A Future City, vision pour Détroit

  • Publié le 24 avril 2017
  • Dan Pitera
  • 13 minutes

Détroit est probablement l’un des plus grands laboratoires urbains actuels, l’un des plus passionnants aussi. Contrainte et forcée, en faillite, face à des friches urbaines aux dimensions titanesques, ayant subi une hémorragie de ses habitants, la ville doit se réinventer pour survivre. Dan Pitera évoque la renaissance de Détroit au travers du projet « Detroit Future City », qui favorise les initiatives citoyennes et l’expérimentation. Il promeut une ville dense au sens de la complexité et de l’intensité des rapports humains. Son travail hybride entre recherche et pratique aboutit à la conception d’un «participatory planning», qui vise à améliorer la résilience et l’adaptabilité de la ville.

Dan Pitera est architecte et directeur du projet Detroit Future City.

Stream : De votre point de vue, et pour ce qui est de Détroit, quels sont les changements majeurs depuis les années 2000: la technologie, la crise des subprimes, le réchauffement climatique? Comment ont-ils affecté la ville?

Daniel Pitera : Ce qui est curieux à propos de la temporalité que vous évoquez, c’est que je ne suis pas originaire de cette ville, je viens du Nord-Est, et précisément je suis arrivé à Détroit en 1998 ou 1999. À cette époque, les habitants de Détroit n’avaient pas une bonne image de leur ville. Mais cela a considérablement changé durant cette dernière décennie: le lien entre les habitants et leur ville est beaucoup plus fort. Je ne dis pas qu’il n’existait plus, mais ils l’avaient en quelque sorte mis de côté, oubliant les qualités de leur ville. Depuis, malgré la crise que nous vivons, beaucoup de choses positives arrivent, et au final les gens ont changé le regard qu’ils portent sur Détroit.

Changer de perspective

Si vous faites un tour en ville, vous verrez toutes sortes de choses, du jardinage urbain au graffiti, ou le projet Heidelberg par exemple, un centre d’art en plein air. Beaucoup de ces initiatives existaient, mais de façon sporadique. Elles ont maintenant fusionné en un phénomène très fort, qui est lié à ce changement de perception chez les habitants. On voit des étrangers venir faire des graffitis sur la Grand River et en même temps un musée de street art se créer dans une ruelle du sud-ouest de Détroit par des gens qui ont grandi ici, qui s’impliquent eux-mêmes. Il y a des relations d’amitié et de solidarité qui naissent dans des situations où cela n’aurait jamais eu lieu avant. Nous vivons une époque formidable, et l’une des raisons pour lesquelles nous avons pu mener à bien un projet comme Detroit Future City, et d’autres projets moins conventionnels, est vraiment ce changement de perception.

Vue de Détroit © Detroit Future City, Dan Pitera

L’autre aspect tient aux personnes: la politique est une affaire d’hommes, ce qui explique en partie la différence entre la situation d’il y a quinze ans et celle d’aujourd’hui, car ceux qui accèdent au pouvoir, même si c’est à des échelons assez bas, ont une trentaine ou une petite quarantaine d’années. Nous avons parlé à beaucoup de personnes âgées, et sans vouloir discréditer les seniors, ils vous parlent tous du Détroit d’il y a cinquante ou soixante ans. Ils ont la nostalgie de cette époque où ils pouvaient jouer dans les ruelles. Je trouve ça merveilleux, mais ceux qui arrivent au pouvoir de nos jours leur répondent: « Vous savez quoi? On n’a jamais connu ça. On n’a jamais connu un Détroit où l’on soit en sécurité. » Cela résonne avec l’évolution des mentalités et explique en partie pourquoi ces initiatives se multiplient: que vous soyez en faveur de l’agriculture urbaine ou non – et c’était illégal il y a encore six mois – si ces projets n’ont pas fait l’objet de contraventions ou de fermetures, c’est parce que les gens au pouvoir se sont dit «Pourquoi pas?». Ils sont prêts à prendre des risques. Pour nombre de ces trentenaires et quadragénaires, les anciennes façons de faire ne marchent plus et il est peut-être temps d’essayer quelque chose de nouveau. Au final c’est constructif, même s’il y a eu un conflit générationnel.

Ensuite, il y a bien sûr la question des changements intervenus dans le secteur automobile. La génération de mes parents a grandi en croyant que de bons emplois les y attendaient. Moi je n’ai jamais espéré ce genre d’opportunités. Le secteur est mourant depuis les années 1970. On nous répète constamment que c’est un phénomène récent, mais Chrysler a été renflouée pour la première fois dans les années 1980. Pour les trentenaires et quadragénaires, ce n’est pas nouveau.

Stream : Oui, et c’est un phénomène mondial: la fabrication industrielle a été délocalisée en Asie, nous devons donc miser sur l’innovation et la classe créative. Voyez-vous Détroit comme un symbole de cette évolution ?

Dan Pitera : La notion de classe créative a beaucoup de succès, notamment depuis les travaux de Richard Florida, mais sa définition devient un peu large et assez floue. En tout cas je ne pense pas qu’un système économique et urbain puisse reposer sur une base aussi restreinte, car certaines personnes ne peuvent postuler à ce type d’emplois. Il faut penser aux gens qui ont très peu d’éducation, ils ont le droit à un bon emploi, ils sont prêts à se lancer, mais ils ne vont pas devenir graphistes, architectes ou sculpteurs du jour au lendemain. En réalité, aujourd’hui la créativité consiste plutôt à faire son travail différemment des autres. Un chauffeur routier peut être créatif. En fait, je pense même qu’ils sont parmi les personnes les plus tridimensionnelles qui soient: quiconque peut manier un gros camion et le garer en marche arrière avec des marges d’à peine quelques centimètres a une grande capacité à penser dans l’espace.

C’est ce changement de perspective qui me fait dire que nous pouvons aller vers davantage de créativité, mais aussi vers l’industrie. L’industrie est-elle la seule chose qui gouverne Détroit? C’était le cas dans le passé. Mais s’agira-t-il demain du même type d’industrie  ?

"Policy Audit Posters", 2011 © Detroit Future City, Dan Pitera

Il y a une résurgence de l’industrie dans ce pays, mais le problème c’est que les gens se disent que nous pouvons redevenir un grand acteur industriel. Non, il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. L’une des grandes leçons à tirer de notre expérience, c’est que des lieux comme Détroit étaient tirés par un seul cheval : tout tournait autour de l’industrie. Les gens ont donc cherché un nouveau cheval, alors que nous devrions être en train de mettre en place toute une écurie. Quand on parle de classe créative, on dit en fait la même chose. Si la créativité s’exprime de nombreuses façons différentes, alors nous pouvons avoir de l’industrie, mais peut-être une industrie plus intelligente, plus verte. Certes, l’industrie automobile ne redeviendra jamais ce qu’elle a été, mais ce n’est pas grave, nous pouvons nous tourner vers toute une gamme d’activités.

Le déclin du secteur automobile a permis à d’autres activités qui ont toujours été là de gagner en visibilité. Par exemple la recherche médicale, un secteur fort à Détroit, qui a toujours été éclipsé par l’automobile. Doit-on se concentrer sur un secteur ou les soutenir tous pour les organiser en système ou en réseau ? La remise en question de la mono-activité est l’un des aspects positifs lié à la perte d’importance de l’industrie automobile.

Stream : Pouvez-vous nous en dire plus sur le programme Detroit Works Project?

Dan Pitera : Detroit Works Project vise à réaliser les objectifs que je viens de décrire. Pour résumer, il s’agit de construire une ville qui puisse s’adapter au changement. C’est plus vaste que de la résilience, qui concerne surtout les grandes catastrophes. En substance, comment une ville peut concevoir un cadre qui lui permette de s’adapter au changement ? Les villes évoluent, c’est un phénomène naturel. Nous vivons dans une société capitaliste où nous mesurons la réussite de nos villes à leur accroissement : si elles s’agrandissent, c’est une bonne chose, et si elles perdent de l’ampleur, c’est la catastrophe. Mais la vérité c’est qu’une population plus faible peut être un atout.

L’autre question, en nous adaptant au changement, c’est comment concevoir une ville qui présente un environnement urbain à la fois équitable et écologique? C’est l’objet de nos études et de notre rapport. Pour y arriver, nous nous sommes rendu compte que nous aurons besoin de plus qu’un simple plan sur une feuille de papier. Nous devons impliquer les gens pour qu’ils se sentent partie prenante et intègrent effectivement le processus, que cet incroyable travail prenne place dans un système qui peut être amplifié. En d’autres termes, vous avez par exemple cette fantastique ferme urbaine, cette superbe œuvre de street art, ou ce centre artistique. Jusqu’à récemment, ils fonctionnaient de façon indépendante. 

"Policy Audit Posters", 2011 © Detroit Future City, Dan Pitera

Les habitants de Détroit n’ont pas eu le choix pour survivre, les quartiers fonctionnaient en silos, les organisations, les ONG fonctionnaient en silos. Mais le seul moyen de prospérer à nouveau est de commencer à faire tomber ces murs et à établir des liens entre les gens. Une grande partie de l’idée sous-jacente à Detroit Works Project était de briser ces lignes de séparation et de connecter les gens pour qu’ils voient leur travail différemment, qu’ils travaillent ensemble différemment, et pour qu’ils utilisent ces nouvelles perceptions et expériences comme base pour envisager le futur.

Je ne dis pas que Détroit deviendra une succession de fermes urbaines, il n’y a pas une chose prioritaire, mais il s’agit au contraire de considérer toutes ces initiatives comme un système.

Stream : Pourriez-vous nous expliquer votre point de vue sur la densité et nous présenter la première phase de votre projet, qui avait trait à la stabilisation de la ville?

Dan Pitera : Laissez-moi simplement dire deux choses avant d’aborder ce sujet. La première, c’est qu’on entend souvent des gens dire: «  Nous sommes là pour réparer Détroit, nous sommes là pour réinventer Détroit.  » Comme si elle avait été cassée… Si vous cherchez à aller vers un environnement urbain écologique et équitable, vous devez mettre en place de nouveaux systèmes, car les anciens n’étaient pas pensés pour cela. Peut-être que Détroit est en train de vivre une évolution – pas une révolution, mais une évolution.

Une grande partie de ce qui a été accompli dans les années 1960 et 1970 consistait à appuyer sur le bouton reset et à dire : « Nous devons repenser la situation, mais pour cela nous allons devoir accepter une chute. » Mais cette chute est en réalité productive, car il s’agit de repenser notre identité afin de créer une ville qui soit en évolution. 

Nous parlons donc beaucoup de la ville comme d’un processus évolutif connecté aux organismes vivants.

La seconde chose que je voudrais remettre en cause, c’est l’idée de «plan». Notre travail, et particulièrement au sein du projet Detroit Future City, consiste à mettre en place un cadre stratégique. Au lieu d’envisager un futur spécifique, nous parlons de futurs multiples. De cette façon, la ville peut s’adapter au fur et à mesure qu’elle progresse.

On a une certaine image de ce à quoi devrait ressembler une ville. On peut prendre le magazine Vogue pour les femmes et GQ pour les hommes afin de savoir à quoi ressemblent un homme ou une femme séduisants. Mais on sait que ce n’est qu’une petite facette de la réalité. Le même phénomène existe avec l’architecture et l’urbanisme. Nous savons à quoi ressemblent les belles villes… et ce n’est pas à Détroit… [rires]. En général ces villes ont une certaine densité. Des villes comme São Paulo donnent l’impression que New York a une faible densité.

"Policy Audit Posters", 2011 © Detroit Future City, Dan Pitera

Nous n’envisageons pas la densité sous le seul prisme du nombre d’habitants ou de bâtiments par kilomètre carré, mais plutôt comme liée à la complexité et à l’intensité des interactions humaines. Avec cette approche, vous pouvez vous poser la question de la densité d’un paysage.

Dans une ville dense et très propice aux interactions, vous n’avez pas vraiment besoin d’avoir un million de personnes. La différence avec une zone pavillonnaire tient au fait que ces interactions sont souvent limitées parce que les strates – bureaux, habitations, commerce – ont été séparées. Il a donc surtout été question de l’organisation des strates et de leur multiplicité.

Cela ne signifie pas pour autant qu’une ville ait besoin d’un certain type de densité, d’un certain nombre d’habitants au kilomètre carré pour survivre.

Cela étant dit, il y a des cas intéressants de villes dont la population est plus faible que celle de Détroit. Atlanta en est un excellent exemple : elle ne compte que 430 000 habitants, alors que nous en avons 700 000 pour la même superficie.

Comment Atlanta, avec 300000 habitants de moins, peut-elle s’en sortir sans avoir les mêmes problèmes que Détroit si le facteur clé est la taille de la population? Parce que sa densité moyenne est supérieure à la nôtre.

C’est merveilleux de dire que la densité est constituée de la complexité des interactions humaines, cela fait sens au niveau philosophique, mais pour rendre cela opérationnel au quotidien vous devez accepter que certaines zones soient moins denses que d’autres, et qu’il est également nécessaire que certaines zones soient plus denses pour équilibrer le tout. C’est le cas à Atlanta. Portland, dans l’Oregon, est un autre bon exemple. D’ailleurs Portland est considérée comme une capitale durable, alors qu’elle ne compte que 500000 habitants sur une superficie identique à celle de Détroit.

Nous devons donc repenser notre approche de la densité, mais aussi penser à l’équilibre entre forte et faible densité. Nous n’en sommes pas encore à ce stade: nous avons des densités moyennes et faibles, mais nous n’avons pas de densité élevée au sens traditionnel.

Ferme urbaine © Detroit Future City, Dan Pitera

Des fermes dans la ville

Stream :  En parlant de faible densité, pouvez-vous nous en dire plus sur le phénomène de l’agriculture urbaine à Détroit ?

Dan Pitera : L’expression «agriculture urbaine» n’est en fait qu’à moitié exacte. Quand on transplante une ferme rurale dans la ville de Détroit, on n’obtient pas une ferme urbaine, mais juste une ferme. Je pense que la question qui se pose est de savoir ce que signifie vraiment le fait d’avoir une ferme «urbaine». À l’heure actuelle, étant donné la quantité de terres disponibles et le peu d’opportunités qu’ont les habitants pour trouver des produits frais au cœur de Détroit – il y a de très bons supermarchés, mais l’offre reste très limitée par rapport à d’autres villes –, certaines personnes décident d’installer de petites fermes au sein de la ville. Avec le temps, on en est arrivés à avoir des centaines et des centaines de petites fermes, mais aussi de plus vastes, sur plusieurs hectares. Cela dit, la logique reste celle des fermes rurales. La question que nous voulons poser est de savoir si l’on peut créer des fermes qui alimentent la population, qui puissent s’inscrire dans un effort communautaire, mais qui soient aussi conçues comme des fermes urbaines, différentes des fermes rurales. Nous n’avons pas beaucoup d’exemples de cela à ce stade, voire aucun en fait, et nous espérons que maintenant que notre agriculture est florissante nous pourrons réfléchir à la conception d’une agriculture urbaine qui contribue à créer de la densité. Mais cela doit nécessairement avoir lieu à une échelle beaucoup, beaucoup plus importante.

Il y a une zone de Détroit qui revient souvent quand on pense à l’agriculture urbaine, c’est Brightmoor, à l’extrémité nord-ouest de la ville, une zone qui s’appelle Farm Way et dans laquelle vous pouvez vous promener. Il y a une vieille maison abandonnée qui a été repeinte et qui est devenue une sorte de tableau d’affichage communautaire, ou une autre qui a été convertie en amphithéâtre. En tant qu’objets, ces maisons sont merveilleuses. Peut-on qualifier cela d’urbain? C’est la grande question. C’est plus que de la campagne, ce n’est plus rural, mais urbain…

Stream : C’est aussi un moyen de survie pour les personnes qui y habitent.

Dan Pitera : Exactement. Cela se rapporte à l’autre partie de ma réponse, qui est que ces fermes ne sont pas là uniquement en raison du manque de disponibilité de produits frais. Beaucoup d’entre elles sont commerciales, exploitées pour gagner de l’argent et survivre. Quelques-unes sont parfaitement capables de générer un revenu décent.

Stream : Il y a tout un débat sur le fait de rapprocher l’agriculture des villes pour des raisons écologiques. Mais en ce qui concerne Détroit, pensez-vous qu’il ne s’agisse que d’une phase due à la crise? Et que se passera-t-il pour ces fermes si la terre reprend de la valeur avec le développement immobilier  ?

Dan Pitera : C’est un problème majeur qui renvoie à votre question sur la stabilisation. Pour en revenir à la notion générale d’un plan cadre, la raison pour laquelle il ne s’agit pas seulement d’un plan d’urbanisme classique, c’est qu’il prend en compte les quartiers, la croissance économique, l’engagement civique, l’occupation des sols, les systèmes urbains ou l’affectation du territoire public, et que tous ces éléments doivent travailler de concert. Nous ne pouvons pas partir du principe que parce que nous avons publié ce plan cadre, les concepts que nous développons aujourd’hui vont se perpétuer. On parle d’évolution, et il est normal que les choses bougent, changent. Ce que nous essayons de faire, mis à part développer un cadre que les gens puissent suivre, c’est aussi changer les politiques afin de favoriser l’émergence des bonnes idées, pas seulement maintenant mais pour le futur. Cela a en partie à voir avec la question de la gentrification: il y a beaucoup de gens à Détroit qui travaillent dur pour faire de la ville un meilleur lieu de vie. Ces personnes seront-elles évincées dans le futur parce que les revenus et la valeur du foncier augmenteront? Une grande partie du travail dont nous parlons à l’heure actuelle porte donc aussi sur le fait de repenser les politiques de façon plus créative.

La loi qui a légalisé l’agriculture urbaine à Détroit date de mai2013. Les milliers de fermes que nous avions – avec des chèvres, des poules et même des vaches – étaient toutes illégales jusque-là. Il y en a de nouvelles, mais cela fait des dizaines d’années que cela dure. Si l’agriculture urbaine a été légalisée, c’est qu’il y avait tellement de fermes qu’il était devenu impossible de continuer à les ignorer. Il n’y a pas qu’une association qui s’intéresse au sujet de l’agriculture urbaine, mais près de dix grosses organisations qui travaillent en ce sens – le Detroit Fair Food Network, le Greening of Detroit, et d’autres encore. C’est une situation très différente de celle que l’on trouve dans d’autres villes.

"Fermes urbaines", Détroit, 2013 © Detroit Future City, Dan Pitera

Stream : Comment ce plan cadre stratégique est-il appliqué au quotidien?

Dan Pitera : Nous aimons à dire que nous fusionnons l’expertise de la communauté avec des compétences en matière de design, notre expertise professionnelle, technique. La plupart des gens s’imaginent que pour engager le dialogue avec le public il faut organiser une séance de consultation à la mairie. C’est une bonne chose, mais il y a beaucoup d’autres façons d’entamer le dialogue. Comme nous sommes designers, nous avons conçu une table assez insolite. Elle mesure un peu plus de deux mètres de long et a été réalisée avec des matériaux recyclés, mais elle se replie et peut être rangée à l’arrière d’une voiture. Nous l’avons trimbalée dans toute la ville… Trois fois par semaine, nous l’installions dans un quartier et nous restions là pendant trois ou quatre heures, au même endroit, et avions des conversations en tête-à-tête avec des gens devant un arrêt de bus, une école ou un commerce. Et nous avons fait cela trois fois par semaine pendant huit mois.

On a travaillé avec les responsables sociaux des communities, qui ont arpenté les quartiers et collectés les besoins précis, ici ou là. En plus de notre carte tactique, nous avions une carte de la ville. Et à chaque événement, nous l’ajoutions sur la carte pour nous assurer que ces dialogues aient bien lieu dans toute la ville. Et ça, ce n’est que le début. Nous avons ensuite fait travailler toute une équipe à plein-temps pour rassembler ces données, les transposer et les synthétiser en des documents utilisables, qui ont été mis en ligne et donnés aux différents services de la mairie. Il ne s’agit donc pas que de participation: tout ce que nous avons entendu a été traduit et transposé pour pouvoir être utilisé dans le processus
de planification.

Bottom-up

Stream : Vous décrivez ce processus comme de la planification participative?

Dan Pitera : En quelque sorte, oui. Et avec ce volume d’informations récolté auprès du grand public, nous avons compilé un ouvrage de quatre cents pages qui est beaucoup plus exhaustif que les plans directeurs de la ville. Certains départements de la mairie sont déjà en train d’adopter des propositions de l’ouvrage. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un document officiel, et grâce à ce large processus de participation, beaucoup de gens s’en servent, parce qu’ils se reconnaissent dans les idées développées. Les habitants qui ont contribué font donc partie intégrante de la planification. C’est quelque chose de très important à comprendre. J’ai mentionné les 6000 personnes impliquées tout au long du parcours effectué avec notre table, mais nous avons eu 30700 conversations en tête-à-tête et 163000 interactions au total. Cela ne veut pas dire que nous avons échangé avec 163000 personnes différentes, mais nous avons quand même pu interagir avec des dizaines de milliers de personnes.

Détroit, 2013 © Detroit Future City, Dan Pitera

Stream : Pouvez-vous être plus précis concernant votre façon de travailler?

Dan Pitera : Je suis un universitaire, donc on s’attend souvent à ce que j’enseigne dans un amphithéâtre, mais cela ne m’est pas arrivé depuis cinq ans. La seule façon que j’ai d’expliquer ma position est de l’assimiler à la différence entre un Centre Hospitalier Universitaire et une école de médecine. C’est vraiment comme cela que nous nous définissons par rapport à une école d’architecture. Un CHU est un véritable hôpital, avec de vrais médecins et des étudiants qui travaillent à leurs côtés sur de véritables patients. Je dirige une agence d’une dizaine de collaborateurs: des paysagistes, des architectes, des urbanistes, etc. Et chaque semestre, j’ai deux à trois étudiants qui travaillent à plein-temps avec ces professionnels. Il s’agit d’une agence avec de vrais projets, mais on y fait aussi de la recherche, on y mène des projets expérimentaux. Nous ne nous considérons pas comme une agence où l’on ne fait que de l’opérationnel, mais aussi comme un lieu où nous pouvons conduire des expériences sur la base de notre travail.

Tous nos projets sont conçus pour être réalisés, mais comme pour tout architecte, une partie ne le sont pas. On dit qu’il y a de la recherche de diagnostic et de la recherche appliquée. Notre travail vise à associer un véritable engagement civique avec une qualité de conception. En école d’architecture on vous enseigne que si vous impliquez des habitants dans le processus, vous devrez abandonner les fondamentaux de la discipline, parce que cela vient «brouiller» le processus, ça l’édulcore… ou autres clichés du genre. Mais nous avons constaté qu’en réalité il est tout à fait possible de créer un design de qualité en gérant l’engagement civique de façon non-conventionnelle. Il faut d’abord être prêt à reconnaître que chacun apporte une expertise différente. Mon expertise a trait à l’architecture. Votre expertise tient au fait que vous vivez dans la communauté, je ne pourrai jamais vous dire à quoi cela ressemble d’y vivre. Au contraire, j’ai envie de le savoir. Mais vous devez aussi accepter que j’ai une connaissance de l’architecture que vous n’avez peut-être pas. C’est comme aller chez le médecin: avec un peu de chance, il me parlera de ce que je ressens et le prendra en compte sur la table d’opération. Mais quand il sortira un scalpel pour faire une incision, je ne vais pas dire: «Pourriez-vous la faire trois centimètres plus bas?» [rires]. Personne ne va dire au chirurgien où inciser, mais tout le monde se sent légitime pour dire ce qu’ils devraient faire aux architectes ou aux paysagistes. Nous essayons donc aussi de changer cela, de faire comprendre qu’il y a une expertise liée à ce travail. Jusque-là, nous avions essayé de faire abstraction de notre culture d’architecte, alors qu’il faut lui donner une place pour faire comprendre aux gens que l’expertise a réellement de l’importance, en reconnaissant en même temps que leur expertise est tout aussi importante. Cette approche est centrale dans nos recherches. C’est un travail au jour le jour, nous n’avons pas une grande vision, mais le processus est clairement défini, articulé autour de deux idées: aller vers une ville qui s’adapte aux changements et qui devienne à la fois équitable et écologique.

 

(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)

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