Lettre à Pierre Huyghe

  • Publié le 11 janvier 2017
  • Nicolas Bourriaud

Nicolas Bourriaud adresse cette lettre à Pierre Huyghe alors que ce dernier est parti en expédition pour plusieurs mois. L’historien et critique d’art interroge la démarche de l’artiste, abordant les notions de temps libre et d’exploration à l’aune d’un monde fini, connu et déjà entièrement cartographié. Comment l’artiste peut-il produire du savoir sur l’espace contemporain sans que
 ce savoir ne s’inscrive dans les catégories disciplinaires existantes ?

Nicolas Bourriaud est historien de l’art, critique d’art, théoricien et commissaire d’exposition. Depuis 2016, il assure la direction du futur Montpellier Contemporain (MoCo).

Ce texte est issu de GNS (Global Navigation System), catalogue d’exposition proposée par le Palais de Tokyo – Site de création contemporaine, Editions Cercle d’art, Paris, 2003 (p. 118-119).

Cher Pierre Huyghe,

Tu es parti en expédition depuis le début du mois de mars, jusqu’en juin, dans le but de réunir des informations et d’expérimenter un mode d’exploration : il s’agit à la fois de collecter des données et d’inventer le mode cognitif qui viendra les formater. Le lieu que tu as choisi n’est ni vraiment rural, ni vraiment urbain : il s’agit de la côte Est des États-Unis, mais cela importe peu, du moins pour l’instant.

Je crois que pour comprendre ta méthodologie et ton ambition, il faut remonter un peu en arrière, jusqu’au moment où tu as fondé l’Association des Temps Libérés, pour l’exposition Moral Maze organisée par Liam Gillick et Philippe Parreno : « Une exposition de groupe n’est-elle pas aussi une nouvelle forme d’association ? » Les 
« temps libérés », par opposition aux « temps sociaux », questionnent la façon dont est aménagé ce « loisir » pendant lequel nous sommes censés ne rien faire. Lorsqu’on est amené à se présenter, on décline son identité professionnelle ; il y aurait bien d’autres possibilités, mais elles sont en attente d’une définition claire.

Cela dit, la question cruciale que tu posais était : « est-ce que 
mon travail est de même nature que le type d’activités que propose une entreprise de divertissement ? Est-il possible de créer une différence, de concevoir un temps libre comme un temps de réflexion et de construction de soi ? »

Quelques années plus tard, ton Expédition scintillante reprend cette problématique sur le plan de la connaissance : est-ce qu’il est possible de produire du savoir sur l’espace contemporain sans que
 ce savoir ne s’inscrive dans les catégories disciplinaires existantes ? Est-ce que le découpage actuel des savoirs génère des limites, au-delà desquelles un autre type de connaissance serait possible ?

Quand on revient de voyage, on prétend souvent avoir « appris » quelque chose, mais ce savoir empirique est à la connaissance ce que le temps de loisir est au travail : un reste. Ton expédition, me semble- t-il, a pour but de « libérer » le mode cognitif de ses déterminations 
« professionnelles ».

Je te paraphrase : « l’art est-il un aspect mineur de l’industrie du savoir, ou vise-t-il à produire autre chose ? » Un épistémologue, Bruno Latour, a accompagné une équipe de scientifiques en Amazonie : des botanistes, des podologues, des géologues… Chacun analysait la jungle à l’aide de ses outils de prédilection,
 et Bruno Latour composait la synthèse, en se demandant in fine ce que l’on peut savoir d’une forêt. Mais ne pourrait-on pas aller encore plus loin, en dépassant l’addition des disciplines ? 
L’art comme effet multiplicateur, ou diviseur.

"A Journey That Wasn't", 2005 © Pierre Huyghe

La forme de l’expédition, du voyage, de la découverte, fut la grande affaire des Temps Modernes. Cette forme s’est jadis constituée en fonction d’une nomenclature spécifique des sciences, qui s’avère aujourd’hui obsolète sans toutefois que les nouveaux formats cognitifs n’aboutissent à de nouveaux modes de voyage — terrestres, du moins, et encore… En tous cas, les grands navigateurs, comme Magellan, Drake, Cook ou Bougainvilliers ont concrètement produit de nouveaux outils de connaissance, simplement parce qu’ils ne savaient pas ce qu’ils trouveraient sur leur passage, parce que leurs soutes n’étaient pas remplies de prévisions.

La Terre est aujourd’hui cartographiée : l’expédition est devenue une course à vide, parce que les instruments sont déjà préparés.
 Ce ne sont plus des voyages d’exploration, mais de déploration
— des comparatifs historiques — ou de compétition — traverser l’Atlantique plus vite que le voisin. Et ton pari consiste à imaginer que l’art puisse contenir en germe de nouveaux paradigmes exploratoires.

Quelles sont donc les formes artistiques qui correspondraient à l’exploration ? Comment générer du savoir sans passer par les outils optiques et intellectuels de l’Académie des sciences ? 
L’art est pour toi du côté des points de départ plutôt que du côté des fins, une activité de défrichage plutôt que d’accrochage. J’attends donc le bateau le 18 juin prochain pour ton rapport d’étapes.

N.B.

Cet article a été republié dans Stream 01 en 2008.

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