Être artiste environnemental

  • Publié le 4 décembre 2023
  • Thijs Biersteker
  • 6 minutes

Utilisant les faits scientifiques comme matière artistique, l’artiste néerlandais Thijs Biersterker cherche à connecter émotionnellement le public aux problèmes globaux pour inciter à agir. Il a recours à la technologie, notamment l’IA, comme medium. Ses installations immersives mettent en évidence l’intelligence et les systèmes de communication des plantes : une passerelle entre les vivants.

Vous vous décrivez comme un « artiste environnemental » ; est-ce à dire que vous considérez que la crise écologique a fondamentalement modifié le rôle des artistes ?

L’art s’est historiquement prêté au rôle de miroir de la société. Pour reprendre la formule de Nina Simone, « le devoir de l’artiste est de refléter son époque ». Je suis donc abasourdi de voir que le changement climatique, l’effondrement écologique et les autres questions environnementales, qui constituent pourtant les grands défis de notre temps, ne fasse pas l’objet de davantage de productions artistiques. C’est vrai non seulement des arts plastiques, mais également de la littérature et du cinéma : nous en faisons trop peu au vu de l’ampleur du sujet. Je ne comprends vraiment pas pourquoi ces thématiques ne sont pas plus largement intégrées par les artistes. Si la fonction de l’art est d’être le miroir de la société, je crois que nous faisons très mal notre travail. C’est en tout cas ce qui m’a poussé à chercher ma voix en tant qu’artiste pour aborder ces thématiques cruciales. Comme tout le monde, je ressens souvent de la frustration quand je lis sur ces sujets, et il me semble donc que mon rôle en tant qu’artiste est de rendre ces questions complexes plus intelligibles et accessibles par ma pratique artistique.

 

Je choisis les sujets les plus difficiles – des sujets qui semblent devenus banals, ennuyeux ou dont on croit déjà tout savoir – et je travaille avec des scientifiques pour voir si je peux trouver un angle intéressant ou un fait dont je n’avais jamais entendu parler, mais qui mérite d’être mieux connu. D’une certaine manière, c’est un mélange d’art, de communication et de militantisme. Je crois que ce que nous pouvons faire en tant qu’artistes, c’est proposer de nouvelles perspectives, clarifier les choses, ou mettre en scène une perspective futuriste sur les grandes questions écologiques. Nous devons assumer davantage nos responsabilités en nous attaquant à ces sujets, y compris en nous interrogeant sur la manière dont nous produisons nos œuvres, notamment en prenant en compte l’impact environnemental de leur production.

Dans le cadre de ce travail de sensibilisation aux grands enjeux environnementaux, vous faites appel à de nombreux outils technologiques de pointe, de l’IA à la réalité virtuelle, ce qui ne semble pas un choix évident de prime abord ; pourquoi avoir choisi ce moyen d’expression artistique ?

Pour moi, les technologies ne sont rien de plus que de la peinture. Je pense sincèrement que si les peintres et artistes des siècles passés avaient disposé des outils actuels, ils les auraient utilisés de la même manière. Je ne les envisage pas comme des technologies en tant que telles, mais plutôt comme une sorte de peinture avec laquelle je peux exprimer mes idées. Je pense d’ailleurs qu’il y a une distinction claire entre les artistes qui utilisent les technologies pour elles-mêmes, qui les mettent gratuitement en scène, et ceux qui utilisent la technologie comme moyen d’expression.

 

Ce que j’apprécie avec ces nouvelles technologies, c’est qu’elles me semblent correspondre davantage à notre époque et à notre culture qu’une classique toile sur un mur. Quand on y réfléchit, c’est beaucoup demander du public que de s’attendre à ce qu’il se tienne pendant des heures debout devant un tableau pour s’y immerger. Nous vivons clairement dans une société où notre capacité d’attention s’est raccourcie. De ce point de vue, les technologies ont cette capacité unique de plonger les spectateurs dans une expérience immersive immédiate, ce qui favorise leur engagement sur un sujet. En tant qu’artiste environnemental, les questions écologiques qui me sont chères semblent toujours assez lointaines et distantes, comme la déforestation en Amazonie par exemple. Via des installations immersives, la technologie peut a contrario nous permettre de nouer un lien intime avec le spectateur, ce qui est d’une aide précieuse pour faire passer un message de manière sensible, personnelle, et non plus distante et abstraite.

Ce qui est intéressant avec ces installations immersives, c’est qu’elles suscitent l’émerveillement malgré la gravité du sujet ; est-ce pour vous une manière d’influencer les comportements par une approche sensible, plutôt que d’essayer de les changer en s’appuyant sur les faits les plus effrayants ?

Je cherche toujours à éviter de provoquer ou choquer les gens, car il me semble que les journaux le font bien assez. La plupart des informations sur l’environnement sont effrayantes, et nous nous sentons souvent désemparés en les apprenant. Nous nous retrouvons comme paralysés, ne sachant que faire ni comment réagir.

 

Par mon travail, je m’efforce de faire comprendre les enjeux aux spectateurs, de façon qu’ils s’y sentent liés, mais d’une manière qui n’est pas fondée sur le choc, et qui persiste dans le temps. Plastic Reflectic, mon travail sur la pollution des océans par le plastique, illustre bien cette idée. Quand il approche de l’œuvre, le spectateur peut jouer avec, et généralement il commence par se dire que c’est amusant. Il ne réalise le message qu’au bout d’un certain temps, et celui-ci fait ensuite lentement son chemin dans sa tête, ce qui permet véritablement d’éprouver et intégrer la problématique.

Plastic Reflectic, Thjis Biersteker
Plastic Reflectic, Thjis Biersteker

Il en va de même pour Voice of Nature. C’est une œuvre très forte esthétiquement, qui suscite au premier abord un état méditatif. Ce n’est qu’après l’avoir laissée décanter quelque temps que nous commençons à en comprendre le sujet et les enjeux. Susciter ces sentiments est une façon pour moi d’engager un échange et une réflexion sur les grands enjeux écologiques de notre temps.

 

La question est donc de trouver comment susciter des émotions à partir de faits scientifiques. Quand vous parlez avec des chercheurs, ils vous racontent des choses beaucoup plus intéressantes que ce qu’ils écrivent généralement dans leurs publications. Cela s’explique par le fait que dans un cadre informel ils doivent expliquer leur propos d’une manière accessible aux non-initiés. Ils font alors l’impasse sur le jargon scientifique et ont tendance à chercher des déclics émotionnels. La plupart de mes idées me viennent naturellement durant ces moments où je me fais expliquer des travaux de recherche. Je sais que j’ai matière à travailler quand je tombe sur un fait inconnu qui me touche. J’imagine ensuite une œuvre d’art qui s’appuie sur ces informations scientifiques. De ce point de vue, il ne s’agit pas du tout de pseudoscience, ce qui est toujours un peu problématique. J’apprécie tout particulièrement ce moment de déclic, quand je suis frappé par un fait surprenant et obscur qui mériterait d’être connu par tous.

Voice of Nature, Thjis Biersteker
Voice of Nature, Thjis Biersteker

À propos de votre travail sur et avec les arbres, pourriez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à vous intéresser au domaine de l’intelligence végétale ?

Cela a débuté avec Voice of Nature. L’idée de départ était de chercher des façons de mettre en scène des données directement issues de la nature pour illustrer le changement climatique sans avoir besoin de scientifiques comme intermédiaires. Pouvait-on simplement brancher des capteurs sur un arbre et faire en sorte qu’il « parle » pour de vrai ?

 

Quand j’ai commencé à creuser la question, j’ai découvert que certains peuples autochtones échangeaient avec les plantes et, par simple observation, tissaient de meilleures relations avec elles. J’ai alors plongé dans cette idée d’une nature connectée, non pas seulement comme une entité unique, suivant l’hypothèse Gaïa formulée par Lovelock, mais pouvant également communiquer d’arbre en arbre. Il y a eu beaucoup de recherches sur ce sujet de la communication entre arbres depuis les années 1980, mais le sujet n’a gagné en popularité que tout récemment. Il me semble que la notion d’intelligence végétale démontre les capacités uniques de la nature et nous offre des enseignements utiles. Quand les arbres se parlent, ils s’équilibrent et se préviennent les uns les autres, alors qu’ils sont par ailleurs en concurrence pour la lumière. Tout comme nous, ils s’affrontent socialement, mais sous terre ils se nourrissent et se maintiennent mutuellement en bonne santé, car ils savent très bien que si un arbre tombe, tous les autres auront des difficultés à surmonter les tempêtes à venir.

J’ai notamment exploré cette forme de communication dans Symbiosa. J’ai le sentiment qu’il y a une leçon fondamentale à tirer de l’intelligence végétale et de la communication entre les plantes, que nous devrions appliquer à l’ensemble de notre société, actuellement quelque peu brisée. En explorant scientifiquement les raisons qui poussent les arbres à communiquer, force est de constater que c’est quelque chose dont nous aurions besoin dans nos sociétés humaines. Comme les arbres, nous devons nous maintenir mutuellement en bonne santé et entretenir des relations solides. Ce n’est qu’à partir du moment où ces relations sont bien établies que nous pouvons nous développer individuellement et entrer en compétition. Chaque fois que je suis amené à m’intéresser à l’intelligence collective des plantes, j’apprends de leur simplicité et de leur efficacité. Voir à quel point les plantes sont douées pour communiquer entre elles rend vraiment jaloux du caractère démocratique et juste de ces échanges.

 

Symbiosa s’inspire d’un très joli mot qui illustre cette capacité des arbres à communiquer entre eux et à se protéger mutuellement, mais aussi la manière dont ces aspects influencent
leur croissance et, d’une manière générale, la manière dont ils réagissent avec leur environnement. L’installation offre à chacun la possibilité de voir et comprendre cette capacité unique des arbres. Mais, au-delà de l’émerveillement qu’elle peut procurer, la dimension métaphorique de cette œuvre ouvre la voie à une remise en question, car elle invite à reconsidérer la notion de symbiose. Si la nature tout autour de nous parvient à entretenir une communication saine, pourquoi ne sommes-nous pas capables d’en faire autant ?

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