Manipuler le vivant ?

  • Publié le 18 novembre 2017
  • François Képès

Tirer les enseignements d’une prise en compte du vivant suppose une meilleure connaissance de ce dernier. Biologiste cellulaire, François Képès souligne que le vivant se caractérise certes par l’évolution – qui permet l’adaptation –, le fonctionnement métabolique – faculté à transformer des ressources entrantes en produits différenciés –, mais aussi par la capacité à mobiliser des concentrations locales pour optimiser les réactions. Il distingue la biologie des systèmes, qui analyse et explique, de la biologie de synthèse, qui utilise cette compréhension pour agir sur le vivant. Ajouter des molécules neuves aux produits classiques du vivant pour pallier la non-renouvelabilité des ressources environnementales lui semble représenter une avancée majeure, malgré les incompréhensions. Il ne s’agit pas d’une volonté de maîtrise du vivant, mais de domestication et de négociation, reposant sur la coopération et le soin plutôt que la domination. Il appelle ainsi à dépasser les discours manichéens dans le débat sur la manipulation du vivant en se posant prioritairement la question de l’usage.

Définir le vivant

En tant que biologiste, pourriez-vous nous énumérer les propriétés caractérisant le vivant ?

Deux caractéristiques m’apparaissent comme absolument essentielles pour définir le vivant. L’une d’elles est souvent mise en avant : l’évolution, cette capacité d’adaptation permettant à un organisme d’optimiser son fonctionnement par rapport à son contexte. La deuxième n’est pas souvent citée, ce qui me surprend puisqu’elle distingue le vivant de processus purement physico-chimiques. Les règles de la physique et de la chimie s’appliquent au vivant – seul quelques vitalistes en doutent encore – mais le vivant possède des règles supplémentaires, qui lui sont propres, dont la capacité à mobiliser des concentrations locales. Alors que la concentration moyenne de réactifs dans une cellule peut être faible, la capacité à les concentrer en un endroit optimise leurs réactions. Nos cellules ont toutes un squelette interne extrêmement dynamique par exemple, capable de se former et se déformer sans cesse, permettant à des protéines de se donner « rendez-vous » en un point précis. Si deux réactifs doivent, pour la vie de la cellule, fusionner en présence d’une enzyme catalysant la réaction, ces réactifs vont apprendre à « pédaler » le long du cytosquelette, et ainsi se rencontrer afin de générer des effets de concentration locale. C’est à mon sens la véritable signature du vivant. D’autres caractéristiques sont régulièrement citées, en particulier la reproduction. Mais dans L’Arbre de la connaissance, initialement publié en 1969, Maturana et Varela n’identifient par exemple pas cette fonction comme définissant un être vivant, bien qu’elle soit nécessaire à la perpétuation de la vie. Le métabolisme est enfin souvent mentionné comme ontologique au vivant, de par sa capacité à transformer des ressources entrantes en produits différenciés.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la biologie de synthèse au sens large, ce qui la distingue de la biologie des systèmes et comment s’opère le « dépassement du vivant » ?

La considération des principes inhérents à la biologie est relativement récente. Or il est nécessaire de poser les bonnes questions pour obtenir des réponses claires. Il est ainsi fondamental de comprendre les mécanismes définissant le vivant, notamment le fonctionnement de l’horloge rythmant nos 24 heures ou celui de l’interrupteur permettant de destiner à des sorts différents deux cellules-filles alors même qu’elles proviennent d’une même cellule-mère. Cette « logique du vivant », comme l’appelait François Jacob, est au centre de la compréhension moléculaire des fonctionnements cellulaires. La biologie des systèmes concerne l’observation, l’analyse et l’explication des phénomènes biologiques, alors que la biologie de synthèse consiste à utiliser cette compréhension pour agir sur le vivant et y opérer un travail d’ingénieur. La première explore la logique du vivant, la seconde l’exploite.

Dresser la nature pour l’améliorer

Cela fait plus de 10 000 ans que l’homme agit sur son environnement, systématisant son action au moyen de l’agriculture et de l’élevage, mais ces interventions ont connu des raffinements successifs au cours du temps. L’homme a commencé à opérer des croisements, puis à provoquer l’apparition de mutations aléatoires dès 1920, en particulier sur les plantes d’intérêt horticole. Cette méthode n’était cependant pas rationnelle à proprement parler, puisqu’il était impossible de prévoir la nature de la mutation génétique et ses effets sur le goût, la couleur ou la forme des fruits et légumes. Il est devenu possible depuis 1973 de modifier l’expression d’un gène mais aussi d’implanter un gène « étranger » dans un organisme ne le présentant pas à l’état naturel. Cette manipulation appelée transgenèse a ouvert la voie aux organismes génétiquement modifiés. Cela fait ainsi quasiment un siècle que les plantes servant de base à notre alimentation sont manipulées génétiquement. Les interventions sont seulement devenues de plus en plus précises au cours de la dernière décennie.

Ce type de manipulation peut s’avérer extrêmement utile pour le secteur agroalimentaire, mais aussi pour ceux de la santé et de l’environnement. Une variété de riz, le riz doré, a par exemple été développée par ajout du gène de synthèse de la provitamine A afin de compenser les carences alimentaires des populations se nourrissant exclusivement de riz. Ajouter à la liste des produits classiquement produits par le vivant – protéines utilisées en cosmétique, fibres textiles… – de nouvelles molécules pouvant pallier la non-renouvelabilité des ressources représente une avancée majeure. Le plastique, originellement élaboré à partir de pétrole, peut dorénavant être conçu de manière biosourcée avec des produits manufacturés par des micro-organismes. Les métaux toxiques, rares et chers, pour la plupart extraits en Chine et utilisés dans des cuves de solvants toxiques à haute température, peuvent être remplacés par des bactéries ou des levures inoffensives, entièrement biodégradables et cultivées à 37°C en présence d’eau, de sel et de sucre. C’est dans ces débouchés que réside l’esprit de ce qu’est et deviendra notre bio-économie.

Vous assimilez le vivant à une horloge dont nous pourrions remplacer des pièces à notre guise, de façon à induire une fonction précise n’existant pas dans la nature. La méthode de la biologie de synthèse – comparable aux processus industriels de standardisation – vise-t-elle à « asservir » et « dicter » au vivant une fonction mise au service de l’homme ou s’agit-il d’une coopération ?

La biologie de synthèse est un processus de domestication et de négociation. Pour qu’une vache produise du lait, il est indispensable de la nourrir et de la faire vêler. L’exploitation laitière ne peut s’abstraire de certaines contraintes imposées par le fonctionnement de l’organisme bovin. Les mêmes règles prévalent lorsqu’il s’agit de micro-organismes. Partant de ce constat, la biologie de synthèse peut être assimilée à la technique du dressage. Nous apprenons aux bactéries à élaborer certains produits comme nous apprendrions à un chien à faire une pirouette. Lorsque l’on crée un chromosome synthétique ou que l’on modifie un chromosome naturel, nous recréons les conditions optimales à son maintien, nous « prenons soin de lui » à la manière d’un éleveur qui soigne ses bêtes pour obtenir un meilleur lait. Il s’agit donc bien plus d’une coopération que d’une domination à mes yeux.

OGM : sortir des discours manichéens

Vous parlez de domestication, d’autres de création. Le public est effrayé par l’idée que des « monstres » conçus par assemblage existent, même s’il ne s’agit que d’un Frankenstein bactérien. Concrètement, l’homme est-il capable de dépasser la simple manipulation pour créer la vie de toutes pièces ?

Il existe des tenants de la biologie de synthèse « hard », à l’image du chercheur américain Craig Venter, célèbre pour avoir construit la cellule minimale. Il a découvert le génome minimum nécessaire au fonctionnement d’une cellule, utilisée comme un châssis sur lequel des gènes peuvent être « greffés » afin de réaliser les fonctions biologiques souhaitées. Il est également le premier à avoir synthétisé un chromosome bactérien dans son intégralité par voie chimique. L’ADN de ce chromosome peut être recréé artificiellement, mais il ne s’agit que d’un « copier-coller » de ce que l’on retrouve dans la nature. Nous sommes capables de copier, mais pas encore d’inventer ou de designer le vivant. Là où le chercheur démiurge parle de « création », il n’est en réalité question que de « construction », bien que celle-ci ne cesse d’améliorer ses méthodes depuis 1973. L’utilisation de termes tels que « création » relève évidemment d’une stratégie de communication.

Les polémiques autour de la manipulation du vivant concernent systématiquement la manière dont un organisme est construit, éludant souvent son objectif et les dangers ou bénéfices qu’il comporte. Rendre des plantes résistantes au changement climatique ou à certains champignons n’a concrètement aucune incidence sur la santé humaine. À l’inverse, rendre des plantes résistantes aux herbicides permet aux agriculteurs d’utiliser des produits toxiques de manière à détruire toute plante qui n’y serait pas résistante, contaminant par là même les sols et les produits de récolte. Il est nécessaire de se poser la question de l’usage pour sortir des discours manichéens concernant les OGM. La réponse dépend certes des propriétés de l’organisme modifié, mais également du contexte dans lequel il est envisagé de l’utiliser. À mon grand regret, les laboratoires pharmaceutiques n’étiquettent pas les médicaments ou vaccins produits par des organismes modifiés, en raison de l’image déplorable des OGM. Mais si tel était le cas, les gens s’apercevraient que, parmi bien d’autres cas, l’insuline administrée aux diabétiques depuis 1982 est produite en majorité par un OGM. Nous tirons des bénéfices de la biologie de synthèse depuis de nombreuses années. Il serait bon d’instituer des évaluations rationnelles, au cas par cas, de leurs bénéfices et maléfices.

Des organismes modifiés pour une ville durable ?

Quelles applications concrètes les méthodes déployées par la biologie de synthèse pourraient-elles avoir dans les champs de l’architecture, du design ou de l’écologie urbaine ?

Je ne suis pas un expert de ces questions, mais l’un de mes anciens élèves est responsable scientifique d’une start-up appelée Glowee. Cette entreprise cherche à produire des organismes vivants fluorescents afin d’illuminer des vitrines ou tout autre élément urbain sans consommer d’électricité. De nombreux obstacles restent à surmonter, comme la réduction des coûts de production (alimentation, création du milieu de vie) et l’optimisation des performances (durée de vie, intensité lumineuse, reproduction). La lumière générée ne pourra jamais se substituer à l’éclairage public, mais elle pourrait être assez forte pour dissoudre l’obscurité. C’est avec cet objectif que des chercheurs interviennent sur le génome de micro-méduses et de calamars. Dans le même esprit, une compagnie basée aux États-Unis envisage de créer des arbres luminescents afin d’éclairer les villes. Contrairement à Glowee, où les micro-organismes génétiquement modifiés sont enfermés dans des capsules, les arbres sont en relation avec des systèmes « sauvages », les oiseaux et les insectes qui y nichent, et leur impact est donc à considérer avec sérieux. C’est avec ce type de raisonnement et de limites que des applications à l’échelle urbaine de la biologie de synthèse peuvent être envisagées.

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