Le care & repair pour envisager l’avenir du design urbain

  • Publié le 13 avril 2021
  • PCA-STREAM
  • 7 minutes

Face à l’instabilité qui ébranle notre époque, de nouveaux modes d’action et de pensée sont à envisager. Parmi eux, on retrouve deux attitudes de soin portées aux vivants et aux non vivants. L’aménagement des villes et des territoires est le terrain d’application privilégié de ces concepts, symboles d’une reconfiguration profonde de notre rapport au monde.

Agir à partir de nouveaux cadres de pensée

Les articles et podcasts de ce premier numéro de Stream Voices nous invitent à saisir combien les villes de demain seront tout sauf une page blanche à partir de laquelle on pourrait les réinventer. L’avenir des villes se joue dans des infrastructures, des rues, des immeubles qui existent dans leur grande majorité. La complexité des phénomènes urbains se porte bien au-delà. Pour dépasser les clivages entre nature et culture hérités de la modernité, il nous faut réinventer notre rapport au vivant, aux humains et aux non-humains.

Ceci suppose de réviser nos cadres normatifs et nos présupposés autant que de reconfigurer nos habitudes. Cette remise en question généralisée fait émerger des outils et des manières de faire différentes. Nous les voyons éclore dans le dialogue que nous construisons avec les chercheurs en philosophie, urbanisme, sociologie des techniques : le développement de « solutions fondées sur la nature » associés à  l’ingénierie de pointe pour faire face aux conséquences du risque climatique ; l’usage de la fiction comme socle théorique de la prospective urbaine ; une attitude d’attention portée aux choses du monde (sujets, objets, entités paysagères, éléments…) dans une attitude de « faire avec » plutôt que de « lutter contre ».

Ces nouveaux cadres de pensée éclairent différemment notre manière de concevoir, ils changent notre démarche et nos méthodes. Parmi ceux évoqués, le care et le repair connaissent une expansion dans les sciences sociales. L’éthique du soin et de la sollicitude – le care – couplée à l’attention portée aux choses et aux objets – le repair, participent d’une nouvelle source de réflexion pour guider le design des villes.

« faire avec » plutôt que « lutter contre »

Placer le care, l’attention envers les vivants, dans la conception urbaine

En partant de l’éthique de la sollicitude et du soin porté aux personnes – le care – il ne s’agit plus de se positionner comme un organisateur démiurge de ce qui doit advenir ou encore comme le révélateur de ressources ou de potentiels d’un territoire, mais bien d’accompagner la multitude des humains et des non-humains qui forment un espace, constituent un lieu. Le care, entendu dans les champs de l’architecture et de l’urbanisme, embrasse ainsi la complexité des liens et bouscule les savoirs. L’approche par le care place la fragilité des milieux, des personnes et de leurs relations au centre de la démarche de conception.

Les études du care progressent sensiblement dans le domaine urbain. Le concours d’architecture Europan cette année en fait d’ailleurs l’une des catégories de projets ouverts aux candidats. La fragilité des territoires et des systèmes urbains s’impose comme un état à prendre en compte. Elle devient une catégorie d’analyse pour mieux saisir les enjeux et mesurer la portée de nos actions. La fragilité implique l’attention, la compréhension de ce qui peut déstabiliser ou de ce qui peut conforter. Elle est aussi une autre manière d’approcher l’espace et les formes urbaines en ouvrant la voie à une recherche d’équilibre ou du moins, à une prise en compte du fait que les espaces urbains sont des espaces d’incertitude et de déséquilibre permanents.

Le repair, un soin porté aux objets et aux matériaux

En continuité avec la philosophie du care, les repair studies sont un nouveau champ prometteur en sociologie des techniques. Elles s’intéressent aux pratiques, métiers, savoirs, dispositifs qui concourent à la pérennité de ce qui nous entoure. Il s’agit ici d’analyser le soin porté aux choses, objets, matériaux. Entretenir et maintenir un espace, penser et mettre en œuvre des formes pérennes, réduire le gaspillage et l’obsolescence sont des impératifs qui dessinent le monde post-carbone. En plaçant les repair studies dans la perspective des enjeux urbains, les sociologues éclairent les pratiques, les métiers, les aptitudes qui sont mobilisées tous les jours pour assurer la continuité, souvent précaire, du fonctionnement de nos villes. L’évolution très dynamique du réemploi et de l’accélération de sa prise en compte dans le secteur de la construction (avec les initiatives du Booster du réemploi et les actions de Circolab par exemple) sont une des illustrations de cette transformation progressive des enjeux dans le quotidien des projets urbains et architecturaux.

L’alliance du care et du repair pour dépasser l’approche par le risque et ouvrir vers celle de la fragilité

Les études du care et du repair sont des approches complémentaires. Elles forment une alternative féconde à la notion de résilience qui a cours depuis une quinzaine d’année. La résilience est née dans le champ de la psychologie pour se diffuser jusqu’à l’architecture, au design et à l’urbanisme. Elle sous-tend une vision sociale construite d’un état des choses normal et normalisé, perturbé par un choc, une rupture et in fine, une trajectoire modifiée. En architecture et urbanisme, elle s’est traduite comme une dynamique à entrevoir ou à faciliter par les projets, les agencements, les espaces. Cependant, la résilience prend racine sur une appréhension du risque, et la définition du risque est souvent le fruit d’une construction sociale.

L’approche du care et du repair nous invite à un changement de paradigme. Il s’agit de prendre en compte la notion de fragilité – et non plus celle de risque – pour comprendre et concevoir un espace. L’action s’inscrit dans l’instabilité et l’incertitude, lesquelles sont des facteurs de transition et de transformation. Cette approche est une opportunité pour saisir la ville dans sa complexité, sa fragilité et dans son évolution constante. Plutôt que de figer des réponses, elle encourage à imaginer des solutions dynamiques, adaptatives, qui accompagnent l’évolution des choses et des personnes, des milieux et des espaces.

L’approche du care et du repair nous invite à un changement de paradigme

Faire face aux enjeux urbains et ne pas les esquiver

Les débats contemporains sont traversés par des remises en cause profondes des modes de vie urbains. L’opposition des grandes métropoles aux villes moyennes, des villes moyennes aux campagnes fait florès. Des frémissements statistiques montrent certes que des changements de vie sont à l’œuvre. Des familles quittent les grandes métropoles, des campagnes accueillent des néo-ruraux. Pourtant, le fait urbain semble immanent à nos modes de vie. Il est majoritaire, structurant, et continue de charrier des défis considérables. Ce sont dans les villes que continuent de se jouer les enjeux écologiques, une part de la cohésion de nos sociétés ainsi qu’un rôle central de la production économique. En considérant le lien entre les personnes et celui entre les personnes, les objets et le vivant, l’alliance du care et du repair place dans la conception urbaine une invitation à l’action sans esquive. Il ne s’agit plus de chercher des solutions ailleurs, par-delà les villes et les métropoles, mais de considérer les enjeux en leur faisant face de l’intérieur, en assumant leur complexité et en mobilisant pour ce faire des compétences nouvelles, des intelligences inédites.

Étienne Riot, Directeur de la recherche et de l’innovation, PCA-STREAM

Bibliographie

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Le care : une attitude de soin pluriscalaire

La remise en cause générale des logiques de domination, comme la crise pandémique, qui a révélé l’importance des professions du quotidien, donne une nouvelle actualité à l’éthique du care, qui recouvre une attitude générale de soin et un ensemble de professions et pratiques invisibilisées. La philosophe Sandra Laugier, qui a popularisé la notion en France, retrace la façon dont ses racines sont liées aux luttes féministes cherchant à faire entendre une autre voix, dans l’opposition entre une filière morale du bien et du mal (plutôt masculine et valorisée), face à une morale de la responsabilité (féminine et déconsidérée). Le care offre ainsi un cadre philosophique systémique permettant de prendre en compte la vulnérabilité et la responsabilité à toute échelle, du foyer jusqu’à la planète.

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Design with care, entretien avec Antoine Fenoglio et Cynthia Fleury

La rencontre entre la philosophe Cynthia Fleury et le designer Antoine Fenoglio offre un exemple de croisement des pratiques autour de l’idée de design with care, qui permet un « dessin avec dessein » reposant sur l’idée que la fragilité favorise de façon systémique la pratique vers des questions environnementales et sociales. Avec le concept de proof of care, l’expérimentation devient elle-même une forme de soin qui entraîne une réflexion sur les modes de gouvernance. Le designer se fait intégrateur, diplomate entre les expertises, s’appuyant sur son savoir-faire en représentation et prototypage.

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Jerôme Denis est enseignant chercheur au Centre de sociologie de l’innovation de l’Ecole des Mines. Il s’intéresse au travail invisible nécessaire au traitement des données urbaines, ainsi qu’à l’attitude de soin mise en œuvre dans des situations de maintenance. Cette attention portée à la fragilité des choses, loin d’en figer l’état, participe à leur devenir.

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