Écosystèmes virtuels

  • Publié le 18 novembre 2017
  • Haru Ji & Graham Wakefield
  • 8 minutes

Le travail de ces deux artistes s’attache à recréer des mondes numériques autonomes. Le spectateur, en interagissant avec leurs œuvres, modifie la forme des montagnes, génère un vent violant ou obstrue la lumière vitale, modifiant l’équilibre des communautés virtuelles qui dépérissent, migrent, mutent en conséquence. L’homme, tout comme dans le monde « réel », se change en force géologique.

Notre esthétique est profondément influencée par la façon dont la nature fonctionne, y compris les nombreuses connexions, organisations et structures qui existent au-delà et en deçà des échelles humaines de l’espace et du temps. À cet égard, nous nous inspirons de la théorie des systèmes adaptatifs complexes et d’autres recherches en systèmes et simulation qui suivent la nature par analogie et par mécanisme. À partir de nos premiers et plus simples croquis, nous construisons des mondes comme autant de systèmes fondés sur des ressources et processus partagés. Notre objectif n’est pas de fabriquer des créatures, mais des écologies. (À la question « vos créatures s’échapperont-elles un jour ? », nous répondons qu’elles ne peuvent exister en dehors de leur environnement, tout comme les êtres humains ne peuvent quitter la Terre sans emporter et maintenir avec eux une part suffisante de biosphère. Les capacités de fuite individuelle ne sont pas en question, il s’agit du système.)

Fabriquer des écologies

Un monde commence par de multiples champs intensifs et dynamiques : flux, fluides, topographies, températures, concentrations chimiques, ondes, illuminations, etc. Toute vie doit trouver ses ressources dans cet environnement, y laissant inévitablement des traces. Les systèmes métaboliques doivent maintenir une énergie suffisante pour survivre, et chaque activité dépense une partie de cette énergie, y compris pour croître ou le seul métabolisme. Les créatures peuvent également communiquer via l’environnement, par exemple en laissant des pistes de « phéromones » que d’autres pourront suivre. De façon plus générale, nous pensons que toute nouvelle addition au monde doit s’intégrer entièrement à ses multiples autres composants (y compris les êtres humains), les affectant et étant affecté en retour.

Des « quasi-vies », à la limite de « nature » et « artifice »

Nous programmons les interfaces et limites de ce monde, ses conditions et ses règles, dont plusieurs sont probabilistes et sensibles à l’interaction humaine. Mais cet univers n’est ni entièrement préprogrammé, ni aléatoire. Entre ces limites, il y a assez d’espace pour que les organismes se développent comme des individus autodéterminés, créant leurs propres règles et limites au cours du travail d’adaptation aux changements de leur monde. Les créatures peuvent avoir des caractéristiques héritées, sous des formes beaucoup plus simples que l’ADN naturel, mais qui régulent néanmoins les variations comportementales et morphologiques de chaque individu. Ces adaptations sont parfois partagées à l’échelle d’une vie, comme le transfert horizontal de gène bactérienNde : Certaines bactéries sont capables d’échanger des fragments de leur patrimoine génétique par transfert de plasmide (conjugaison), par l’intermédiaire de virus (transduction) ou par contact avec une bactérie morte (transformation)., mais elles peuvent s’exprimer bien plus rapidement au niveau du groupe, comme c’est le cas avec les quasi-espèces viralesNde : Les quasi-espèces virales désignent les différentes déclinaisons d’un même virus (les virions) générées par mutation au sein d’un organisme hôte. C’est le cas du VIH par exemple, si difficile à traiter du fait de l’apparition de résistances successives à chaque traitement..

Comme l’a souligné Henri Bergson il y a un siècle, la tendance des non-vivants est à la similitude, la stase, la symétrie et la prévisibilité, telles que les limites d’assimilation et les moyennes de l’entropie. Subvertissant ces conditions, les êtres vivants tendent à créer de nouvelles orientations, de nouvelles asymétries, de nouveaux sens, de nouvelles qualités. Un monde se fait dans un monde qui se défait. Incorporer une capacité de « quasi-vie » dans nos travaux implique une augmentation de la fréquence des événements rares, sans diminution simultanée de leur rareté, c’est-à-dire des événements dont le discernement principal est en rupture, résistant ainsi à la simplification quantitative et à la prédiction. En tant que telle, la créativité de la vie n’est pas un problème prédéfini susceptible d’être optimisé à l’avance. La vie est ce qui diffère de soi-même, ce qui se réécrit continuellement dans de nouveaux paradigmes. Heureusement, la réécriture et la génération de nouvelles règles comme code sont essentielles en science computationnelle – c’est cette capacité non conventionnelle, de « second ordre », qui rend fondamentalement la science computationnelle possible. C’est pour cela que nous utilisons un système de génération de code en temps réel : chaque fois qu’un organisme naît (souvent des centaines par minute), nous générons un nouveau programme personnalisé, basé sur les mutations uniques de son héritage génétique.

Expérimenter la complexité d’un écosystème

Il est essentiel que le visiteur soit enveloppé par le réseau complexe de feedbacks du monde, via l’interface et ses interactions, conduisant la capacité générative de l’art computationnel vers un niveau expérientiel qui rappelle l’infinitude du monde naturel, tout en restant différent.

Il n’est pas facile de comprendre la complexité d’un écosystème dans toutes ses relations et flux depuis une série de vues singulières. Nos travaux sont donc volontairement devenus davantage pluriels. Time of Doubles propose par exemple la coexistence de multiples « doubles » dans des mondes-miroirs, tandis que Inhabitat permet la coexistence de mondes multiples dans le même espace physique, avec de multiples perspectives simultanées : à la première personne, à la deuxième et d’un point de vue impersonnel.

Dans la mesure du possible, nous utilisons des modes d’interaction continus et indirects, car nous préférons une bidirectionnalité polyvalente plutôt qu’un rapport de cause à effet symbolique. Les organismes grandissent et s’adaptent ainsi à un environnement que vous avez pour partie façonné : votre corps peut avoir influencé le courant des vents, ou votre moi virtuel avoir été dévoré par les autres organismes… Les interactions dans la nature sont bien souvent destructrices et constructives à la fois. Dans Archipelago, votre ombre sous les projecteurs est calculée et générée de façon à lui donner une force ontologique dans le monde : elle détruit la végétation en dessous, qui est à la base de la chaîne alimentaire. Vous êtes littéralement une force de destruction, mais aussi de renaissance. Un peu comme un incendie qui rend le terrain plus fertile après avoir tout ravagé. À l’image de Shiva, vous êtes tout autant destructeur que créateur.

Mais si vous avez l’impression d’être un dieu pour le monde virtuel, vous êtes loin d’être omnipotent. L’interaction est très réactive et très nuancée, mais votre influence est limitée. Le monde vous accueille à un niveau très fin d’intimité et d’échanges, mais il continuera à vivre sans vous. Vous devenez un élément à part entière de l’écosystème, mais vous n’y jouerez pas un rôle unique, vous n’en serez pas le sujet principal. Il est important pour nous de décentrer la position privilégiée de l’être humain pour en faire un exemple parmi d’autres des vies possibles. De ce point de vue, le monde s’agrandit.

Pour davantage d’informations sur le projet Artificial Nature, rendez-vous sur  www.artificialnature.net

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Caroline Goulard

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Caroline Goulard est data-journaliste et cofondatrice de Dataveyes. Elle traduit les données en expériences pour les rendre intelligibles par tous. Grace à de nouveaux modes de visualisation, il devient possible de comprendre les besoins d’une population et de développer des services qui anticipent les nouveaux usages.

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