Esthétiques de la contingence : Matérialisme, Évolution et Art

  • Publié le 18 novembre 2017
  • Timur Si Qin

L’art contemporain s’implique dans le dépassement des dualismes modernes, que la critique d’art doit à son tour quitter pour continuer à décrire et agir sur le monde. La question prioritaire est ainsi pour Timur Si Qin la redéfinition du rapport entre l’humain et le non-humain, en élargissant la notion de matérialité et en replaçant la subjectivité et l’esprit dans leur contexte matériel et évolutionniste. Il revendique la relation particulière aux matériaux développée par les artistes, adoptant une définition très généraliste de la matérialité comme tendance et capacité d’un système. La matière joue un rôle actif dans la création de sa propre forme : l’artiste ne donne pas seul  forme à un matériau mais initie plutôt un dialogue avec lui. Les matériaux conceptuels utilisés dans l’art contemporain depuis les années 1960-70 demeurent des matériaux réels aux tendances et aux capacités, aux comportements et aux puissances causales singulières. Sa réflexion sur le branding s’inscrit ainsi dans un travail sur la matérialité de l’esprit et les fondements cognitifs de la culture plutôt que dans le cadre d’un discours sur le capitalisme.

Les fondements théoriques du discours de critique d’art doivent connaître une évolution radicale pour être en mesure de continuer à décrire, penser et s’impliquer dans une planète en pleine transformation. Les débats critiques contemporains s’inscrivent souvent de façon implicite dans des dualismes philosophiques – entre esprit et matière, sujet et objet ou encore entre le matériel et l’immatériel – faussant la relation entre l’humain et le non humain.

Dans le monde actuel, où des questions matérielles telles que l’acidification des océans, la désertification des plaines ou les effets du dioxyde de carbone atmosphérique deviennent plus préoccupantes que jamais, nous sommes face à une situation où la validité de la science et la notion même de vérité sont remises en question, aussi bien dans le domaine politique, des médias ou des sciences humaines. À cet égard, la critique d’art se trouve dans une situation précaire, adoptant généralement un positionnement positiviste en matière de science – croire au Progrès tant que cela fonctionne –, tout en restant peu désireuse de souscrire pleinement à un matérialisme indépendant de l’esprit.

Las du spectre du réductionnisme et réticente à toute revendication de la vérité comme étant davantage qu’un régime construit par des intérêts partisans, la théorie critique se retrouve aujourd’hui à examiner compulsivement ses propres motivations et rapports de pouvoir cachés, tout en restant incapable d’inspirer l’adhésion aux questions matérielles pressantes de notre temps, notamment le changement climatique – et plus impuissante encore à y faire face.

Nous pouvons nous libérer des dualismes trompeurs tout en conservant, voire même en élargissant, la vérité de l’éthique. Il faut pour cela repositionner l’humain dans sa relation au non-humain, d’abord en élargissant la notion de matérialité, puis en resituant la subjectivité au sein du cadre évolutionniste.

Dans son ouvrage Bad New Days, le critique Hal Foster fait un point sur l’état de la critique d’art depuis les années 2000, affaiblie selon lui par une lutte incessante pour déceler les signes cachés de l’influence capitalisme – et les ayant trouvés partout, y compris au sein même de cette recherche. Happée dans une spirale d’auto-déploration, la critique a elle-même été critiquée et taxée de « fétichisme de la critique » par des philosophes tels que Bruno Latour et Jacques Rancière. Foster présente ce moment de crise comme une période déflationniste pour la critique, qu’il qualifie de « post-critique » et pour laquelle il n’entrevoit pas d’issue évidenteHal Foster, « Post-Critical? », Bad New Days: Art, Criticism, Emergency, Verso, 2015, p. 115–124..

Timur Si Qin, TM1517 (Paranthropus Robustus): Dressed in Space in Basin of Attraction at Bonner Kunstverein

D’après Foster, les fondements du discours critique restent à ce jour largement dominés par Freud et Marx – via Lacan, Barthes et Foucault. Le concept de sujet est au cœur de ces discours. Un sujet est un point de vue ou une conscience unique, à distinguer de l’objet, qui recouvre tout le reste. Ce dualisme entre objet et sujet est la dichotomie fondamentale à partir de laquelle les autres dichotomies – entre corps et esprit, humain et non-humain, nature et culture, matériel et immatériel – se déploient. Ces systèmes binaires ne correspondent toutefois pas à la réalité, et ces hypothèses entraînent une distorsion de la perception des liens de causalité. Foster fait état des tentatives de Bruno Latour et Jane Bennett pour vitaliser la faculté d’action – ou « agence » – de l’objet comme solution à l’écueil du « post-critique », s’inscrivant dans une lignée de pensée qui renvoie à un objet vu comme anthropomorphisé et ayant une certaine faculté d’action. Foster n’en reste pas moins sceptique du fait de sa propre « résistance à toute opération par laquelle des concepts humains (Dieu, Internet, une œuvre d’art) sont projetés au-dessus de nous et se voient accorder une faculté d’action propre »Hal Foster, Bad New Days: Art, Criticism, Emergency, Verso, 2015, p. 121., une attitude qu’il reconnaît lui-même comme étant « d’origine protestante »Hal Foster, Bad New Days: Art, Criticism, Emergency, Verso, 2015, p. 176.. Foster se retrouve ainsi dans l’incapacité de rejeter le dualisme sujet-objet pour des raisons éthiques ayant trait au fait que les objets ne sont pas l’égal des êtres humains et ne devraient pas être traités comme tels.

Cependant, la notion d’anthropomorphisation de l’objet passe à côté de la question de savoir comment redéfinir le rapport entre l’humain et le non-humain. L’étape obligatoire du démantèlement du clivage entre sujet et objet ne consiste pas à attribuer aux objets une faculté d’action ou une conscience indue – et les élever ainsi au même statut éthique que les êtres humains (les pierres ne doivent évidemment pas être considérées comme ayant les mêmes droits et la même faculté d’action que des personnes) – mais plutôt de replacer la subjectivité, la conscience et l’éthique dans leur contexte, comme émergeant de l’intérieur même du matériel.

L’artiste développe nécessairement des rapports particuliers avec les matériaux. Il apprend comment ceux-ci se comportent, ce qu’ils sont capables d’exprimer et d’articuler, quelles contraintes certains types de bois, de métal ou de plastique peuvent tolérer avant de casser, se plier, se tordre ou brûler. En grande partie sous l’influence des écrits sur la matérialité de Manuel De LandaDe Landa, Manuel, Intensive science and virtual philosophy, Londres, Continuum, 2002. , j’ai adopté une définition très généraliste de la matérialité comme la tendance et la capacité d’un système (j’utilise indifféremment les termes de matériau, système et objet, que je perçois plus ou moins comme synonymes dans ma pratique). La matérialité du réel s’exprime au travers des manières caractéristiques selon lesquelles les systèmes de matière, d’énergie ou d’information se comportent. Que le système en question soit une motte d’argile ou une œuvre d’art conceptuelle, ils possèdent tous des tendances et capacités caractéristiques dans leurs interactions causales avec le monde, exprimant ainsi leur propre matérialité. La façon dont de l’argile humide, des bulles de savon ou encore du beurre frais expriment leur matérialité dans ce monde réside dans leurs tendances à se comporter de manières spécifiques lorsqu’ils sont soumis à des conditions spécifiques – l’argile durcit lorsqu’il est chauffé, tandis que le plastic fond. Dans le cadre de cette notion élargie de la matérialité, des choses que nous qualifiions traditionnellement d’« immatérielles » peuvent être comprises comme ayant malgré tout une certaine matérialité – comme tout système, ils ont en effet des tendances et capacités caractéristiques qui s’expriment dans leurs dynamiques internes et leurs liens de causalité avec le monde. Des choses telles qu’un roman, un poème ou un algorithme peuvent ainsi posséder et exprimer une réelle matérialité, qui se reflète dans leurs effets sur le monde.

Is it True there is no such thing as Truth ? in "Made in Germany III" at Sprengel Museum Hannover, 2017

L’histoire de l’art peut être conçue comme un processus par lequel les artistes ont exploré les capacités expressives d’un ensemble de plus en plus vaste de matériaux, allant de l’ocre aux logiciels, de l’émail à la pop culture. Comme tout artiste le sait, travailler avec un matériau, quel qu’il soit, consiste toujours en une négociation entre les priorités de l’artiste et les propensions du matériau lui-même. Les nœuds, tensions et seuils imposent des contraintes sur l’espace morphologique des possibles que tout matériel peut prendre. En d’autres termes, la matière joue un rôle actif dans la création de sa propre forme : ce n’est jamais l’artiste qui donne seul forme à un matériau, mais plutôt un dialogue entre l’artiste et le matériau. Il me semble que cette reconnaissance de l’indépendance de la matière fait de tout bon artiste, dans une certaine mesure, un matérialiste implicite.

En ce sens, la « dématérialisation de l’art » des années 1960 et 1970 n’en était pas une ; cette caractérisation est malheureuse de par son dualisme implicite continu. Les artistes se sont plutôt intéressés à différentes nouvelles classes de matériaux émergents, tels que les partitions et les chorégraphies, les interactions sociales ou le langage lui-même, chacun ayant ses propres dynamiques et liens de causalité caractéristiques.

Le concept d’émergence est essentiel à la compréhension de ce type de méta-matérialismeBien qu’il ne s’agisse probablement pas d’un terme parfaitement adéquat, je préfère utiliser « méta-matérialisme » que le terme « post-Internet » pour décrire mon travail et celui de mon collègue car ce dernier présente à tort ce type de travail comme ayant exclusivement trait à l’Internet ou à la technologie.. L’émergence est le processus par lequel de petites choses interagissent et en forment de plus grandes dotées de caractéristiques propres, différant de celles de leurs composantes. Parmi les exemples classiques de systèmes émergents, on compte les fourmilières, les plasmodes ou les nuées d’oiseaux. Les fourmis affichent par exemple des comportements complexes et organisés au niveau des fourmilières, qui ne sont pas réductibles à la simple agrégation des fourmis individuelles. Les colonies explorent et exploitent leur environnement sans qu’aucune fourmi ne dirige quoi que ce soit ou soit même consciente de quoi que ce soit, mais l’effet combiné des fourmis individuelles adoptant des comportements localisés simples, comme le fait de suivre des pistes de phéromones, débouchent sur un comportement collectif d’une grande complexité et d’un grand dynamisme.

Même les propriétés des matériaux physiques sont de nature émergente. Il est ainsi impossible de dire si une molécule d’eau isolée est solide, liquide ou gazeuse : seul le comportement émergent des interactions entre des populations de molécules peut donner à l’eau, l’acier, l’argile, comme à toute chose d’ailleurs, sa matérialitéL’émergence est un principe structurel fondamental de la réalité elle-même, inhérent à la nature des nombres et des schémas. Des effets émergents peuvent même avoir lieu dans des simulations informatiques, comme l’a démontré John Horton Conway dans son célèbre « jeu de la vie ». Celui-ci est un simple automate cellulaire dans lequel des règles relationnelles locales simples changent l’état des cases sur une grille à deux dimensions. Ces règles et configurations simples peuvent se combiner et aboutir à la formation de comportements émergents complexes, qui peuvent eux-mêmes se combiner en de nouveaux niveaux de comportement émergent. Le jeu de la vie peut même simuler les composants logiques nécessaires d’une machine elle-même, tels que la mémoire ou les portes. Cela fait du jeu de la vie une machine de Turing universelle, c’est-à-dire un ordinateur capable de simuler tout autre ordinateur conventionnel..

A reflected Landscape at Berlin Biennial, 2016

Nous pouvons de la même façon penser le langage et la culture comme des ensembles de phénomènes émergents imbriqués. Dans une description du statut ontologique d’un personnage fictif à l’aide d’une théorie matérialiste du langage, De Landa situe ces objets sur des couches multiples de systèmes émergents, à la base desquels se trouvent des « impulsions d’air formées avec nos langues et nos palais ou bien des inscriptions physiques. Au-dessus de cette couche de base […] une autre strate se déploie à travers d’une différenciation progressive de mots simples et monolithiques (ne pouvant être recombinés) : un niveau de contenu sémantique. Au-dessus, un niveau de syntaxe émerge (alors que les mots différenciés deviennent recombinants). […] Une fois ces couches émergentes en place, nous pouvons les utiliser pour créer encore un autre niveau : les histoires, vraies ou fictives, avec des personnages dont l’identité est spécifiée par un recours à la syntaxe et la sémantique. »Manuel de Landa et Graham Harman, Dialogue on Realism Between Manuel DeLanda & Graham Harman, 2017, p. 15..

La matérialité émergente de tout système étant établie, les différents matériaux conceptuels utilisés dans l’art contemporain peuvent être considérés comme restant des palettes de matériaux réels aux tendances, capacités, comportements et puissances causales singulières. Non seulement les artistes explorent différents types de systèmes émergents, mais l’œuvre d’art elle-même est de plus en plus ancrée dans le relationnel, dans les connexions entre et autour des spectateurs, des œuvres et des artistes, depuis les années 2000 environ. En substance, le tournant relationnel de l’art a constitué une exploration explicite de l’assemblage émergent formé par une œuvre d’art et son spectateurNicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du Réel, 2009. : les œuvres d’art sont des objets sociaux émergents où les tendances et capacités des esprits et des corps humains deviennent des composantes du système. Bien sûr, on pourrait également avancer que l’esprit du spectateur a toujours implicitement été une composante nécessaire de toute œuvre d’art. Dès les toutes premières peintures pariétales de mammouths et de mastodontes, les artistes ont exploité les tendances et capacités caractéristiques de l’esprit à interpréter les formes et reconnaître les représentations graphiques.

Pour remplacer de façon convaincante la dichotomie sujet-objet, on doit placer le devenir de la subjectivité elle-même au sein du matériau. En d’autres termes, il faut chercher à comprendre comment la conscience émerge de la matière de nos cerveaux et de nos corps, puis réinscrire la capacité à penser du cerveau dans le processus par lequel cela s’est manifesté en premier lieu, à savoir dans notre histoire évolutive.

Le sujet de la psychanalyse et de la théorie critique est un pur esprit pensant, désincarné, monolithique et transcendantalement séparé du corps. Mais cette conception du sujet ne peut expliquer les effets sur la conscience que des choses telles que les traumatismes cérébraux ou les accidents vasculaires peuvent avoir, désactivant parfois certaines capacités mentales ou souvenirs très spécifiques. Cela ne dit rien non plus de notre relation aux autres êtres vivants, sur la manière dont la conscience émerge chez d’autres organismes, de façons qui ne sont que qualitativement différentes, du fait d’un matériel (ou « hardware ») neurologique et sensoriel différent, mais pas moins réelle. Déconstruire le dualisme sujet-objet revient à poursuivre un décentrement de l’humain dans la lignée de Copernic et Galilée.

Mais qu’est-ce exactement que la matérialité de l’esprit ? Qu’est-ce qui structure les tendances et capacités de la conscience ? Le sujet psychanalytique repose sur une tabula rasa du comportement humain, un esprit né tel une page blanche dont la structure serait intégralement déterminée par l’expérience, l’éducation parentale, la socialisation, l’acquisition du langage, etc. (c’est le « modèle des sciences sociales standard » ou SSSM)Jerome H. Barkow et al., The adapted mind: evolutionary psychology and the generation of culture, New York, Oxford University Press, 1995, p. 23.. Mais cette conception de l’esprit est en train d’être évincée par les découvertes dans différents domaines tels que la neurobiologie, la psychologie cognitive ou évolutionniste, la primatologie et l’anthropologie. Ces découvertes mettent en évidence une compréhension plus fine et plus empirique d’une conscience toujours incorporée au sein d’un « hardware » d’architectures neuronales spécifiques, issues d’un processus évolutif.

Installation view Visit Mirrorscape at Art Basel Statements, 2016

Le sujet de la psychanalyse et de la théorie critique est quant à lui un esprit pensant pur, désincarné, monolithique et transcendentalement séparé du corps. Mais ce concept du sujet ne peut expliquer les effets sur la conscience que des choses telles des traumatismes cérébraux ou des accidents vasculaires cérébraux peuvent avoir, désactivant parfois certaines capacités mentales ou souvenirs très spécifiques. Rien n’est dit non plus sur notre relation aux autres êtres vivants ou comment la conscience émerge également chez d’autres organismes, seulement de manière qualitativement différente du fait d’un matériel (ou « hardware ») neurologique et sensoriel différent mais néanmoins tout aussi réel. En déconstruisant la dualité sujet/objet, l’on continue dans la voie du décentrage de l’humain dans la lignée de Copernic et de Galilée.

Mais qu’est-ce exactement que la matérialité de l’esprit ? Qu’est-ce qui structure les tendances et les capacités de la conscience ? Le sujet psychanalytique est basé sur une vision en table rase du comportement humain, un esprit né tel une page blanche et dont la structure est intégralement déterminée par l’expérience, l’éducation parentale, la socialisation, l’acquisition du langage, etc. (c’est le « modèle des sciences sociales standard », ou SSSM). Mais cette conception de l’esprit est en train d’être évincée par les découvertes de différents discours tels que la neurobiologie, la psychologie cognitive ou évolutionniste, la primatologie et l’anthropologie. Ces découvertes mettent en évidence une compréhension plus fine et plus empirique d’une conscience qui est toujours incorporée au sein d’un « hardware », des architectures neuronales spécifiques issues d’un processus évolutif.

La contribution principale de la psychologie cognitive et évolutionniste à une théorie de la subjectivité ne vient pas de son insistance sur l’idée que tout comportement possède une fonction d’adaptation, mais plutôt de l’intégration d’une théorie computationnelle de l’esprit. Cette nouvelle approche de la compréhension de l’esprit reconnaît le cerveau comme un organe de traitement de l’information. L’esprit ne s’assimile pas à tous égards à un ordinateur mais partage néanmoins avec lui la caractéristique fondamentale du traitement des informations – via les neurones plutôt que les cellules musculaires proprement dites. D’après les psychologues évolutionnistes Leda Cosmides et John Tooby, « la psychologie évolutionniste est basée sur la reconnaissance du fait que le cerveau humain consiste en une large collection de dispositifs computationnels fonctionnellement spécialisés qui ont évolué de manière à résoudre les problèmes d’adaptation régulièrement rencontrés par nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. Étant donné que les êtres humains partagent une architecture universelle issue de l’évolution, l’ensemble des individus ordinaires est assuré de développer un ensemble de préférences, de motivations, de cadres conceptuels partagés, de programmes émotionnels, de procédures de raisonnement et de systèmes d’interprétation spécialisés qui sont caractéristiquement humains –des programmes qui sous-tendent la variabilité culturelle exprimée et dont les schémas constituent une définition précise de la nature humaine… »Leda Cosmides et John Tooby, Center for Evolutionary Psychology at UCSB, www.cep.ucsb.edu/cep.html..

En d’autres termes, l’esprit est préprogrammé et constitué de modules mentaux spécifiques – issus d’un processus évolutif –, de tendances et de capacités définissant les façons dont il est capable de penser et de faire l’expérience du monde. Ces biais reflètent l’expérience des près de 84 000 générations du genre Homo ayant vécu avant la révolution industrielle, ainsi que des sept générations qui leur ont succédé.

Les sciences humaines, mais surtout les arts, entretiennent un rapport tendu avec le sujet de l’évolution biologique, teinté d’une méfiance envers la pensée évolutionniste en général et la psychologie évolutionniste en particulier, en raison de plusieurs incompréhensions fâcheusesAnselm Franke et Ana Teixeira Pinto, « Post-Political, Post-Critical, Post-Internet », Online Open, 8 septembre 2016, www.onlineopen.org/post-political-post-critical-post-internet.. Par exemple autour de l’idée que la compétition est au cœur de l’évolution – ce qui semble offrir une justification naturaliste aux élans les plus sombres de l’être humain, tels que la cupidité et le racisme –, ou de celle que formuler l’humain via le prisme de la biologie est réducteur, ne permettant pas de saisir son essence mêmeS. Pinker « Science Is Not Your Enemy », New Republic, 6 août 2013, https://newrepublic.com/article/114127/science-not-enemy-humanities.. Mais ces peurs sont ancrées dans une méconnaissance de la véritable science de l’évolution, de sa force créatrice et du mystère qui enveloppe ses découvertes en cours sur l’esprit. C’est d’autant plus regrettable que l’évolution est pour moi de la majeure et unique force créatrice de l’Univers, ce qui se rapproche le plus de ce qu’on pourrait appeler un « créateur » – et pour laquelle il existe des preuves. C’est un processus plutôt qu’une divinité. Un beau processus fractal de différenciation à l’infini. Pris dans le sens élargi d’évolution cosmique, c’est le processus derrière tous les processus.

Darwin a mis en évidence le double mécanisme de la sélection naturelle et de la sélection sexuelle comme responsable de l’évolution des formes des plantes et des animaux. Nous savons toutefois aujourd’hui que d’autres processus y prennent part, notamment la dérive génétique aléatoire non adaptive, ainsi que les contraintes morphogénétiques des matériaux dont sont faits les organismes, plantes ou animaux. Presque toutes les plantes de la planète suivent ainsi le même schéma générique de croissance des feuilles, divergeant d’un angle qui est typiquement de 137,5° déterminé par les propriétés émergentes des matériaux des cellules végétales, dont le collagène et d’autres protéinesBrian Goodwin, How the leopard changed its spots: the evolution of complexity, London, Phoenix, 1997. .

La compétition biologique n’est qu’un des modes d’interaction entre les organismes. L’idée d’une compétition immorale au cœur de l’évolution biologique dérive d’une autre incompréhension fâcheuse. La survie du plus apte est en effet une caractérisation erronée des véritables mécanismes de l’évolution biologique : il n’y a pas de hiérarchie au sein de laquelle les organismes entreraient en compétition pour être optimal ou dominant. L’adaptation ressemble davantage à un paysage dynamique, constamment changeant, avec des pics et des vallées temporaires associés aux conditions locales d’aptitude sélective, jamais durablement stableFrank J. Poelwijk et al., « Empirical fitness landscapes reveal accessible evolutionary paths », Nature, vol. 445, 25 janvier 2005.. Les organismes biologiques n’existent pas en opposition les uns avec les autres mais sont co-originaires et connectés à travers des liens de causalité complexe. La compétition biologique n’est qu’un des modes d’interaction existant entre organismes. Il ne s’agit que d’un des états des interactions selon la théorie des jeuxCharles C. Cowden, « Game Theory, Evolutionary Stable Strategies and the Evolution of Biological Interactions », Nature News, Nature Publishing Group, 2002, www.nature.com/scitable/ knowledge/library/game-theory-evolutionary-stable-strategies-and-the-25953132. à la manière des différents états des matériaux physiques (solide, liquide, gazeux). Au lieu de cela, la dynamique fondamentale de l’évolution cosmique repose sur la contingence sous-jacente de la réalité. Est contingent ce qui est imprévu ou aléatoire et ce qui est inévitable – les contingences accidentelles des mutations ainsi que les contraintes contingentes de l’environnement forment les morphologies des plantes, des animaux, des quasars et des protons. Ce n’est pas la compétition qui est au cœur de l’évolution mais l’interdépendance de l’ensemble du vivant et, à un niveau d’ordre cosmique, le changement et la transformation inévitables de toute chose.

Bien que fondamentalement motivé par des préoccupations d’ordre éthique tels que l’équité économique et sociale, le mode de réflexion principal de la théorie critique semble décrire une réalité en perpétuel état de lutte ou de précarité, « pathologie » liée au capitalisme, au néolibéralisme et aux « modalités hégémoniques » du pouvoir qui orchestrent nos vies à leurs propres fins. On parle parfois de ces puissances comme si elles étaient dotées d’une conscience ou d’une faculté d’action propres, avec leurs propres besoins, désirs et puissances causales, en évoquant « ce que veut le capitalisme » par exemple. Les signes et « symptômes » de ces forces cachées sont compulsivement déchiffrés et révélées. Pas étonnant dans ce contexte que le « diagnostic » de la société, décrite comme en souffrance perpétuelle, provienne du prisme d’un discours médical datant du début du vingtième siècle. Bien que le monde soit loin d’être parfait et que la conscience politique ait pris plus d’ampleur que jamais, la métaphore de la maladie n’est pas la plus appropriée pour décrire les luttes continuelles des êtres vivants : y a-t-il jamais eu d’époque sans souffrance ? Il n’est probablement pas pertinent non plus d’anthropomorphiser des systèmes sociaux émergents en les considérant comme possesseurs d’une faculté d’action semblables à celle des êtres humains. Cette tendance à attribuer à tort une faculté d’action constitue d’ailleurs elle-même un biais cognitif d’origine évolutiveMichael Shermer, « Why People Believe Invisible Agents Control the World », Scientific American, Jan. 2009, www.scientificamerican.com/article/skeptic-agenticity/.. En reconnaissant les systèmes sociaux émergents impersonnels comme tels, peut-être pourrons-nous les changer de manière plus efficace.

En intégrant la théorie de l’esprit comme système de traitement de l’information, nous commençons à discerner la façon dont des concepts tels que le fétichisme de la marchandise, les sujets désincarnés, les pulsions répressives et la peur de la castration sont eux-mêmes des réifications de capacités mentales et éthiques évolutives du grand singe social qu’est l’Homo sapiens, et que ce n’est ainsi probablement la façon la plus précise de décrire les choses. Un repositionnement et décentrement de l’humain nous permettra de délaisser les théories critiques axées sur le soupçon ou la maladie sans pour autant abandonner la vérité fondamentale des préoccupations morales.

En positionnant l’humain au sein du devenir historique concret de notre histoire et de notre contexte évolutif, nous sommes en mesure de percevoir que les valeurs altruistes du discours de la critique d’art sont elles-mêmes des manifestations issues de l’évolution contingente de notre nature de grands singes sociaux. Cela permettra également de se rendre à l’évidence que les valeurs ne sont pas fixes et que nous pouvons jouer un rôle actif dans leur formation future. Cette malléabilité ne déprécie en aucune manière le statut de vérité de l’éthique. Au contraire, en déconstruisant la dichotomie entre l’humain et la nature, nous pouvons élargir le cercle de la considération morale pour y intégrer la véritable subjectivité et la valeur intrinsèque des organismes non-humains. Bien que ne possédant peut-être pas les mêmes formes de langage, de culture ou de conscience que les êtres humains, les plantes, animaux et autres organismes n’en sont pas moins réels. En croyant au réel en lui-même, de manière décorrélée du sujet, de l’esprit, du langage ou de la culture, chacun est ainsi libre de croire en la vérité du monde et en la vérité de l’autre.

L’idée de la matérialité de l’esprit et, par voie de conséquence, des fondements cognitifs de la culture, a éveillé chez moi une fascination pour les formes et l’esthétique de la publicité et de la culture populaire. Les motifs récurrents et omniprésents dans les conventions visuelles des images populaires m’ont particulièrement intéressé. Ayant moi-même grandi entre différentes cultures (allemande, chinoise/mongole, amérindienne/états-unienne), j’étais spécialement fasciné par l’existence de motifs invariables traversant des cultures différentes – visages, aliments, symétries ritualisées, animaux et éclaboussures de liquides satinés. Mon intuition était déjà que cette étrange omniprésence de motifs visuels ne pouvait être expliquée de manière purement idéologique. Des recherches supplémentaires en psychologie cognitive et évolutionniste, en psychologie du marketing des consommateurs et en neurosciences m’ont conduit à découvrir qu’ils étaient largement déterminés par les singularités cognitives de l’esprit originaires d’un processus évolutifD. Sperber et L.A. Hirschfield, « The cognitive foundations of cultural stability and diversity », Trends in Cognitive Science, vol. 8, no. 1, Jan. 2004, p. 40–46., www.sciencedirect.com/science/ article/pii/S1364661303003140. .  En fait, les images de visages, d’aliments ou de liquides constituent des catégories spéciales de la perception pour les cerveaux humains, et sont donc reconnues plus rapidement que d’autres objets ; leur reconnaissance débute très tôt dans le développement de l’enfant, qui possède même des structures neurologiques (hardware) dédiées pour les traiter. Utilisant le concept de l’« attracteur » et de la « matérialité de la culture » de Manuel de Landa, j’ai imaginé les dynamiques sous-jacentes déterminant l’espace des possibles des images. Cette réflexion a mené à plusieurs de mes premières séries : Selection Display, Axe Effect et Mainstream (Transformers).

C’est également ce qui a généré la fascination pour le branding dans mon travail. Les marques appartiennent à une classe d’objets matériels émergents. Elles s’expriment à travers un écosystème de signifiants et fonctionnent selon la nature de la conscience humaine et non en fonction d’une idéologie. Elles ont été sélectionnées pour travailler avec les ressources limitées de l’attention cognitive et activer différents réseaux de mémoire de façon à créer des significations et associations nouvelles. PEACE a constitué ma première exploration de la marque comme matériau. Je m’y intéressais spécifiquement à la malléabilité et à la vacuité des acceptions associatives des signifiants, au sens taoïste d’une absence d’identité innée. J’ai étudié la manière dont de multiples signes – le mot « paix », le tai chi taoïste, ainsi qu’initialement la croix chrétienne, l’étoile et le croissant islamiques – pouvaient être combinés pour transmuter la signification de ces signes en un nouvel objet émergent.

Mes incursions dans le monde du branding et de l’imagerie commerciale ont aussi constitué ma façon de contester l’optique établie de la théorie critique freudo-marxienne. Une (mauvaise) interprétation commune de mon travail découle de ce cadrage dualiste traditionnel. Toute rupture de la dichotomie nature/culture est reçue avec suspicion du fait des caractérisations erronées omniprésentes de la science de l’évolution dont il a déjà été question et parce que l’utilisation de l’esthétique commerciale dans mon travail fait qu’il est souvent identifié à tort comme faisant partie des genres de la mimesis capitaliste et de la critique immanente, dans lesquels les « signes du capital » sont singés et caricaturés dans le but d’accentuer les contradictions de « l’ordre néolibéral ».Brian Droitcour, « The Perils of Post-Internet Art », Art in America, Nov. 2014, www.artinamericamagazine.com/news-features/magazine/the-perils-of-post-internet-art/.

Voir le monde à travers d’un filtre idéologique dans lequel tout est interprété comme signe idéologique limite sérieusement l’étendue des significations possibles que la matière et la vie offrent. Ce mode d’interprétation, pur produit de la pensée occidentale remontant au christianisme de Descartes, mène à un stéréotypage des images mais également à une culture du soupçon. Les objets et images qui peuplent notre monde sont d’abord et avant tout perçus comme possédant des allégeances inhérentes, appartenant soit au bon côté « critique » soit au côté obscur du capitalisme, du néolibéralisme, etc. Mais ce mode d’analyse réactionnaire n’intègrent pas la connaissance de ce que le bouddhisme et le taoïsme ont découvert il y a fort longtemps : que les signes et les objets ne possèdent pas d’identité inhérente et essentielleArticle « Śūnyatā », Wikipedia, Wikimedia Foundation, 1er septembre 2017, en.wikipedia.org/wiki/Śūnyatā.. Tout n’est pas un « symptôme codé » du capitalisme, pas même les marques et logos, aussi incroyable que cela puisse paraître.

Dans la continuité de mon intérêt pour le branding et les fondations cognitives de la culture, j’ai « rebrandé » PEACE en New Peace. Le but de ce projet est d’utiliser les outils et concepts du branding et du marketing (en tant que pratiques de l’interface cognitive) pour imaginer une nouvelle forme de spiritualité non-dualiste et laïque. C’est la créativité infinie de la matière elle-même qui serait objet de vénération. Au final, je considère que les modalités anciennes et admises des religions constituent le plus grand obstacle à ce à ce que les humains croient – et assument –leur propre rôle dans la trame du monde vivant et matériel. Il est grand temps que le monde de la critique d’art se débarrasse de ses naïvetés concernant la séparation entre les êtres humains et la nature. Changement nécessaire pour que nous puissions convenablement réfléchir aux réalités matérielles de notre planète et intervenir efficacement sur celles-ci.

Cet article a été initalement publié en novembre 2017 dans la revue Stream 04.

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Écosystèmes virtuels

Le travail de ces deux artistes s’attache à recréer des mondes numériques autonomes. Le spectateur, en interagissant avec leurs œuvres, modifie la forme des montagnes, génère un vent violant ou obstrue la lumière vitale, modifiant l’équilibre des communautés virtuelles qui dépérissent, migrent, mutent en conséquence. L’homme, tout comme dans le monde « réel », se change en force géologique.

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Un langage commun entre l'art, la science et la nature

Le travail de Thijs Biersterker repose sur des collaborations avec des scientifiques pour transformer les faits en émotions, contourner la provocation ou la peur, de façon à connecter émotionnellement le public aux problèmes globaux, les personnaliser et nous inciter à agir. Il a recours à la technologie, notamment l’IA, non pour elle-même mais comme medium offrant une dimension expérientielle. En utilisant les mêmes capteurs et outils que les scientifiques, ses installations immersives mettent en évidence l’intelligence, les systèmes de communication et l’inscription systémique des plantes, métaphore de notre rapport au monde.

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Art et agentivité à l'heure du wetware

Critique d’art et commissaire d’exposition, Jens Hauser enseigne à l’université de Copenhague au département des Arts et des Études Culturelles. Spécialiste du bio-art et de la DIY biology, il a été le commissaire de l’exposition L’Art Biotech’ au LieuUnique de Nantes en 2003 et de Wetware: Art, Agency, Animation au Beall Center for Art + Technology (University of California, Irvine) en 2016.

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