Pour une intelligence spatiale

  • Publié le 7 octobre 2021
  • Jacques Lévy

Alors que la pandémie de Covid-19 a plongé les villes du monde entier dans une crise inédite, le géographe Jacques Lévy réinscrit cette remise en cause dans une longue tradition critique de l’urbanité, associée à la quête humaine d’autonomie considérée comme relevant d’une hubris coupable. Sceptique vis-à-vis de l’hypothèse d’une désaffection durable de la ville, il voit au contraire l’opportunité de remettre l’urbanité au cœur de l’urbain, dans une combinaison de densité et de diversité, moteurs de la créativité unique des villes. Fondateur d’une chaire pluridisciplinaire intitulée « Intelligence spatiale », il plaide pour une approche unifiée des sciences sociales et la mise en place de processus d’intelligence collective pour coproduire le bien public, notamment l’espace urbain, en coopération avec les citoyens.

Comme géographe, vous avez beaucoup travaillé sur la notion d’urbanité ; avez-vous le sentiment que nous vivons avec la crise pandémique une phase inédite de remise en cause de celle-ci ?

Je ne dirais pas que la situation est inédite, car la haine de la ville est aussi vieille que la ville elle-même. Il est même assez fascinant de voir que cela commence dès le mythe de Babel, qui est à la fois une critique de l’urbanité et de la mondialité, puisque tous les hommes sont réunis dans l’espace d’une tour qui est proche de ce que nous appelons une ville. Tout s’y passe très bien, ils s’entendent et parlent la même langue. Mais la réaction de Dieu, c’est que s’ils arrivent à faire cela avec peu de moyens – puisqu’on nous dit que c’est juste un peu de briques et de mortier –, qu’est ce qui va les empêcher de concevoir des choses qui seront rivales de la création ? Dieu intervient, détruit la tour et s’arrange pour que les humains ne se comprennent plus.

Ce qui est intéressant, c’est que ce mythe a été repris par les exégètes des trois grandes religions, justifiant l’action divine au regard d’une forme d’hubris humaine, alors qu’il reste difficile de comprendre ce qu’ils ont fait de mal dans cette histoire, quand le texte de la Bible est plus explicite dans bien d’autres cas. Nous avons un mystère qui, à mon avis, ne peut se résoudre qu’en considérant que c’est l’autonomie même de l’humanité, des sociétés, qui est perçue dans le système moral de ces religions comme un blasphème attentant à l’exclusivité de Dieu. Nous retrouvons cela avec Prométhée, voire avec Adam et Ève, puisque c’est le désir de connaissance qui les exclut du paradis terrestre. Il y a quelque chose d’assez classique dans la construction d’un modèle dans lequel les hommes ne doivent pas aller trop loin dans l’autonomie, et justement la ville est une excellente expression de cela.

Plus récemment, ce châtiment a été justifié au nom d’une vision anthropologique, certains interprètes en étant venus à dire que Babel était totalitaire et que sa destruction par Dieu permettait à une multitude de civilisations de se rencontrer, en faisant l’effort de communiquer ensemble, alors qu’un langage unique serait liberticide. L’imagination ne manque donc pas pour justifier ce déni. Aujourd’hui, Dieu est un peu démonétisé dans les pays occidentaux, mais la critique se fait par d’autres biais, notamment dans une attitude aux modalités plus animiste que théiste, par exemple avec le mythe de Gaïa, personnification de la nature et, à ce titre, porteuse de valeurs morales.

Évidemment les choses sont complexes, il ne s’agit pas d’un « complot » mondial contre la ville, mais je crois qu’il y a quand même des relations entre un pôle libertarien, très représenté en Amérique du Nord, qui déteste les villes pour leur dimension sociétale, et un pôle « néo-naturaliste ». Les libertariens pensent que nous n’avons pas besoin de société, les individus ou les communautés pouvant s’auto-organiser sans gouvernement, ni État. De ce point de vue, les villes posent problème, parce qu’il faut absolument qu’elles soient gouvernées. Il ne peut y avoir de ville libertarienne. Et puis nous avons le volet néo-naturaliste, qui a pour ennemi non pas la société mais les humains, avec l’approche anti-humaniste et hostile au progrès d’écologistes comme Bruno Latour ou Dominique Bourg. Ces auteurs détestent la réponse de Kant à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?, à savoir la recherche d’une autonomie par les humains, d’une liberté responsable. Bruno Latour dit en substance que soit vous êtes « terrien », soit vous êtes « humain », et j’ai le sentiment d’assister à la naissance d’une nouvelle religion qui n’aime pas beaucoup cette recherche d’autonomie.

Dans cet esprit, la pandémie de Covid serait une sorte de punition de la densité urbaine et de la mondialité ?

Cela a été dit explicitement, notamment au début de la pandémie, quand nous avons vu apparaître un discours expliquant que le problème venait de la mondialité, de l’urbanité. La nature se vengerait du mal que nous lui avons fait. Certains ont été extrêmement péremptoires sur ce point, qui reste pour le moins discutable. Puis nous avons lu que le monde d’après serait absolument différent de celui d’avant… une hypothèse qui laisse sceptique. Allons-nous réellement vivre un dépeuplement des villes par exemple ? Cela me semble peu probable, notamment parce que les raisons du « succès » des villes sont plus que jamais présentes. La situation a pu mettre en lumière que l’avantage comparatif de l’urbain se discute dans certaines professions, avec une frange de la population qui pourrait imaginer trouver un meilleur compromis spatial de vie grâce au télétravail, mais je crois qu’il ne faut pas oublier que ceux qui jouent le plus facilement sur le travail à distance sont les professions les plus créatives, pour qui l’intérêt de l’urbanité reste élevé.

Ce sont des questions qui m’intéressent depuis longtemps et je suis arrivé à la conclusion qu’il y a essentiellement trois manières de gérer la distance : soit la coprésence, c’est-à-dire tout mettre au même endroit ; soit la mobilité : on déplace des réalités matérielles ; soit la télécommunication, où seules les informations se déplacent. Si nous observons la période récente, l’urbanisation, c’est la coprésence, le tourisme au sens large, c’est la mobilité, et l’internet, c’est la télécommunication. Mais comme chacune des modalités utilise les deux autres comme outils de son propre développement, nous ne sommes pas dans un système purement alternatif, ce n’est pas une compétition mais plutôt une coopétition, c’est-à-dire un mélange de collaboration et de concurrence. De ce point de vue, nous avons vécu une configuration un peu originale avec la pandémie, qui a mis l’accent sur la télécommunication, tout en maintenant la mobilité via la vente en ligne, avec une mobilité des objets se substituant à la mobilité des individus.

Je pense qu’il sera très intéressant de voir si de nouveaux équilibres naissent de l’hybridation de ces trois modalités. Lorsqu’une nouvelle technologie favorise l’une des modalités, les autres sont obligées de reconsidérer leur avantage comparatif. En redevenant plus urbaine, la ville aurait par exemple l’avantage de la sérendipité – le fait de pouvoir y rencontrer des choses très disparates mais stimulantes – qui est la matière première de la créativité. C’est pour cela que l’urbanité redevient le cœur de l’urbain. C’est l’urbain pour autant qu’il permet de combiner densité et de diversité, avec beaucoup de gens et de choses au même endroit interagissant entre elles. Je crois donc que s’il est possible que quelques strates de la société bénéficiant peu de l’urbanité quittent la ville, les autres, qui en ont le plus besoin, confirmeront leur attachement.

Au-delà de la crise pandémique, l’idée de ce numéro est d’explorer les intelligences à mettre en œuvre pour dépasser plus généralement l’Urbanocène, avec l’idée que pour développer des approches innovantes de la complexité urbaine, nous devons sortir du système en silos extrêmement fermé des acteurs de la ville. Cela vous semble-t-il croiser vos réflexions épistémologiques sur le mal très français de la disciplinarité ?

Disons que c’est encore pire en France, mais le problème n’est malheureusement pas que français. Tout le système d’évaluation des travaux de recherche par les pairs est par exemple largement fondé sur l’idée d’une spécialisation totale, selon un modèle où chaque micro-domaine ultra-spécialisé s’évalue lui-même. Or, si l’évaluation demeure confinée dans un petit secteur, ceux qui en sont spécialistes verront d’un mauvais œil que qu’un chercheur propose des innovations disruptives remettant en question la culture et les lieux de pouvoir qui dominent ce secteur. Quand vous demandez à un collègue si vous avez raison de critiquer ce qu’il a publié, sa réponse spontanée aura tendance à être négative. Plus vous restreignez le champ de l’évaluation, plus le risque est grand. EspacesTemps.net, une revue à laquelle je participe, a ainsi décidé que le nom de l’évaluateur sera systématiquement connu du chercheur évalué, parce que l’anonymat a des effets ravageurs sur l’innovation. À l’EPFL, où j’ai longtemps enseigné, un des aspects notables est qu’il n’y a pas de départements disciplinaires mais des facultés assez larges, avec à l’intérieur des chaires, de petites unités faiblement rivales entre elles, ce qui me semble plus favorable.

Derrière ces sujets qui semblent très institutionnels, il y a un débat épistémologique de fond. Jean Piaget, un épistémologue genevois des années 1950-60, opposait deux manières d’acquérir de la connaissance : l’assimilation et l’accommodation. Pour lui, l’assimilation est à l’image d’une bibliothèque rangée de façon thématique : vous avez un nouveau livre en architecture, vous le classez dans le rayon « architecture », sans toucher à l’organisation de la bibliothèque. L’accommodation devient nécessaire lorsqu’un nouveau savoir est suffisamment innovant pour mettre en cause l’organisation existante, où il ne trouve pas sa place. Le ranger suppose de réorganiser une bonne part, sinon la totalité de l’agencement de la bibliothèque.

Évidemment, plus l’innovation est radicale, puissante, plus elle va exiger de pratiquer l’accommodation plutôt que l’assimilation. Avec l’assimilation, ce que Thomas Kuhn appelait la « science normale », les étagères se remplissent tranquillement et puis, de temps en temps, ce système n’arrive plus à prendre en compte les nouveaux travaux et explose. Une nouvelle organisation se met en place, avec une science brièvement « révolutionnaire », qui retombe ensuite dans la « science normale ». Plus vous avez un système de découpage rigide, plus vous êtes réfractaire à l’accommodation, plus cela freine le processus. Fondamentalement, l’augmentation des connaissances ne fonctionne pas par piles de plus en plus hautes. Nous entendons souvent la métaphore de l’empilement de briques, mais cela ne marche pas comme cela. Très régulièrement, il faut reconstruire toute la maison. La connaissance procède davantage comme le sanctuaire d’Ise, au Japon, qui est rebâti tous les vingt ans.

La question fondamentale est de savoir comment créer des institutions favorables à l’innovation alors qu’il y a une antinomie fondatrice entre les deux termes. Une institution a tendance et presque vocation à se perpétuer elle-même, et non à favoriser ceux qui la perturbent et la minent. Une bonne institution en matière d’innovation est donc une institution dont la structure prend en compte le fait qu’elle doit se remettre en cause en permanence.

Vous plaidez ainsi pour un dépassement des barrières disciplinaires, notamment au sein d’une « science unifiée des mondes humains ». Pourriez-vous nous expliquer ce concept ?

Je pense nous devons généraliser l’idée de dimensionnalité par opposition à la « territorialité », c’est-à-dire dépasser une vision positiviste où le savoir serait enfermé dans un certain nombre de cases ou de domaines, répartis comme des États séparés par des frontières. Cette vision traditionnelle, très « bibliothécaire », ne correspond pas à la façon dont se crée de fait le savoir. Au contraire, l’approche dimensionnelle s’impose. Si nous regardons à l’intérieur du « continent » des mondes sociaux, nous constatons que la division en disciplines a séparé indûment ce qui aurait dû être rassemblé, parce qu’entre sciences sociales, le niveau d’altérité reste faible, et les échanges gagnent à être intenses. Tout autant qu’en physique ou en biologie, les grands concepts des sciences sociales sont en gros les mêmes : individu, société, communauté, historicité, spatialité… Je crois qu’il y a une forme d’auto-aveuglement à défendre les disciplines universitaires mises en place par les États à la fin du XIXe siècle. La connaissance n’a pas pu se déployer de façon autonome en raison de ces partitions disciplinaires qui ont créé des identités non-collaboratives.

Ce problème touche aussi, sans conteste, l’architecture. Le problème est particulièrement marqué dans toutes les disciplines qui tendent à se définir par une technicité qui leur serait exclusive. L’équivalent de l’aptitude au dessin ou au projet pour les architectes correspond au maniement des archives pour les historiens. Les géographes ont longtemps prétendu s’identifier à la carte, mais la crise de la géographie, à partir des années 1960, a engendré un bouillonnement qui a conduit les géographes à renoncer à se réclamer d’une seule technique ou d’un seul langage, ce qui est plutôt une bonne chose. Si la dimension technique compte, le plus important, ce sont les compétences à gérer, la tension entre l’empirique et le théorique, ainsi qu’un ensemble de pratiques réflexives.

Je travaille actuellement avec le groupe de chercheurs nommé Dulac à un ouvrage à paraître aux éditions du CNRS, Science du social, qui se veut un manuel d’initiation pour les étudiants de première année. L’idée est de leur montrer que l’ensemble des connaissances sur le social constitue une seule discipline. À la fin, nous proposons une bibliographie d’une centaine d’ouvrages que nous considérons comme une base de travail commune. Évidemment, nous avons dû être très sélectifs, mais je crois que le résultat a du sens. Nous gagnons du temps et de l’énergie à penser l’ensemble de la connaissance du social comme un tout, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il ne puisse y avoir des spécialisations.

Nous voyons avec le rôle croissant de la biologie en écologie, par exemple, ou les progrès en informatique, que des pans scientifiques entiers étaient extrêmement naïf sur le plan épistémologique, avec des chercheurs souffrant d’une division culturelle entre littéraires et scientifiques qui est absolument funeste pour tous. Je milite pour une réunification, parce que nous avons tous besoin de lire de la philosophie, d’en avoir une connaissance minimale pour au moins comprendre ce qui se joue. À l’inverse, l’absence de rigueur scientifique est souvent problématique dans les sciences sociales. Quand je vois des chercheurs utiliser un mot dans un sens au début d’un article et dans un autre à la fin, je ne peux m’empêcher de penser que s’ils avaient fait un peu plus de maths, cela les aiderait. Nous ne sommes pas du tout dans l’optimal culturel correspondant aux exigences contemporaines, et au vu des enjeux globaux, nous devons être plus intelligents, savoir discuter avec tous.

Une des caractéristiques de la complexité du social, qui ne se retrouve pas dans tous les domaines de la connaissance, c’est que vous ne pouvez pas lui appliquer le principe cartésien selon lequel un problème peut être simplifié en le découpant en petits morceaux. L’individu, qui est un « atome » du social, a une complexité égale à celle de toute la société. Nous devons accepter l’idée que le niveau de complexité n’est pas affecté par le fait de choisir un angle pour approcher le monde social. En revanche, il y a certains avantages à penser le tout à travers un point de vue, d’où l’intérêt de combiner les intelligences économiques, politiques, historiques, spatiales…

Vous avez d’ailleurs créé une chaire intitulée « Intelligence spatiale ». Pourriez-vous nous présenter ses objectifs ?

J’ai longtemps enseigné à l’EPFL, à Lausanne, qui fonctionne sur un modèle de chaire, c’est-à-dire de petits groupes de recherche très autonomes, un concept que le président de l’Université polytechnique Hauts-de-France m’a proposé d’appliquer dans son établissement. J’ai donc proposé ce nom en m’inspirant du travail de Patrick Poncet, qui a écrit un ouvrage intitulé Intelligence spatiale[1]. Ce concept m’intéresse parce qu’il traverse l’ensemble des registres de la connaissance, du plus théorique au plus opérationnel.

Pouvoir aller jusqu’à l’action est essentiel. Autrefois, je me représentais la connaissance sous forme d’une arborescence, et je pensais que la technologie se trouvait du côté des « sciences appliquées ». Ce n’est pas complètement faux, mais d’abord il y a toujours plusieurs sciences à l’origine d’une technologie, et puis cette « application » fabrique un milieu innovateur qui lui-même produit des connaissances originales qui devraient intéresser les chercheurs plus « fondamentalistes ». Nous le voyons dans toute l’histoire de la connaissance, par exemple avec le rôle de la lunette en astronomie, et aujourd’hui de façon plus spectaculaire encore avec le numérique. Les informaticiens, qui sont des technologues, ont par exemple complètement pris pied dans la recherche fondamentale. Je ne vois donc pas du tout le monde technologique comme subalterne. C’est cela qui m’intéresse dans le concept d’intelligence spatiale. L’intelligence ce n’est pas la science, ni la technologie, ni la technique prisent isolément, mais les trois ensembles. Et les individus « ordinaires », les citoyens et les habitants ont aussi une intelligence spatiale tout sauf négligeable.

Les urbanistes et les architectes produisent bien sûr de l’intelligence spatiale. Ce que je trouve intéressant dans l’urbanisme contemporain, c’est que l’observation est concomitante de la projection. Il n’y a plus 1. L’observation, et 2. le projet, tout simplement parce que l’urbaniste est maintenant un acteur parmi d’autres. Ceux qui font la ville au jour le jour et qui en sont les acteurs majeurs, ce sont les habitants. Même un très gros projet d’urbanisme ne va pas « faire la ville », il restera une proposition en actes. Il n’y a pas d’auteurs dans une ville, mais des acteurs. L’urbaniste est un acteur spécifique, qui ne doit pas du tout renoncer à sa spécificité, mais qui agit désormais dans un collectif avec les acteurs politiques, les technologues de diverses compétences et les habitants. Avec le groupe Chôros, j’ai travaillé sur la critique de la notion de diagnostic territorial, qui était fondée sur la séparation temporelle entre l’analyse et l’action. Notre conclusion est qu’il faudrait mettre en place un processus permanent, dans lequel les habitants sont du début à la fin, pour autant que ces termes aient un sens, constamment impliqués. Certains élus continuent pourtant à ne les inviter que dans le cadre d’un dispositif de communication institutionnelle, pour leur faire accepter des projets qu’ils ont en fait déjà décidés. Cette infantilisation ne fonctionne pas, comme nous le voyons dans les conflits d’aménagement récents.

Cette implication constante des habitants serait une façon de développer une intelligence collective de l’urbain ?

L’intelligence spatiale est en effet une intelligence collective qui correspond également à quelque chose de politique que nous pourrions appeler la « coproduction » de biens publics. Avec deux collègues, nous avons écrit un ouvrage intitulé Théorie de la justice spatiale[2], notre idée étant que la justice des XIXe et XXe siècle passait beaucoup par la redistribution des biens privés. En gros, l’État prélevait de l’argent aux riches pour le redistribuer aux pauvres d’une façon ou d’une autre. Mais j’ai la conviction que les nouvelles conquêtes en matière de justice passeront plus rarement par une redistribution monétaire. Cela se fera plutôt par la coproduction des biens publics, le bien public étant consommable par n’importe qui, mais avec la caractéristique d’être coproduit par le bénéficiaire. Je pense à la santé, à l’éducation, à la culture ou à l’espace, toutes choses qui ne peuvent pas juste être distribuées.

La société dans son ensemble doit faire sa part, ce que nous pouvons appeler le « service public » – qui ne se confond d’ailleurs pas avec la fonction publique ou les entreprises d’État -, mais il faut ensuite que les futurs bénéficiaires jouent leur rôle. Nous ne pouvons pas forcer un élève qui ne veut pas apprendre. Nous pouvons seulement l’obliger à apprendre des choses par cœur – comme les fleuves ou les affluents à l’époque du certificat d’études -, mais l’oubli est très vite au rendez-vous. L’école d’autrefois se contentait de socialiser un futur bon ouvrier, mais ne lui permettait pas de construire ses propres capacités. Aujourd’hui, la société a besoin de gens compétents et capables d’acquérir de nouvelles compétences. La pandémie nous a par exemple fait avancer dans la conscience du fait que la santé publique est coproduite par les patients et la société dans son ensemble.

Je fais l’hypothèse qu’il en sera de plus en plus ainsi, ce qui implique d’avoir bien en tête que les simples citoyens seront inévitablement mis à contribution. Ainsi, un espace public, ce n’est pas de l’urban design. Vous pouvez fabriquer un objet matériel dont vous voudriez qu’il devienne un espace public, mais si les gens ne viennent pas l’habiter, ce n’est pas un espace public. Ce ne sera pas seulement un espace public raté, ce ne sera tout simplement pas un espace public. L’urbanisme contemporain a énormément innové sur ces questions, sans toujours bien l’expliciter. Dans la ville en train de se faire, il y a des urbanistes modestes, qui sont souvent des architectes ou des ingénieurs qui n’en pouvaient plus de devoir se consacrer à la production isolée d’objets isolables. Ils n’avaient plus envie d’être des « créatifs » égocentrés, ils voulaient travailler dans des équipes qui soient des rhizomes ouverts sur le monde extérieur, se rendre poreux à la société. Ce sont eux qui changent l’urbanisme, et leur démarche me change et m’émeut.

[1] Presses universitaires de Rennes, 2017.

[2] Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille, Ana Povoas, Théorie de la justice spatiale, Odile Jacob, 2018.

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