Le bâtiment média

  • Publié le 11 janvier 2017
  • Aurélien Gillier

À travers l’exemple de Spots Berlin, où un groupe immobilier tente de promouvoir un immeuble de bureaux inoccupé — grâce à une installation architecturale — la vocation communicative de l’architecture est mise en question. Un bâtiment dont la façade média devient un symbole, une vitrine globale, diffusant des interventions d’artistes mais aussi son image, au-delà des frontières d’une ville, a-t-il vocation à communiquer ou à devenir un média parmi d’autres. Entre alibi architectural et artistique, le bâtiment distille dans sa fonction de média un propos asservi et, parfois, revendicatif.

Aurélien Gillier est journaliste, graphiste et curateur.

Arme de solidification du pouvoir, l’architecture a souvent été utilisée pour communiquer une image, une idéologie. L’exemple de Spots Berlin permet la compréhension d’une mutation dans la finalité de l’architecture aujourd’hui. Spots Berlin est l’histoire de la stratégie d’un groupe immobilier pour promouvoir un immeuble de bureaux, délaissé par ses clients.

Devenir Média

Par un soir pluvieux, des formes lumineuses et colorées se reflètent sur le sol de la Potzdammerplatz à Berlin. Les bâtiments de verre alentour réfléchissent en cadence des touches vives. L’ambiance de cette place historique s’électrise. Le regard est attiré vers l’immeuble, source du balai lumineux, le Park Kolonnaden. Sur sa façade, d’étranges signaux composent une image en mouvement, un visage apparaît… En transparence, les bureaux signalent leur présence. De cet immeuble de briques et de verre, conçu par Schweger & Partners en 2000, émerge une matière virtuelle, une peau médiatique transparente, insaisissable.

Realities : United, Spots Berlin, 2006

Le Park Kolonnaden a un petit air de la Kunsthaus de Graz, conçue par Peter Cook en 2003. Il semble être doté du même système d’éclairage que « l’alien de Graz », respirant et convulsant dans son cocon, une fois la nuit tombée. Le dispositif utilisé dans ces réalisations a été conçu par les deux architectes et frères berlinois Jan et Tim Edler.

Grâce à des néons circulaires et d’autres tubes assemblés, pilotés par un système programmable par ordinateur, la façade devient écran. Officiant sous le nom manifeste de Realities : United, les architectes ont présenté leur intervention, intitulée « Spots » à partir de l’automne 2005 comme « une installation architecturale, et moins comme un écran » puisqu’elle propose « un contenu en haute résolution et joue des transparences avec le bâtiment, permettant une utilisation normale des locaux en journée ».Conversation avec TIm Edler, architecte du groupe Realities : United, à Berlin le 22 septembre 2006.

La nouvelle Potzdammerplatz, centre d’affaires de la capitale berlinoise, a souffert des fluctuations du marché immobilier. L’immeuble, construit par le promoteur allemand HVB Immobilien, avait accueilli plusieurs entreprises, mais les aléas économiques les ont contraintes à s’installer dans d’autres villes plus dynamiques comme Hambourg ou Munich. Le promoteur s’est donc retrouvé avec une surface de bureaux de 12 000 mètres carrés, inoccupés, au centre de Berlin.

Un vent frais culturel soufflant sur la capitale de l’ex RDA et l’exemple réussi d’une façade média à Graz, ont fait émerger ce projet : l’immeuble se dotera d’une installation architecturale et artistique temporaire, faisant intervenir une équipe d’architectes, un curator et des artistes vidéastes. En quelques mois les architectes de Realities : United ont adapté leur système, expérimenté à Graz, à l’immeuble berlinois. Capitalisant sur l’impact à forte valeur ajoutée, de l’architecture et de l’art contemporain dans le milieu des affaires, le promoteur vantera les mérites de son bâtiment et de sa situation, grâce à la médiatisation de son installation. La frontière est franchie, la déculpabilisation des architectes face à la communication est en marche.

Aujourd’hui l’intervention architecturale est devenue un véritable outil de communication, à différentes échelles, commerciale, touristique, publicitaire. Le message véhiculé par l’architecture, qui n’est plus qu’un symbole, peut servir à affirmer ou redéfinir une identité. Dans notre société post-moderne, hyper-moderne, ou tout simplement contemporaine, la plus-value architecturale est utilisée comme une stratégie marketing dans la promotion immobilière. L’architecture tend à communiquer. Elle pousse ses frontières au-delà de sa fonction première d’abri vers la solidification d’une situation technique et culturelle. Image ou lieu de pouvoir, d’idéologie ou de contrôle, l’architecture n’est pas libre de choisir son camp. Les édifices peuplant la ville, selon Paul ValéryPaul Valéry, Eupalinos ou l’architecte, Editions Gallimard, Paris, 1945. sont tantôt « muets, les autres parlent et d’autres, enfin…/… chantent ». L’architecture est une forme de langage. Un langage généreux pour ses habitants, voire dangereux dans les architectures les plus subversives. Concevoir, puis bâtir sont des actes dirigés, mus par un concept, une idée en réponse à un besoin.

« Il nous a fallu trouver rapidement une stratégie pour faire revenir les entreprises au Park Kolonnaden » explique Dirka KalesseConversation avec Dirka Kalesse, responsable marketing du promoteur HVB Immobilien AG, à Berlin, le 22 septembre 2006, responsable marketing chez HVB Immobilien AG.

Realities : United, Spots Berlin, 2006
Realities : United, Spots Berlin, 2005

Archistars et branding

De nombreuses entreprises et marques de luxe ont recours à l’architecture, pour leur rayonnement, en faisant signer leurs magasins par une ArchiStar. Le nom d’un architecte est devenu une valeur, une sorte de plus-value commerciale, voire une marque, que les compagnies achètent à prix d’or. Il n’est donc pas surprenant de voir l’architecte Lord Norman Foster demander des droits supplémentaires pour l’utilisation de son nom propre — anobli — au détriment de celui de son agence internationale Foster and Partners, pour communiquer sur un bâtiment qu’il a conçuRobert Booth « Artchitect Foster brand it like Beckham to grab extra fee », In The Sunday Times, 22 octobre 2006. . La tendance des Flagships, magasins transformés en vaisseaux amirals, représentants de l’image d’une marque, est de plus en plus répandue à l’échelle mondiale. On trouve les exemples les plus significatifs à Tokyo où les architectes Renzo Piano, Herzog et de Meuron, et bien d’autres ont conçu des boutiques sur plusieurs étages pour de grandes enseignes internationales : Hermès ou PradaPrada store, Herzog et De Meuron 2003, Tokyo, Japon et Maison Hermès, Renzo Piano 2001, Tokyo, Japon.. On peut également citer le Prada Flagship Store à New York construit par OMA et Rem Koolhaas en 2001. En revanche peu d’entreprises ont tenté une intervention architecturale a posteriori comme l’a fait la société HVB Immobilien AG à Berlin. Cet exemple est donc à plus d’un titre symptomatique des mutations à l’œuvre dans les stratégies de communication du système de production.

Après avoir été le bras armé du pouvoir, selon certains, l’architecte doit-il se résigner à être le simple exécutant d’une stratégie à des fins publicitaires ? L’exemple de « Spots » à Berlin, nous montre que les architectes ont simplement adapté un concept illustrant le principe d’architecture comme support communicant, sans revendiquer une opinion architecturale forte. D’autres opérations forcent à penser que l’architecte peut pourtant distiller un propos audacieux dans ce type de collaborations. On suppose qu’il existe aujourd’hui deux grands types de commandes. La première émanerait d’entreprises souhaitant capitaliser sur le nom de l’architecte (les ArchiStars). La marque de l’architecte provoque et suscite la commande, la réponse se fait dans un style formel apprécié et reconnu dans le monde entier. Elle permet la réalisation de grands et petits projets dans des budgets appréciables et aux prouesses techniques et esthétiques attendues. L’autre type de commande, émanerait d’entreprises ayant pris en compte le transfert de la contre-culture comme culture dominanteFriedrich Von Borries, Who’s afraid of Niketown, Episode Publishers, Rotterdam, 2005. . Ce type de commande fait surgir de l’ombre un nouveau profil de professionnels : les Architectes Génétiquement Modifiés (AGMTM). Déculpabilisés face au capitalisme, à un modernisme empreint de valeurs effritées, les AGMTM du monde global subliment et mettent à l’épreuve la pensée individuelle, beaucoup plus riche en termes de situations.

Les architectes génétiquement modifiés

La marge de liberté qui peut s’offrir à ce nouveau type d’architectes dans la commande privée ou publique, résulte plus d’une action subversive, que d’une liberté — toute relative — d’artiste collaborant avec le capital. Ce parti tend à renverser des situations, à déprogrammer, à révéler des normes sociales, à contourner les règles établies en se conformant en surface aux règles du système de production. À titre d’exemple, citons le travail de Didier Fiuza-Faustino du Bureau des Mésarchitectures. Il conçoit, avec « Love Me Tender », une chaise contemporaine au design particulier. Lorsque qu’elle est déplacée, la chaise raye le sol de façon irréversible. Par ses caractéristiques, elle fait architecture dans le lieu où elle est placée, dans le sens où elle déclenche un processus de transformation spatiale. Les architectes Diller & Scofidio ont conçu pour l’exposition nationale Suisse — Expo 02 en 2002, un pavillon « nuage » sur le lac d’Yverdon-Les-Bains, « The Blur Building ». Un bâtiment où il n’y a rien à voir. Est-ce la volonté d’une dématérialisation complète d’un pavillon éphémère de monstration ? Pas seulement, les architectes intégraient également les visiteurs dans le processus du bâtiment. La peau étant constituée d’un épais brouillard (obtenu grâce à une pulvérisation d’eau à haute pression), ils devaient se munir d’anoraks et d’autres protections, pour ne pas être trempés. Un médium habitable, dont l’unique fonction est de présenter notre dépendance à la vision elle-même. les architectes propoasaient ainsi une expérience visuelle « low def », basse définition.

Naissent de ces aventures une esthétique de la commande et de sa réalisation, redonnant une part physique à l’expérimentation et à l’exploration d’un bâtiment. Les fonctions communicatives  de l’architecture, dans le sens où elle peut tenir un propos, doivent être explorées par tous les moyens. La commande privée semble, aujourd’hui, être un des seuls terrains d’expérimentation propices. Dans cette optique, l’architecture devra être stratégique et subversive ou elle ne sera plus.

Cet article a été publié dans Stream 01 en 2008.

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