pouvoir et savoir étaient fondamentalement liés. Il les a fréquemment réunis en un concept unique, « pouvoir-savoir ».». À la rigidité et l’inconfort au travail, Gates substitua la souplesse au bureau. Les tenues décontractées apportèrent une forme de détente dans les entreprises américaines, pendant la vague internet, avant de toucher ensuite les autres pays.

L’immeuble de Facebook est révélateur de l’esthétique du bureau contemporain. On y voit des collègues devenus amis, qui se détendent autour d’une table ; des bicyclettes appuyées contre les murs, de sorte que leurs propriétaires n’ont pas à s’inquiéter des voleurs ; les lettres H-A-C-K pendues au plafond, et qui motivent les employés. Les rocking chairs Eames forment, avec un canapé bleu, un coin salon semblable à celui d’une maison. Un grand tapis, recouvrant le sol, ajoute une touche d’intimité à l’open space, ainsi que les murs colorés, et les plantes dispersées çà et là dans le bureau. Ce qui n’apparaît pas dans cette image, c’est le patron demandant à ses employés de retourner travailler – parce qu’en fait, ils sont en train de travailler, à leur propre rythme, dans des vêtements qui leur ressemblent, entourés de leurs objets.

Facebook Headquarters, Palo Alto  © Cesar Rubio and Studio O+A

Tout comme la petite maison, avec son toit pentu et sa cheminée qui fume, immortalisée par Robert Venturi, le bureau est également une image qui nous est familière : si l’on prend un crayon et un papier, on dessine un étage au-dessus de l’autre avec, à chaque fois, des gens assis à des bureaux, ne rêvant que de quitter cet immeuble et de rentrer chez eux. Quelle intention se cache donc derrière la forme nouvelle du design des bureaux, et qui rompt avec cette image traditionnelle ?

Des centaines de livres ont été publiés sur le « Comment faire », concernant le design des bureaux. Mais la question n’est pas « comment » agencer les lieux de travail, car ce qui importe est la réinvention des intérieurs. Si la direction d’une entreprise croit encore à une hiérarchie traditionnelle des secteurs, la présence d’une bicyclette ou d’un mur de couleur ne transformera pas les lieux en « cool office ». La clé d’un « cool office », c’est de faire en sorte que les employés se sentent bien, de manière à ce qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. La décoration n’est pas une solution toute faite. L’entreprise du xxie siècle démontre que la formule ne consiste pas à distribuer des tâches, à terminer une tâche puis à en commencer une autre, à l’infini ; un employé devrait pouvoir s’approprier la planification de son travail. Entre le moment où on lui donne une tâche, et le moment où il l’a accomplie, il est responsable et créateur de l’ensemble de son trajet. En 2010, Architizer.com a organisé un concours du « Bureau le plus cool », pour lequel ont été réunis les meilleurs agencements de « cool office«The Worlds Coolest Office.», www.architizer.com ».. Cette manifestation est le signe d’un contresens sur le rôle de l’esthétique, qui ne saurait être utilisée comme une stratégie permettant une profonde transformation du bureau – la solution esthétique doit en effet commencer par ce qui n’est pas vu.

Le code de conduite de la société Google commence ainsi : « Don’t be Evil ». Google affirme que c’est « afin de protéger ses utilisateurs d’un accès malveillant à l’information, de cerner leurs besoins et de leur donner les meilleurs produits et services possibles. Mais cela signifie aussi, plus généralement, faire les choses avec probité – ne pas enfreindre la législation, agir de façon honorable, et respecter chacun«Code of Conduct.», Google Investor Relations, 2 décembre 2011. ». C’est la raison pour laquelle nous estimons que Google, qui a accès à notre email, nos recherches quotidiennes, nos amis, notre famille, notre situation géographique, qui a des vues satellites de notre maison ou de notre lieu de travail, connaît nos conversations personnelles par téléphone, Google Talk, Google Video, etc. – qui voit tout et sait tout de nous, n’utilisera pas tout cela contre nous. L’image que nous avons de Google, en dépit de cette accumulation incroyable d’informations, ne nous fait pas peur. Ils sont cool, ils jouent au ping-pong, ils portent des tongs pour aller travailler. Nous ne pouvons que leur faire confiance. Ainsi, Google a prouvé que l’image fait tout ; or, la façon dont le bureau est agencé reflète cette image. C’est en ce point que le visible et l’invisible se rejoignent.

Steve Wozniak et Steve Jobs ont fondé Apple dans le garage des parents de Jobs ; Mark Zuckerberg a cofondé Facebook dans la chambre qu’il occupait à Harvard ; Larry Page et Sergey Brin ont développé Google pendant leurs études à l’Université Stanford. Il est rassurant de penser que toutes ces créations se sont faites dans un environnement serein, informel, presque aux antipodes du monde du travail. Les inventeurs de ce phénomène moderne, les créateurs des noms que nous employons en tant que verbes, et au moins plusieurs fois par jour, ont transformé notre usage d’internet, notre façon d’entrer en relation avec les autres, et transforment maintenant notre façon d’agencer nos bureaux, alors qu’ils voulaient seulement re-créer le lieu originel où ils avaient effectué leurs découvertes.

Pooneh Erami sous la direction d’Aurélien Gillier

(Cet article a été publié dans Stream 02 en 2012.)

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