Expérimenter de nouveaux modes de représentations

  • Publié le 7 octobre 2021
  • Frédérique Aït-Touati
  • 12 minutes

Les artistes sont des acteurs majeurs de l’évolution de nos représentations et récits, par l’image comme par la fiction, qui jouent pour Frédérique Aït-Touati un rôle fondamental dans l’avancée des sciences et la construction d’un imaginaire collectif. Elle travaille ainsi, dans ses ouvrages de cartographie alternative et ses performances théâtrales, à faire atterrir le regard que nous portons sur la Terre et souligner notre appartenance à Gaïa. En parallèle de cette recherche sur l’évolution de nos représentations ontologiques, elle promeut, à travers SPEAP, une pédagogie de l’expérience, de la pluridisciplinarité et du dialogue art-science.

Vous êtes historienne des sciences et avez notamment travaillé sur le rôle des images dans la conceptualisation d’un monde nouveau au XVIIe ; pouvez-vous nous expliquer comment cette grille d’analyse, au travers de l’histoire des représentations et des sciences, peut nous aider à appréhender la révolution en cours ?

C’est une belle question, car vous proposez immédiatement un parallèle entre les bouleversements cosmologiques éprouvés au xviie siècle et celui que nous vivons aujourd’hui, rapprochement qui n’est pourtant pas évident. Je partage en effet avec Bruno Latour l’idée d’un basculement contemporain d’ordre cosmologique aussi essentiel que la révolution copernicienne. Ce parallèle est fondateur et inspirant pour mon travail. Mes recherches explorent de façon générale le rôle et la puissance des images dans la construction de ce type de nouvelles perceptions du monde.

Prenons l’exemple de l’héliocentrisme : plus d’un siècle s’est écoulé entre la théorie de Copernic, plaçant le Soleil et non la Terre au centre de l’univers, et sa démonstration par Newton, grâce à de nouveaux instruments optiques et algébriques. Durant cet intervalle de temps, la proposition n’était pas prouvée, mais se trouvait en revanche abondamment illustrée par des images et des récits de voyage célestes, qui donnaient à voir par l’imagination ce que la science de l’époque ne pouvait encore montrer et démontrer. C’est donc par la fiction et la représentation que le bouleversement a lieu. Les images sont au cœur des découvertes scientifiques, leur rôle va bien au-delà de la simple illustration. En ce sens, elles préfigurent les transformations de notre rapport au monde.

J’ai suivi une formation littéraire avant de m’intéresser à l’histoire des sciences. Ce glissement disciplinaire m’a aidée à analyser les différents types d’images dont le rôle fut déterminant dans l’avancée des sciences. Je pense notamment aux images au sens rhétorique du terme, celles de l’ekphrasis, c’est-à-dire la manière dont les mots donnent lieu à une représentation de l’esprit. Le Songe ou l’Astronomie lunaire, par exemple, fiction rédigée par l’astronome Johannes Kepler, décrit un voyage sur la Lune, depuis laquelle se dessine au loin une Terre tournant sur elle-même. Cette image d’une extrême puissance a énormément contribué aux débats de l’époque. Il y a ensuite les images gravées ou dessinées, dans la tradition des cartes lunaires ou des différentes représentations du cosmos. J’aime tout particulièrement l’atlas d’Andreas Cellarius, un des premiers atlas astronomiques colorisés, qui donne à voir les différents systèmes cosmologiques successivement imaginés par l’homme au cours des siècles : le système ptoléméen, représentant la Terre au centre, puis le système de Tycho Brahe, qui mêle l’ancienne et la nouvelle cosmologie mais conserve la Terre au centre de l’univers, et enfin le système copernicien, qui fait de la Terre une planète tournant autour du Soleil, comme les autres planètes.

Aujourd’hui, si nous nous penchons sur les écrits de penseurs tels que Baptiste Morizot, Emanuele Coccia ou Bruno Latour, nous prenons conscience de la naissance d’une nouvelle révolution dans la pensée philosophique et scientifique. En revanche, il ne s’agit plus d’un bouleversement cosmologique dans l’ordre des planètes, mais cosmologique au sens où c’est tout notre cosmos qui se met à bouger. Brusquement, le monde qui nous entoure s’anime. Dans la lignée de James Lovelock et de Lynn Margulis, ces penseurs contemporains expriment l’idée que la couche vivante de la Terre, la « zone critique », pour ne pas dire Gaïa, est un lieu d’interaction où la Terre produit ses propres conditions d’habitabilité. Cela nous amène à repenser profondément le rapport entre le vivant et « l’environnement », prétendument inerte, qui ont pendant longtemps été distingués et séparés.

Notre héritage cartésien nous a poussés à imaginer un contexte séparé, un cadre à l’intérieur duquel se trouveraient des « agents agissants », parmi lesquels l’humain occuperait une place prédominante. Aujourd’hui, si nous considèrons que l’espace n’est plus un contenant, mais qu’il est constamment produit par les vivants, qu’il est une relation, une interdépendance, quelque chose d’aussi vivant que ce qui le produit, il devient impossible de construire une grille de coordonnées et de le représenter comme une surface stable ou un support. C’est un changement profond de relation à l’espace, qui ne peut plus être perçu comme une simple toile de fond, comme un décor, une surface cadastrale ou une bille bleue vue de haut et de loin. Nous sommes une part indissociable de cette planète vivante, ce qui implique de faire « atterrir » notre regard, comme dirait Bruno Latour.

De nombreux éléments scientifiques, notamment via les sciences du système Terre (Earth System Science, ESS), permettent de mesurer cette zone critique essentielle, ces quelques kilomètres où tous les vivants sont concentrés – il n’y en a ni au-dessus ni en-dessous –, interconnectés à l’ensemble des ressources. Si l’idée de Gaïa suscite parfois quelques réticences, pour sa dimension mythologique, cette définition minimale de la zone critique, tout comme la notion de symbiose, font aujourd’hui scientifiquement consensus, alors même qu’elles pouvaient paraître comme des hypothèses discutables dans les années 1970. Nous en avons en revanche encore très peu d’images. C’est un parallèle intéressant avec la révolution copernicienne. Si la science est très avancée, elle souffre cependant d’un manque de représentations de cette « zone critique ». C’est pour cela qu’en mobilisant l’art, le théâtre et la cartographie, nous avons organisé avec Bruno Latour une performance intitulée Inside, par laquelle nous interrogions les représentations classiques du globe, la bille bleue de la NASA, Earthrise, ou les représentations traditionnelles de type cadastrale, le sol vu comme surface… Nous avons cherché à souligner les limites de ces modes de représentation, à nous en débarrasser, pour explorer, à tâtons, de nouvelles images. L’art ne cherche pas ici à anticiper, mais à combler un manque
de représentation.

 

Vous évoquez le croisement des lettres, des sciences et du théâtre dans Inside ; de quelle manière puisez-vous dans les outils de champs disciplinaires variés pour sensibiliser à cette nouvelle perception de la Terre ?

Je mobilise évidemment mes propres outils : la sémiotique, la rhétorique, provenant de la littérature, de l’analyse des textes, mais également ceux de l’histoire des sciences et de la philosophie. La question des disciplines n’est finalement plus très importante. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont leurs croisements nous nourrissent. J’ai ainsi réalisé un projet avec deux architectes, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, Terra Forma, un atlas de cartographies potentielles qui nous a amenées à déconstruire les codes de la cartographie traditionnelle pour en proposer de nouveaux, totalement inédits. Puisque toute carte suit des conventions, nous avons assumé de déplacer les codes habituels, les conventions cartographiques, non pas pour balayer l’ancien système de représentations, mais pour le décentrer, pour explorer ce que de nouvelles conventions pourraient produire comme images.

Chaque chapitre est comme une nouvelle lentille sur le monde et propose un modèle donnant lieu à une forme de cartographie possible. L’atlas ne suit pas un modèle unique, mais en propose un différent pour chaque sujet traité, ce qui rend la lecture contre-intuitive et un peu déstabilisante. Dès que nous nous familiarisons avec les référentiels et les légendes d’une carte, il faut tout réapprendre pour décrypter la suivante. Ces cartes ouvrent donc de nouvelles focales et explorent d’autres manières de nous situer dans le monde.

Pour cela, nous avons notamment questionné les normes du nord ou de la coupe, en passant d’un regard astronomique vertical à un regard terrestre horizontal. L’une des cartes propose de placer l’atmosphère au centre, là où serait traditionnellement représenté le noyau terrestre, donnant par effet d’anamorphose une plus grande place à la surface vivante de la Terre, qui ne représente en réalité qu’une fine pellicule à sa surface. Nous avons également cherché à passer de l’œil au corps, de manière à quitter le scopique pour rejoindre le sensible, et ainsi représenter des choses imperceptibles, telles que les parcours de vie, le temps, la mémoire… Selon l’idée coccienne des « points de vie » plutôt que celle des « points de vue », nous avons suivi la piste des vivants pour faire se croiser les trajectoires d’un virus, d’un représentant de commerce, d’un chat sauvage ou d’une infirmière. Pour cela, il nous a fallu définir les ports d’attache de chaque territoire d’habitudes, en nous appuyant sur le modèle du « portulan », ces cartes de navigation anciennes représentant les vents, les courants ou les ports, mais ne possédant ni fond de carte, ni topographie, ce qui les détache de tout repère topologique dans l’espace. Nous retrouvons donc un langage cartographique classique, voire préclassique, dans cet atlas, que nous avons adapté à une lecture contemporaine des enjeux de territoire qui nous étaient chers. L’espace n’est plus une donnée figée et plane, mais une épaisseur en mouvement, continuellement produite par ceux qui l’habitent.

La collaboration avec des architectes a été fondamentale dans la réalisation d’un tel projet. Là où je proposais des modèles empruntés à l’histoire, Alexandra et Axelle me proposaient des outils de représentation empruntés à l’architecture ou au paysage. L’atlas a ainsi été conçu par un processus de va-et-vient constant entre chaque ligne écrite et chaque ligne dessinée. D’autres outils ont également été empruntés aux sciences dites « dures », puisque rien de ce qui est tracé n’est subjectif ou inventé, ce qui distingue ces cartographies des cartes dites « sensibles ». Toutes les informations représentées ont été mesurées et quantifiées scientifiquement. Des modèles épidémiologiques ont révélé le parcours d’un virus, celui du chat sauvage a été établi grâce à des capteurs lors d’une recherche d’Alexandra, et le trajet quotidien d’une infirmière a été extrait d’une enquête sociologique, par exemple. Notre originalité était donc de croiser ces données de domaines éloignés en se libérant des échelles pour proposer d’autres façons de donner à voir des données.

Cette méthodologie a attiré l’attention de Jérôme Gaillardet, géologue à l’Institut de physique du globe de Paris. Il nous a alors contactées pour nous proposer de donner le nom de Terra Forma à un vaste projet de recherche européen sur l’environnement et les interactions entre les hommes et leurs milieux. Le fait que les concepts développés dans notre atlas de cartographies potentielles servent de cadre théorique à un projet scientifique d’envergure montre bien la manière dont la représentation peut servir de préalable aux avancées scientifiques. Ce dialogue entre art, science, histoire et philosophie me passionne. Je pense notamment à un article remarquable coécrit par Timothy Lenton, l’un des grands spécialistes des sciences du système Terre, Bruno Latour et Alexandra Arènes. Chacun a besoin de l’autre, car sans Alexandra, il manque l’image, sans Lenton, il manque la science, et sans Bruno, il manque les implications philosophiques. Il n’y a pas plus bel exemple d’interdépendance des disciplines pour moi.

 

Dans cet esprit d’interdisciplinarité, vous dirigez également un master d’expérimentation en arts politiques (SPEAP) à Sciences Po ; quelle est l’originalité de cette démarche pédagogique ?

SPEAP est un master créé par Bruno Latour en 2010 et dont je suis la directrice depuis six ans maintenant. En un sens, c’est la version « école » de ce que nous venons d’évoquer, puisqu’il s’agit d’une formation qui cherche, par le travail collectif et l’interdisciplinarité, à aborder des questions scientifiques, écologiques et artistiques en ancrant les controverses actuelles dans les questions politiques.

Ce master repose sur l’implication des étudiants dans des projets concrets ; nous avons tendance à les « jeter dans le grand bain », notamment en les embarquant sur certains de nos projets, qui prennent ainsi une dimension collective et partagée. L’année dernière, nous avons par exemple invité les étudiants à travailler sur l’exposition Critical Zones de Bruno Latour, qui s’est tenue au ZKM à Karlsruhe. De mon côté, je m’efforce d’impliquer les promotions de l’année ou d’anciens étudiants dans mon travail de metteuse en scène. Cela a été le cas pour la conférence-performance Inside, dont je vous parlais précédemment, mais également pour les deux autres volets de la trilogie terrestre : Moving Earths et Viral, que je prépare actuellement au théâtre Nanterre-Amandiers.

Mais au-delà des projets proposés par le corps enseignant, le concept de cette formation est de travailler en répondant à des questions formulées par des institutions publiques ou privées. Il y a un corpus théorique, mais la commande reste la base de notre démarche, avec l’idée sous-jacente que la pédagogie ne peut se détacher du réel. Nos commanditaires sont extrêmement variés, avec par exemple les hôpitaux de Paris, l’Andra, une institution qui gère l’enfouissement des déchets nucléaires, le CNES, un laboratoire spatial, le Pôle d’exploration des ressources urbaines (PEROU), sur des problématiques de migration, ou le musée de la Chasse et de la Nature.

Alexandra, avec qui nous avons coécrit Terra Forma, est une ancienne élève du SPEAP, et c’est justement au travers d’une commande du musée de la Chasse et de la Nature qu’elle a commencé à suivre et tracer les parcours des vivants, la façon dont ils s’entremêlent, comme alternative à la représentation fixe d’un espace donné. Au sein du domaine de Belval, situé dans les Ardennes et appartenant au musée, elle a réalisé une mission en faveur de la préservation et de la valorisation de la biodiversité avec une artiste et une anthropologue. En réutilisant les outils des chasseurs, des éthologues et des gestionnaires du parc, elles ont réalisé une carte incroyable de la forêt de Belval et de ses vivants avec les données d’un ensemble de capteurs, balises GPS, pièges photographiques, etc., qui était une sorte de préfiguration de l’atlas Terra Forma. Le musée de la Chasse et de la Nature a été extrêmement satisfait de ce partenariat, qui a donné lieu à une exposition.

Mais il est important de souligner que le master SPEAP conserve une liberté de résultat. Il est indispensable que le commanditaire accepte qu’il s’agit d’un travail exploratoire, artistique et collectif. Il propose un terrain, soumet un problème, mais il ne peut choisir les membres du collectif, les encadrants ou les supports de production. Les étudiants sont libres d’emprunter la direction qu’ils souhaitent et d’utiliser les médiums qui leur conviennent pour traiter le sujet : vidéo, performance, site internet, publication…

Ce qui permet cette liberté, c’est que les attentes en termes de résultats sont étroitement liées au contexte financier, et dans notre cas l’investissement est faible, voire négligeable, à l’échelle de ces acteurs. Nous bénéficions d’être dans ce cadre pédagogique, il y a moins d’attentes précises et de volonté de contrôle. Le fait que ce soit imprévisible est même plutôt attractif, car cette démarche génère un effet de surprise et un décentrement très apprécié, qui incite souvent les institutions à renouveler leurs partenariats avec nous.

À mes yeux, SPEAP n’est pas une école, au sens d’un programme élaboré chaque année. Il s’agit d’un de mes milieux de travail, d’un de mes territoires de vie, au même titre que le théâtre et la recherche. Et ces espaces s’entrecroisent. J’écris avec une communauté de penseurs, que j’invite à participer à mes pièces ou qui encadrent certains groupes du SPEAP : Emanuele Coccia, Baptiste Morizot, Vinciane Despret, Nastassja Martin… pour ne citer qu’eux. Quant aux étudiants, ils deviennent vite des collaborateurs artistiques ou scientifiques. J’ai toujours eu beaucoup de mal avec la hiérarchie et les différences de génération. La distribution du savoir de l’enseignant vers l’élève est un modèle très français, alors que pour moi la valeur de la parole est égale, que l’on ait dix-huit ou soixante-quinze ans. Alexandra est un bon exemple de la manière dont SPEAP offre l’opportunité unique de rencontrer des jeunes aux parcours hybrides et de faire naître des collaborations scientifiques au-delà même de la période d’incubation du master.

L’expression « faire école » signifie créer une école de pensée, mais évoque également l’idée de dissémination du savoir, et en ce sens il me semble que SPEAP a fait école avec son parti pris de ne pas baser la pédagogie sur un corpus théorique et déterritorialisé. Je suis heureuse de voir que ce principe a été repris et a essaimé un peu partout. De nombreuses écoles d’art s’intéressent à ce type de format, en ouvrant la formation artistique à d’autres champs et en abordant la question de l’écologie, de l’Anthropocène et des arts politiques… Il me plaît de penser que notre master est resté tout petit par manque de moyens et de temps, mais qu’il a été repris, imité, transformé, de bien des manières.

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