Nos enveloppes numériques

  • Publié le 18 novembre 2017
  • Dominique Boullier

La présence croissante de l’informatique et de la data dans l’espace urbain y brouille les limites entre réel et virtuel. Spécialiste du numérique et des technologies cognitives, le sociologue Dominique Boullier propose la notion d’« habitèle » comme cadre conceptuel aux enveloppes que nous créons dans l’univers numérique. Cette notion permet d’explorer la façon dont nous habitons le numérique, mais aussi d’imaginer des modalités de régulation de notre relation aux données, afin de ne pas subir l’emprise de la technique – qui formate notre expérience – tout en conservant des porosités permettant l’échange. L’enjeu n’est ainsi pas d’intensifier ou d’accumuler les technologies, mais de redéfinir notre environnement afin de produire des limites et concevoir un intérieur numérique. La forme urbaine est vouée à intégrer ces enveloppes numériques individuelles selon des dispositifs qui ne soient pas de simples empilements de bulles et s’adaptent aux nouvelles couches d’existence qu’apporte le numérique.

Donner un cadre conceptuel aux enveloppes numériques

Vous proposez la notion d’habitèle pour définir une nouvelle façon d’habiter le cyber-espace. Entre habit, habitacle et habitat, l’habitèle serait une enveloppe qui augmenterait notre réalité sociale et servirait d’interface à un extérieur virtuel. Pouvons-nous contrôler ou agir sur ce nouvel espace virtuel ?

J’ai introduit cette notion d’habitèle pour donner un cadre conceptuel aux enveloppes que nous créons dans l’univers numérique. Nous pensons aujourd’hui surtout en termes de réseaux, de connexions, ce qui nous fait perdre une dimension fondamentale : notre capacité à créer un intérieur. L’habit, l’habitacle ou l’habitat, façonnés par la technique, conditionnent pourtant notre vie en constituant des enveloppes et des intérieurs. C’est à travers eux que nous pouvons dire que nous habitons. La question est ainsi de savoir si nous habitons réellement le numérique, ou si nous ne sommes pour le moment qu’en simple condition d’y loger ? Car loger, à l’hôtel par exemple, ne veut pas dire habiter. Nous ne pouvons y transformer notre environnement et celui-ci ne nous affecte que modérément. Habiter signifie au contraire être capable de transformer techniquement l’environnement et de se faire transformer en retour, au fil du temps et des habitudes. Lorsque vous naviguez sur Google, vous avez l’impression que votre exploration est personnalisée. En réalité, Google la formate avec des algorithmes dont vous ignorez l’existence et qui limitent votre prise sur ce monde virtuel. Les plateformes réutilisent également les traces que nous générons, les contenus que nous publions et jusqu’aux commentaires que nous laissons, sans que nous sachions exactement à quelles fins.

L’habitèle repose sur les habitudes, ce couplage qui s’opère entre un environnement technique – qui devient une autre expression de nous même – et un extérieur qu’on intériorise. L’idée profonde est de penser aux manières de reprendre prise sur le monde pour éviter les phénomènes d’emprise. Ce type de « rugosités » qui vous invitent à constituer des ambiances et des climats, qui vous sont propres, sont appelées en ergonomie des affordances. Les architectes, architectes d’intérieur et designers sont les garants de ces supports de liberté donnant envie d’habiter un intérieur, un quartier ou une ville. Nous sommes actuellement enfermés dans une forme de fatalité numérique, pris dans les réseaux alors même que leur intérêt réside dans le fait de comprendre le monde simultanément. À la manière du tube de Hotel California, « you can check out anytime you want, but you can never leave ». Vous avez l’impression qu’un service vous est offert alors qu’en réalité les plateformes vous maîtrisent plus qu’elles n’accompagnent votre capacité à habiter, à construire votre environnement.

Cependant, l’habitèle ne recouvre pas non plus l’idée d’un contrôle individuel absolu. C’est plutôt une relation, un phénomène de porosité qui nous permet de communiquer et d’échanger tout en régulant un minimum les accès. L’important est d’apprendre à jouer sur la distance et le contrôle pour éviter les logiques de bunker qui, sous prétexte de préserver un espace ou des données personnelles, nous prive de tout échange avec le monde.

L’idée d’habiter est difficile à concevoir lorsque nous parlons du numérique parce que nous avons l’impression qu’il ne s’agit que d’accumuler les applications, d’ajouter du débit, d’augmenter la connectivité ou d’avoir accès à de plus en plus d’outils et de dispositifs. L’habitèle est aujourd’hui centrée sur le téléphone portable, terminal qui tend à devenir de plus en plus hybride, à la fois carte de crédit, ordinateur, téléphone et pièce d’identité. Mais pour construire une maison il ne suffit pas d’entasser de manière désordonnée les différents éléments de construction, des briques aux meubles. C’est bien l’architecture, la conception et le design qui permettent de produire un intérieur. L’accumulation désordonnée désoriente davantage qu’elle ne génère de sens de l’intérieur, de l’habitat ou de l’appropriation. La clef de cette affaire est de comprendre comment en tant qu’« êtres connectés » nous arriverons à redéfinir notre environnement de façon à produire les limites, les conditions d’accès et au final, à concevoir un intérieur numérique. Nous logeons aujourd’hui dans des plateformes sans créer d’intérieurs, nous ne savons toujours pas y construire notre habitèle et c’est tout l’enjeu.

The Geotagger's World Atlas, Eric Fischer, San Francisco

Adapter l’urbain à l’enveloppe numérique générale

Quelles sont les conséquences de l’application du concept d’habitèle sur les spatialités urbaines ? De la même façon que la forme urbaine a été profondément modifiée par un habitacle, celui de la voiture, comment imaginer l’impact de l’habitèle sur la ville ?

L’automobile a d’abord été pensée comme un dispositif technique de mobilité et non comme un habitacle. Son succès est pourtant intimement lié à la bulle mouvante et « customisable » qu’elle crée autour de ses usagers, raison pour laquelle les transports en commun parviennent mal à pallier son utilisation. Il serait d’ailleurs intéressant de réfléchir à leur évolution en prenant en compte cette demande d’habitacle. Si l’on transpose l’exemple au numérique, nous avons généré des réseaux, des antennes, des câbles et des systèmes techniques toujours plus performants, mais nous les pensons uniquement en termes de performances techniques, sans prendre en compte le fait qu’ils encapsulent des façons d’être pouvant ne pas nous convenir. Penser en termes d’habitèle permet de réaliser que l’essentiel ne réside pas dans l’empilement ou l’accumulation mais bien dans l’ouverture d’une possibilité de pilotage partagée, intimement liée à ces autres systèmes que sont l’habit, l’habitacle et l’habitat.

Les dispositifs de communication tendent de plus en plus à s’intégrer à nos habits, à devenir wearable. La voiture aspire également à devenir un dispositif connecté par exemple, ce qu’illustrent les voitures autonomes. Si nous ne sommes plus focalisés sur l’action de conduire, il devient possible de consulter du contenu ou d’entretenir des relations sociales… Tous les dispositifs censés nous créer des enveloppes physiques entrent désormais en connexion avec l’habitèle, l’enveloppe numérique générale. La forme urbaine est également vouée à intégrer ces outils individuels, mais aussi les réseaux dans leur ensemble. Nous créons d’ores et déjà nos bulles dans le métro : les têtes sont baissées sur les écrans, les écouteurs enfoncés dans les oreilles… Plutôt que de refuser ou critiquer ces nouveaux modes de vie, plutôt que de vouloir « créer du lien social » là où il n’y en a jamais eu, la question est davantage de concevoir un dispositif qui ne soit pas un empilement de bulles qui se frottent et s’insupportent. C’est là que résident les futurs enjeux de design des transports, des véhicules, des espaces publics, de l’habitat lui-même et de l’urbain en général.

Connecter des univers différents

Le numérique permet un changement d’échelle tout en restant immobile, ce qui remet en cause les notions de centralité, d’accessibilité, de proximité et même de mixité. Quelles nouvelles formes prend alors l’urbanité virtuelle ?

C’est précisément ce changement d’échelle que décrivait Mc Luhan en écrivant « le médium, c’est le message ». Les trois quarts de l’humanité sont désormais potentiellement connectés en même temps, mais pas forcément à tout le monde ni tout le temps. En revanche, nous avons a priori – et pour la première fois dans l’Histoire – quasiment le même cadre technique dans le monde entier : le téléphone portable. Son potentiel virtuel représente une ouverture des possibles si l’on considère que nous ne sommes pas dans un monde globalisé, contrairement à ce que l’on dit, mais dans un monde qui connecte et interconnecte des bulles individuelles et des cercles sociaux. La connectivité est davantage un générateur de rencontres – souvent imprévisibles et aléatoires – qu’un centre de commandement permettant de piloter et de contrôler nos activités et nos données.

Nous n’habitons pas un monde global, mais des mondes sociaux que nous pouvons – et c’est le terme clef dans cette affaire – co-muter. La commutation, terme technique venu des télécom, permet de mettre en relation des correspondants à travers un central. Entre situation de travail, vie de famille, centres d’intérêt… l’expérience du portable nous permet de passer d’un monde social à l’autre instantanément. La mise en relation de ces différents mondes qui ne sont pas concrètement reliés ne nécessite aucun central, c’est vous qui passez de l’un à l’autre. En cela, le numérique rejoint une caractéristique fondamentale de la ville, qui a toujours eu cette capacité d’offrir l’accès à différents univers, mais successivement.

La particularité essentielle au téléphone portable est d’avoir créé une nouvelle relation au temps, non pas liée au numérique en soit, mais plutôt intrinsèque à l’époque que nous vivons. Nous avons développé une logique de plateforme engendrant une soif d’information et d’immédiateté qui s’est étendue à l’ensemble de nos activités. Dans la finance bien entendu, la haute fréquence, mais aussi dans le real time des médias, dans l’ensemble de nos activités individuelles et jusque dans les notifications qui nous font tous vibrer de la même façon, au même moment. Twitter rend très palpable cette façon d’exister collectivement à travers ce que j’appelle des « réplications ». La manière dont la ville respire en est directement affectée puisqu’il n’est plus seulement questions d’espace ni de proximité : nous avons beau vivre dans des bulles apparemment isolées, nous partageons pourtant les mêmes émotions, les mêmes rythmes et sollicitations. Nous ne sommes pas habitués à penser ces rythmes en termes d’urbanisme, mais c’est pourtant ce qu’apporte le numérique : une couche nouvelle d’existence basée principalement sur la haute fréquence.

See something or say something, Eric Fisher, Rotterdam
Représente les géolocalisation des messages déposées sur Tweeter (bleu) et des photos déposées sur Flickr (jaune), confrontant ainsi les lieux dont on parle et ceux que l’on montre.

Augmenter numériquement l’expérience sensorielle

L’habitèle est un monde dynamique, mais peut-il être qualifié de « vivant » ? Michel Lussault, en vous citant, parle de digital flaneurs. S’émouvoir, être en communion avec le monde et avec soi-même, dériver… Tout cela est possible, mais qu’en est-il de la contemplation et du rapport aux sens ?

Notre connectivité ne se limite pas à des réseaux techniques et à des serveurs, l’enjeu est une reconnexion possible avec un ensemble d’attachements que nous avons perdus ou, dans une logique moderne, coupés. Cela rejoint les « cosmopolitiques », sur lesquelles je travaille avec Bruno Latour et Isabelle Stengers, pour tenter de comprendre comment le mouvement moderne, en tant que rupture avec nos attachements, nous a amené à nous couper de la nature, des animaux et de l’ensemble des sensations qui peuplent notre univers et notre expérience. Mais aussi – alors que les sociétés traditionnelles savaient le faire – des esprits et des morts. Le modèle moderne consiste à dire qu’il n’existe qu’un type d’entités, à existence fixe et non à géométrie variable. Les connexions techniques que nous établissons nous amènent pourtant à sortir de ce paradigme. Nous apprenons à vivre avec des entités qui ne sont pas des humains à proprement parler, mais qui les représentent, comme un profil Facebook, un compte Uber, que l’on « like », que l’on « note », ou même des « bots » Robots ou assistants virtuels indétectables.

Le cyber espace ne peut être réduit à un simple stock de données « détachées ». Il peut nous apprendre à vivre avec des mémoires vivantes. La connectivité ne remplace pas la sensorialité de l’expérience, elle peut même l’augmenter. Lors d’une promenade en forêt, téléphone portable en main, écouteurs sur les oreilles, la logique moderne voudrait faire de vous un être coupé de son rapport à la nature. Mais si vous êtes capable de « faire parler la forêt » – comme bien des civilisations – par le biais d’une musique associée à l’instant vécu, de données reçues ou d’histoires contées, vous augmentez votre expérience de la forêt. Et c’est bien entendu valable pour la ville et l’ensemble des espaces qui nous enveloppent.

La navigation sur internet éloigne bien souvent de la raison qui avait motivée la connexion de départ. Cette sérendipité rejoint l’idée de flânerie et de dérive. Des associations se forment et les rencontres sont ainsi démultipliées par le numérique qui enrobe l’expérience sensorielle d’une couche supplémentaire liée à de l’information, au réseau social, à des événements… Vous transformez alors les propriétés de l’expérience selon un imprévu qui peut d’ailleurs être partagé. Il est devenu courant de voir plusieurs personnes regarder un même écran de téléphone portable. Imaginez que celui-ci se transforme en outil de projection, vous aurez alors la possibilité de transformer un lieu, un moment ou une expérience collective en tout autre chose. Cette connectivité permet des « associations libres », pour le dire en termes psychanalytiques, et c’est tout son intérêt. La sérendipité, totalement opposée à la philosophie de la technologie maître, ouvre un ensemble de possibles, de potentialités et de virtuels, au sens premier du terme.

L’immersion est une dimension très recherchée de la vie numérique contemporaine. Contrairement à ce que les modernes pensent, nous ne sommes jamais à l’extérieur. Nous sommes à l’intérieur durant toute notre existence d’être humain, au-delà même de notre expérience prénatale. La mise au point de dispositifs rendant palpable cette intériorité me semble très importante – bien davantage que de posséder des outils permettant de maîtriser le monde depuis une position de surplomb –, notamment en cela qu’elle permettrait de réduire notre coupure moderne au monde. L’une des idées fondamentales de l’habitèle rejoint ainsi le « devenir avec », au sens ou l’entend Donna Haraway, une transformation collective qui doit nous permettre de générer des devenirs.

Cet article a été initalement publié en novembre 2017 dans la revue Stream 04.

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