Progrès de l’artscience

  • Publié le 18 novembre 2017
  • David Edwards

Aborder la complexité des enjeux contemporains exige de se tourner vers différents champs du savoir, d’explorer les liens entre disciplines et de créer de nouvelles passerelles, notamment avec l’art contemporain. David Edwards présente la façon dont son travail d’inventeur dans le domaine de la santé et de l’environnement l’a conduit vers le design sensoriel et poussé à approfondir la dimension culturelle de l’ingénierie. Il a fondé pour cela Le Laboratoire, à Paris puis à Boston, un espace qui explore les frontières de l’art et de la science. En permettant au public de participer à l’expérimentation, il étudie l’avenir du design et de nos modes de vie. Faire évoluer le comportement humain suppose de communiquer efficacement sur un plan esthétique. Le futur se dit et s’invente par le biais de l’art. L’« ArtScience » permet ainsi de réunir des principes créatifs séparés par les institutions, entre l’intuitif et le déductif. Les travaux les plus intéressants en design et en architecture lui semble explorer la relation symbiotique vivant/non vivant, où technologie joue un rôle central.

Vous êtes le fondateur du Laboratoire et professeur à l’université de Harvard. Vous vous décrivez vous-même comme un « inventeur », mais qu’inventez-vous au juste ?

Ce qui m’intéresse, c’est d’inventer l’avenir de l’humanité. Je pense que c’est impossible sans une participation culturelle collective. J’ai d’abord travaillé dans le domaine des mathématiques appliquées et, étant donné mon environnement, j’ai été amené à considérer la question de l’insuline inhalée comme alternative aux injections. C’était un sujet important pour l’industrie pharmaceutique à la fin des années 1990, et j’ai inventé une nouvelle façon de l’absorber, moins chère et plus simple que ce qui se pratiquait à l’époque. Puis j’ai continué à inventer de nouveaux types de thérapies et vaccins pour les maladies infectieuses comme la tuberculose. Ces dix dernières années, j’ai été davantage en contact avec le public, dans un dialogue créatif, via Le LaboratoireLe Laboratoire est un centre d’expérimentation artistique, d’innovation et de design qui invite le public à découvrir la création culturelle aux frontières de la science., d’abord à Paris, puis à Boston. Toutes mes inventions ont un lien avec la santé, l’environnement et, de manière générale, le design sensoriel. Un lieu comme Le Laboratoire, qui invite le public à participer à l’expérimentation, est idéal pour explorer le design sensoriel et sa portée sur notre mode de vie futurs, problématique majeure dans les domaines de la santé, de l’alimentation et de l’environnement. Comment organiser notre vie sensorielle de façon à ce que nous puissions continuer à progresser tout en garantissant un développement durable ? Dans les conditions actuelles, nous ne savons pas comment nous y prendre. En réalité, les technologies et la science existent pour que nous vivions de façon durable, mais nous ne le faisons, nous ne demandons pas à vivre convenablement. En un sens, ce n’est pas notre faute, car un grand nombre de nos habitudes de vie sont liées à notre instinct de survie. Nous devons changer le comportement humain. C’est extrêmement difficile, mais c’est ce qui m’intéresse, et la plupart de mes inventions sont consacrées à cela.

C’est également au cœur de nos problématiques : comment construire un monde durable ? Comment changer nos comportements ? La technologie peut-elle nous aider à réduire notre impact sur l’environnement ?

Changer le monde et le comportement humain est un acte collectif. Il commence, du point de vue de l’inventeur, par une écoute et une observation attentive des gens, mais aussi une communication efficace, basée sur un mode d’expression esthétique. Ce dialogue sur l’avenir est fondamentalement une question culturelle. Je considère la culture vivante, à un instant T, comme une conversation sur demain. Demain est inévitablement ambigu. L’avenir n’a jamais existé, il existera un jour, en dehors de notre imagination, mais les gens n’ont aucune idée de ce dont il sera fait. Personne ne le sait, et ceux qui prétendent le contraire sont les plus ignorants de tous. Fondamentalement, les choses intéressantes ne peuvent être dites que par le biais d’une expression artistique ou d’une œuvre d’art.

Nous avons donc inventé des choses comme des emballages comestibles, de la nourriture à inhaler ou des parfums numériques. Au moment de leur invention, il s’agissait foncièrement d’idées culturelles. Leur aspect pratique n’était en aucun cas évident. Même si on arrivait à le rendre comestible, qui aurait envie de manger un emballage ? Comment le vendre ? L’idée n’est guère commerciale… De telles conceptions de l’avenir sont très éloignées de la réalité. Si elles sont intéressantes à considérer, comment les faire évoluer vers le concret ? Nous devons pour cela créer un environnement où le dialogue culturel est possible. Je pense que pour aborder le sujet de l’avenir, il est important de respecter trois phases : la première consiste à entrer en relation avec des gens surprenants, puis à apprendre de leurs différentes expertises. C’est comme cela qu’émergent de nouvelles idées. Il faut ensuite un endroit pour expérimenter, prendre des risques, échouer, payer le prix en un sens. Et enfin, il faut soumettre les idées aux gens en créant des formes d’interventions durables. Si vous regardez les cultures et communautés les plus créatives, comme la Silicon Valley pour les technologies, ou Boston pour les biotechnologies, ces trois phases ont été respectées, à Stanford par exemple, dans les start-up ou chez Apple. Ces phases – ou environnements – font appel à différentes valeurs, et leur coexistence est essentielle. C’est ce que nous essayons de faire au Laboratoire, et ce qui sous-tend l’ensemble mon travail.

Il y a quelque chose de particulièrement intéressant dans votre façon de mettre en relation les arts et les sciences naturelles…

Je trouve l’ArtScience fascinant. C’est aussi peu intuitif que le nom le suggère, mais c’est pourtant un principe de création vieux comme le monde. Nos cerveaux sont programmés pour être intuitifs et déductifs dans leur fonctionnement le plus performatif. Les choses qui résistent au temps – en matière de création humaine – résultent d’un mélange de processus que nous séparons aujourd’hui dans nos institutions. Ces derniers siècles, nous avons perdu de vue les idées les plus simples relatives à notre survie. Grâce aux sciences modernes et aux avancées parallèles de la technologie, nous sommes devenus adeptes de l’innovation rapide, du changement instantané et d’une approche du futur hyper-déductive, comme si l’intuition, l’incertitude ou l’ambiguïté n’avaient qu’une importance secondaire. Cela a entraîné d’énormes changements, des avancées impressionnantes, mais c’est une évolution qui n’était pas soutenable. Ces deux dernières décennies, le défi de la durabilité – nous avons créé un monde remarquable, mais il ne peut pas durer – a entraîné un afflux des ressources pour la réflexion à long terme sur l’environnement, la santé, le bien-être et la culture en général. Les créateurs ont été également été poussés à développer des créations et réflexions sur le sujet. Cette espace de créativité est l’endroit où le procédé esthétique s’épanouit, oscillant naturellement entre les arts et les sciences, et son développement explique pourquoi des organisations comme la mienne, Le Laboratoire, ont émergé, et pourquoi nous voyons aujourd’hui des artistes et des scientifiques – chefs, parfumeurs, ingénieurs et autres – collaborer pour inventer l’avenir. Je fais partie de ce mouvement, mais je suis loin d’être le seul. Au Harvard-MIT, de nombreux laboratoires ont un espace dédié aux artistes, où ils sont invités à s’exprimer, ce qui est bénéfique pour la recherche. Les étudiants qui viennent à l’université de Harvard vivent dans un monde beaucoup plus interdisciplinaire que celui dans lequel nous avons grandi. Mon intuition est que cette façon de penser, qui semblait extrême il y a dix ans, ne le sera bientôt plus.

L’architecture se situe dans cet espace liminal entre technologies et arts, tout en se confrontant à la durabilité. Il est crucial que nous réfléchissions comme des scientifiques – avec le big data et le computationnel –, tout en étant ouverts à la sensibilité esthétique et à la singularité. Avez-vous abordé cette question ? Vous avez travaillé avec des designers, mais peut-être aussi des architectes ?

Oui. Le design et l’architecture sont, en quelque sorte, des pratiques emblématiques de l’ArtScience. Ce qui m’intéresse, c’est lorsque l’on demande au design et à l’architecture de changer constamment, comme c’est le cas aujourd’hui, de façon à ce qu’ils relèvent moins de l’hypothèse et de l’optimisation, pour véritablement devenir des pratiques de recherche et d’expérimentation. Je suis très intrigué par le fait que le design et l’architecture se dirigent vers l’expression d’un procédé esthétique, qu’ils deviennent une sorte de langage par lequel nous exprimons le changement, un lexique de nos conversations sur demain.

Comment voyez-vous l’avenir des liens entre humanité, technologie et nature ?

La distinction entre artificiel et naturel est aujourd’hui en train de disparaître. Sans même parler des prothèses ou autres associations évidentes de naturel et de l’artificiel, la réalité c’est qu’il y a tellement de modifications en temps réel de notre biologie et de notre écologie au sens large que nous sommes entrés dans un mode d’évolution rapide. L’homme est en train de se fondre dans l’artificiel. Qu’il s’agisse de nos vêtements ou du design urbain, la frontière entre le vivant et l’environnement s’efface. Certains des travaux les plus intéressants en design ou en architecture explorent cette relation symbiotique entre le vivant et le non-vivant dans laquelle la technologie joue un rôle central. Ce phénomène de fusion s’accompagne en parallèle de remarquables avancées dans notre compréhension du cerveau.

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