Redynamiser Downtown Detroit

  • Publié le 24 avril 2017
  • Dan Mullen
  • 8 minutes

La ville de Détroit, symbole de la faillite de l’industrie automobile, emblème de la seconde révolution industrielle et de son désastreux urbanisme de l’étalement, est en pleine réinvention. Cela implique l’énergie et la volonté de tous ses habitants, mais aussi, avec la quasi-disparition des services publics, d’une nouvelle génération de développeurs privés. Dan Mullen présente ainsi les investissements et les efforts de réhabilitation de Dowtown Detroit par le fonds d’investissement Quicken Loans autour du slogan «to live, work and play in Detroit», la ville devenant le lieu d’observation d’une transition technologique. Fascinant signe des temps, le groupe travaille sans réelle planification, de façon organique, par multiplication d’expériences, notamment sur les espaces publics, à l’image de ce qu’auraient naguère pu faire des organisations informelles.

Dan Mullen est président de Bedrock, une société immobilière basée à Détroit. Bedrock participe à la revitalisation du centre-ville de Détroit en attirant des locataires et exploitants prestigieux dans le Central Business District.

Stream : Nous travaillons sur les mutations des espaces urbains et Détroit est l’un de nos cas pratiques, en raison de sa dimension symbolique et de sa situation actuelle. Nous avons rencontré Dan Pitera, qui nous a expliqué la dimension participative du projet Detroit Future City, le travail qu’il réalise avec les habitants et les communities dans la planification de la ville. Une approche très intéressante mais qui ne prend pas en compte le centre-ville et reste très différente de celle d’un promoteur immobilier. Votre point de vue sur la situation de Détroit nous intéresse donc: quelles sont pour vous les chances, les opportunités futures pour la ville?

Dan Mullen : Il faut d’abord dire que Détroit restera toujours Détroit. Nous sommes tous du Michigan et nos familles ont grandi dans cette ville, où elles avaient été attirées par l’industrie automobile qui y était omniprésente. Et vivre dans la capitale mondiale de l’innovation automobile est une des grandes opportunités de Détroit. Même à la grande époque des Big Three, quand les emplois étaient beaucoup plus manuels, la ville était à la pointe du design et de la créativité. C’est essentiel pour nous, ça fait partie de notre histoire. Il ne faut pas oublier que pendant longtemps on nous appelait le Paris du Midwest : c’est vraiment à Détroit que la culture et l’âme du Michigan sont nées.

Reconquérir le centre-ville

C’est aussi pour ça que nous sommes si fiers de contribuer à redynamiser Détroit, à y créer un nouveau centre-ville, maintenant que l’opportunité se présente. C’est d’autant plus tentant que nous sommes entourés par cette architecture splendide. Participer à ce grand mouvement, rénover ces immeubles et convaincre les gens de revenir dans le centre-ville est très important pour nous parce que c’est de là que viennent nos familles, mais aussi parce que cette architecture de la fin xixe et du début xxe est juste magnifique.

Pendant des années, les étudiants des nombreuses écoles et universités du Michigan partaient vivre en banlieue, au contraire de New York, Chicago, Boston ou Los Angeles. Tout le monde a envie de vivre dans un vrai centre-ville, pouvoir aller boire un café ou dîner à pied, dans un endroit sympathique à côté de chez soi. C’est pour ça que ces villes sont des réussites, parce que l’on peut vivre, travailler et s’amuser à distance de marche, et c’est ce que nous essayons de reproduire.

Stream : Vivre, travailler et s’amuser… C’est un peu le slogan de votre projet. Pouvez-vous nous expliquer ce concept  ?

"Woodward Avenue", Détroit, 2013 © Quicken Loans

Dan Mullen : Oui, ce pourrait être notre slogan. Mais ce n’est pas juste notre idée à nous, les habitants de Détroit veulent vraiment vivre, travailler et s’amuser dans leur centre-ville. Vivre dans une zone urbaine offre tellement d’opportunités que la banlieue ne peut proposer. Vous pouvez aller à pied au travail, au restaurant, à ce que l’on appelle votre «tiers-lieu». Le premier, c’est votre lieu de vie, le second, celui du travail. Et le troisième? Ça peut être un café, un restaurant, une salle de spectacles, l’appartement d’un ami… Ce slogan est aussi un modèle qui peut fonctionner pour tous les grands centres urbains. Tout le monde veut vivre, travailler, s’amuser et nous devons offrir aux gens des moyens de satisfaire à ces trois types de besoins.

Stream : Comment avez-vous procédé pour planifier cette idée de redonner vie au centre-ville de Détroit? Vous avez travaillé avec des urbanistes? Quel processus, quelles méthodologies avez-vous trouvés ou testés, sachant que la situation de Détroit semble particulièrement unique: il y a un centre-ville préexistant qui occupe une zone très large, ce qui rend le projet très différent du développement de villes nouvelles en Chine par exemple. Ici, il y a une architecture existante qu’il faut redynamiser. Cela a dû être un processus très stimulant…

Dan Mullen : Différents éléments sont entrés en jeu. Une grande partie du processus a eu lieu de façon assez organique, par tâtonnements, mais nous avons aussi fait intervenir des urbanistes, par exemple la société new-yorkaise Project for Public Spaces (PPS). Ils nous ont aidés à animer les espaces extérieurs, à collecter les idées pour réellement attirer du monde dans ces rues.

Ils ont travaillé à Paris et dans 150 villes différentes. Ils sont à l’origine de Bryant Park à New York. Ils ont travaillé à SoHo avant que SoHo ne soit tendance, ou sur South Beach à Miami avant que South Beach ne soit à la mode. À chaque fois, le gros de leur action consiste «simplement» à trouver des idées créatives pour amener du monde dans les rues. Il ne s’agit finalement que de ça: animer les rues.

En été, nous avons investi une place avec une patinoire et nous y avons placé un bar de plage urbain en remplaçant la pelouse par du sable, en apportant des chaises de couleurs vives, des parasols et une paillote à cocktails. Et tout à coup le parc est bondé de onze heures du matin à minuit tous les jours. Ce n’est qu’un exemple des différentes façons d’animer l’extérieur.

Downton Detroit - Live, Work, Play © Quicken Loans

Nous avons aussi coopéré avec les autorités locales et la Detroit Economic Growth Corporation en multipliant ensemble les concepts et les initiatives pour donner vie à la rue et implémenter certaines de ces idées de planification urbaine. À partir de là, nous avons aussi une équipe interne qui travaille sur tout ce qui a trait à la planification de nos développements immobiliers.

Stream : Un autre de vos axes est d’intensifier la zone du centre-ville en y combinant des programmes de bureaux, de commerces et d’habitation?

Dan Mullen : Oui, de bureaux, de commerces, d’habitations mais aussi de loisirs. L’idée est de créer autant de densité que possible dans cette zone centrale, puis de s’étendre à partir de là. Détroit a un tissu urbain tellement vaste que pendant des années il a été trop étendu. L’idée est maintenant de le consolider avant de recommencer à croître sur cette base.

Downtown Detroit -Live, Work, Play © Quicken Loans

Une identité urbaine organique

Stream : Passer de l’étalement à la densité: l’intensification, c’est certainement la solution pour un grand nombre de villes à travers le monde. À Détroit, une conséquence intéressante de cette faible densité, c’est qu’elle a donné lieu au développement d’une agriculture urbaine, qui est désormais autorisée et légale. Cela vous paraît compatible avec les projets que vous menez ici  ?

Dan Mullen : Absolument. Détroit est vraiment gigantesque : trois ou quatre grandes villes comme San Francisco, Philadelphie et Boston pourraient y tenir. Il y a donc énormément de terrain qui peut être mis à profit. Et je pense qu’il peut y avoir un contraste très intéressant entre l’agriculture urbaine et la densité des building, si les deux sont traités de façon complémentaire. Regardez Eastern Market: c’est le plus vieux marché de producteurs du pays, et chaque samedi matin en été il est rempli de vendeurs. C’est là que la plupart des épiceries viennent faire le plein de produits frais pour la semaine et que les agriculteurs écoulent leur production. L’agriculture urbaine croît de façon organique depuis plusieurs années.

Stream : On a l’impression que ces années difficiles pour Détroit – l’effondrement de l’industrie automobile, etc. – vous ont forcé à trouver des façons différentes d’innover, que la ville entière est devenue un laboratoire d’urbanisme. Cela pourrait déboucher sur un nouveau type de ville intéressant, où l’agriculture urbaine, s’inscrirait au milieu des buildings. Des nombreuses personnes doivent venir observer ça à Détroit?

Dan Mullen : Oui, on sent un intérêt très vif pour ce qui est en train de passer ici, que ce soit le boom technologique en cours, l’agriculture, le développement immobilier, les restaurants, le commerce – des journalistes venant du monde entier viennent ici pour voir ce que nous faisons.

Stream : Quel est l’élément le plus significatif de ce mouvement? Avez-vous une idée ou une intuition de ce qui pourrait devenir la spécificité de Détroit?

Dan Mullen : On est beaucoup à penser que Détroit va connaître un fort développement dans les cinq à dix prochaines années, avec un grand dynamisme tant au niveau de l’immobilier que de l’animation urbaine. Il y a le tramway avec le projet M-1 Rail qui vient d’être approuvé et qui permet d’ajouter du transport public dans l’équation; des milliers de lofts sont en train d’être réaménagés; beaucoup de commerces sont repris. La ville de Détroit offre des sites uniques que vous ne trouverez nulle part ailleurs dans le monde. Tous nos immeubles ou commerces constituent des expériences à part entière, mais nous envisageons aussi le centre-ville de Détroit comme une expérience globale. Les visiteurs seront époustouflés dès le moment où ils gareront leur voiture dans des garages décorés de graffitis, de street art et de fresques magnifiques, puis quand ils poseront le pied dans la rue et feront l’expérience d’un concert de couleurs, de musique, d’odeurs, sans compter les interactions et la collaboration entre les gens. Nous voyons là une opportunité incroyable pour les promoteurs immobiliers, les entrepreneurs, les agriculteurs, pour tous ceux qui vivent dans la ville depuis cinquante ans. Nous ne copions aucune autre ville car Détroit a son identité propre. Et cela va se passer de façon organique.

Le Projet M1 - Rail © Quicken Loans

Stream : Quand vous parlez de croissance organique, vous voulez dire que le changement se fera de façon naturelle?

Dan Mullen : Vous ne pouvez pas forcer une chose à être ce qu’elle n’est pas, cela ne fonctionnera jamais. Il faut envisager l’immobilier et l’aménagement comme une façon de démarrer les choses, d’apporter des ressources à une ville, mais on ne peut pas placer des bâtiments dans un quartier d’artistes s’ils n’ont rien à voir avec ce quartier. Il est nécessaire de comprendre le squelette de la ville, de comprendre la community, de comprendre ce que les gens veulent, de faire des recherches afin de donner l’impulsion pour que la ville puisse croître de façon organique.

Stream : Que pensez-vous de ces villes planifiées ex nihilo, comme Sondgo en Corée, où tout est planifié, avec des caméras partout pour organiser et surveiller votre existence?

Dan Mullen : Si vous partez de zéro c’est un peu différent. Quand vous avez à votre disposition des hectares et des hectares de terrains non aménagés, il faut bien planifier et bâtir de toutes pièces. Mais à Détroit, nous avons une véritable culture, une histoire qui remonte à 1703. On ne peut pas venir ici avec des idées préconçues et tout balayer d’un revers de main, notre approche c’est plutôt de travailler avec cette histoire urbaine.

 

(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)

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est architecte et théoricien. Il est à la tête de Zaha Hadid Architects et enseigne à l’université d’Innsbruck.

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