Explorations urbaines dans un monde plat

  • Publié le 11 janvier 2017
  • Lars Lerup

Être un américain d’origine suédoise, faire des allers et retours continuels entre Houston, Los Angeles et Stockholm, permet une mise à distance du fait urbain –
au sens propre comme au figuré – et d’en parler avec discernement. Trois catégories de villes semblent converger vers cette idée, de plus en plus étendue, de ville générique, mondialisée. Il est intéressant de comprendre comment elles sont engendrées. Est-ce l’économie, 
le pouvoir administratif, les populations, le désintérêt général
 à vouloir vivre ensemble, ou un 
peu de tout cela, qui guident la fabrication de nos villes ?

Lars Lerup est professeur d’architecture à la Rice School of Architecture de Houston.

Les spéculations sur le futur des villes possèdent de nombreux points communs avec la science-fiction. Intéressant me direz-vous… Peut-être… Mais cela ne permet pas de prédire l’avenir. D’ailleurs la réalité, plutôt que le futurisme  du cinéma ou la fiction littéraire, s’avère plus intéressante (et excitante) que jamais. Il ne s’agit pas de nier les valeurs des deux arts – cinéma et littérature – mais de bousculer leurs fonctions, surtout lorsque nous sommes amenés à se servir des prédictions comme outils de planification. Ainsi, lorsque l’on me demande de spéculer sur le futur des villes, je m’y emploie avec un avertissement : mes spéculations sont étroitement liées à la réalité actuelle. Le futur que je considère comme une projection du réel ne tient pas compte d’un élément reproductible : l’imprévisible, enfoui dans le réel, est essentiel à sa vivacité. L’imprévisibilité — le facteur catastrophe qui caractérise tous les événements réels — constitue probablement l’élément qui rend la réalité plus intéressante que la fiction. Ainsi, cette étude propose de simples projections établies avec une petite touche supplémentaire pour compenser mon incapacité à recréer le facteur catastrophe. J’ai effectué cette recherche dans un esprit empreint d’ironie, ou plus précisément, sans trop prévoir. Je n’ai fait que capturer, avec une certaine oisiveté, de brefs aperçus du futur. Ils défilent selon une dynamique logique et rationnelle.

Mes voyages m’amènent à faire des allers-retours aux itinéraires très précis : de Houston à Stockholm (ma ville d’origine) via l’aéroport de Newark, puis retour à Houston avant de m’envoler pour Berkeley en Californie, où je vis et travaille depuis plusieurs décennies. Dans un état d’oisiveté imposé par les voyages en avion, j’ai pu divertir plusieurs des spéculations qui me sont apparues lors de mes déplacements et ce depuis le ciel, c’est-à-dire à une certaine distance. Etrangement, ma situation rendait ces spéculations encore plus intéressantes (du moins je l’espère) car elles n’étaient pas coincées par la poigne de fer d’une logique professionnelle.

La ville individualiste

En allant vers l’ouest, après avoir décollé de l’aéroport George Bush International de Houston, j’ai observé les déserts à l’apparence infinie qui défilaient en dessous de nous ; les hiéroglyphes périurbains formés par les autoroutes, les courbes des rues qui se terminent en cul-de-sacs et portent des petites maisons bien séparées. Ces hiéroglyphes s’étendaient tel un mal en surface, alimenté par une logique graphique interne, impitoyable et infinie ou logique de confinement. Ce graphisme projette une ville d’individus : une Ville individualiste. Là-bas, le gouvernement se limite à la Direction des autoroutes ; tout déplacement et courses diverses s’effectuent individuellement et par la route. Le gouvernement a été totalement discrédité. Les impôts sont maintenus à un taux minimal et c’est « chacun pour soi ». Toutes les formes de rassemblement sont voulues, rien n’est spontané et tout est « planifié ». Tout ce qui caractérise
la Ville a été supprimé. Ici l’esprit NIMBY
« Not In My Back Yard » (pas dans mon jardin N.D.T.), sorte de droit à la légitime défense qui trouve probablement ses racines dans le Ku Klux Klan) anime les actions citoyennes planifiées qui sont toujours motivées par
la peur et le refus du changement. Le terme
 « Planifier » inspire un esprit réactionnel
et sur la défensive. En aucun cas, il n’agit en faveur de l’intérêt public en défendant l’ensemble des citoyens contre les pires actes d’égoïsme. À travers de précédents écrits, j’ai défini cet état des choses sous l’expression
« Après la ville », en insinuant la mort de celle-ci  : la fin, sans le moindre drame, de la vie communautaire, la fin de la Kultur.

La gastropolis

En me promenant dans les rues de Berkeley (le noeud central de l’enseignement public, situé dans l’état le plus peuplé du pays), j’ai remarqué que la voiture de choix était la Toyota Prius, une voiture hybride et ingénieuse, fonctionnant en partie grâce à un système de friction. Il s’agit d’un choix évident dans la Ville réactionnaire (esprit qui s’exprime souvent sur les autocollants apposés à l’arrière des voitures) où l’on affiche ouvertement son aversion pour l’administration en place ou pour le bodybuilder qui occupe le poste d’une tradition, or les gens ne s’y installent pas pour étudier ou propager leurs opinions politiques mais pour manger. À part la célèbre révolution du milieu des années soixante, les trois dernières qui ont eu lieu ici se sont montrées nettement plus résistantes (et lucratives). Il s’agit du café, de la nourriture et du vin. Chacune possède ses propres héros et héroïnes : Peet, Alice Waters, et Kermit Lynch. Aujourd’hui, les cafés, restaurants et caves à vin prolifèrent à un rythme tellement ahurissant que Berkeley serait sur le point de devenir la Ville des plaisirs de la Rome antique. Cependant, l’esprit « Rome antique » n’a pas encore totalement envahi la ville car les signes d’obésité et de débauche n’ont toujours pas fait leur apparition. Nous assistons ici à un mélange particulier d’Athènes (la Ville de l’esprit), Sparte (la Ville des athlètes), et Rome (la Ville de la décadence). En ajoutant à cela toutes les autres formes d’observation culinaire tels le goût pour l’aromathérapie, les massages et différentes activités hallucinatoires (encadrées par une réglementation organique très stricte), nous découvrons alors une Ville de l’auto épanouissement dans la communauté (phénomène sans doute jamais observé dans toute l’histoire des rassemblements humains). Fait étrange et inquiétant, Berkeley se situe sur la Faille de San Andreas et le risque de tremblement de terre ébranle tous les espoirs d’une plénitude éternelle. La politique du corps à Berkeley prendra une nouvelle définition.

Londres, Grande-Bretagne

La ville providence

À Stockholm, le Tunnelbanan (le métro) a manifestement remplacé le réseau autoroutier de la Ville individualiste ; hommes, femmes et enfants sont ici égaux dans les lumières vacillantes de l’enfer. Soixante cinq pour cent de la population travaille dans le secteur public et paye plus ou moins le même pourcentage en impôts. Étrangement, le surmenage
(et autres formes de fatigue dues au travail et exigences familiales) est une maladie reconnue ici
au même titre que la grippe ou les fractures des os. Cependant, une culture industrielle florissante réussit à maintenir la Suède à la pointe de la technologie qui, partiellement et pour le moment, compense les faiblesses du public. Plusieurs grandes sociétés telles Ericsson, Volvo, Scania, Atlas Copco, et
Asea (maintenant Asea Bovery), toutes créées il y a plus d’un siècle, sont toujours productives (à cela s’ajoutent des géants comme Ikea, Hennes & Mauritz et Tetra Pak), bien que beaucoup d’entre elles aient été vendues à de grands groupes mondiaux. Chose étonnante, la belle ville de Stockholm, avec ses aménagements publics et son étendue sur plusieurs îles qui lui
vaut le nom de Venise du Nord, doit faire face (comme beaucoup de pays européens) à un problème d’immigration sur le point d’être traité de façon décisive. La projection Ballardesque de la ville s’effectue en deux temps. Tout d’abord, il existe une culture métissée et animée, composée d’immigrés qui prospèrent à travers une économie entièrement fondée sur le marché noir, au sein d’anciennes villes satellites désormais rebaptisées Farsta, Tensta, Hjulsta, et Vallingby. Là-bas, tout peut arriver. La police (incapable de communiquer en nouveau patois Turk-Svenska) ne fait rien et assiste médusée à ce spectacle, confortablement installée,  une tasse de café à la main, dans des véhicules de patrouille. Des dentistes et médecins sans licences proposent leurs services en échange de charpenterie baltique et services de transport syriens. Les bazars de nourriture, boissons et médicaments issus du marché noir ont déplacé l’ancien système de services sociaux. La contrebande d’alcool fait rage et propose des prix nettement inférieurs à ceux des magasins de vin et spiritueux appartenant à l’état. De nouvelles politiques communautaires importées de Zagreb et Ispahan ont détrôné la lourde machine du parti social-démocrate. Le football sur neige avec un ballon noir a remplacé le hockey sur glace.

En second lieu, il existe une société noyau dont la minorité vit la moitié de l’année aux Iles Canaries ou en Thaiïlande. Le reste de la population(les Suédois de souche et immigrés issus de la troisième génération) fait fonctionner les bureaucraties où le travail acharné ne fait pas légion (Dilbert, l’ingénieur en bandes dessinées de Scott Adams, se sentirait ici chez lui en « prospérant sur de vagues objectifs »). Cependant, ces personnes y mènent une existence à temps partiel puisqu’ils passent la moitié de leur temps dans les maisons de convalescence en sous effectif. Les plus prisées sont gérées en satellites dans les villes de Palma de Mallorca et Casablanca. Pour résumer, une semi oligarchie (probablement des habitants de la ville d’origine de Ballard, Londres, près du « tarmac d’Heathrow ») g re, d’une manière assez vague, l’économie de l’état. Une forme d’absurdité s’est développée. L’activité économique quotidienne
(les collaborations non incluses dans les statistiques officielles) est gérée, dans le style Lagos, par des individus qui travaillent dans de vrais quartiers, dans une ville bien réelle alors que l’économie officielle –dont chacun peut observer les signatures électroniques sur les téléimprimeurs du monde entier- est orchestrée par un cadre virtuel de contribuables réfractaires. « Le blanchiment d’argent » industriel à la Suédoise a désormais atteint une échelle mondiale et devient comparable aux charges collectives dirigées par les chaînes hotellières du monde entier. Le ghetto a atteint sa conclusion logique : la seule chose que nous partageons est notre géographie.

La superbanlieue

À mes yeux, Houston est moins propre à la spéculation oisive que les autres villes visitées car elle incarne un de mes sujets d’études depuis plus de dix ans et a déjà fait l’objet de deux livres dont je suis l’auteur. Dans mon dernier ouvrage, je vois la ville dévier vers un statut de banlieue, puis de ville centrale avec d’anciennes caractéristiques de la Ville imbriquées à l’intérieur de celle-ci. Le prochain livre s’appellera « Suburbia in the Wake of a Storm » (Banlieue au lendemain d’une tempête, N.D.T.). Ici, j’évite toute spéculation sur ce qui se passerait si une énorme tempête frappait la ville. Et si la ville était inondée comme le fut la Nouvelle Orléans ? Serait-elle reconstruite  ?
 Qui ressusciterait la capitale de l’énergie mondiale (symbole
de notre dépendance au carbone) si, entre temps, nous avions inventé toute une panoplie de sources d’énergie dont ferait parti le pétrole parmi tant d’autres ? Cette résurrection est très improbable, surtout que Houston ne possède aucun des attraits culturels propres à la Nouvelle Orléans.

Au lendemain du passage d’un ouragan ayant duré 500 ans et entraîné des destructions majeurs, particulièrement sur les véritables symboles de l’urbanité, les gratte-ciels du centre ville, il résulterait un abandon à grande échelle de la propriété et d’un certain mode de vie (un retour à l’époque de la ferme) comme décrit dans le scénario suivant  :

Le neveu de Tom DeLay (l’ancien exterminateur malveillant et déshonoré, devenu politicien et créateur du redécoupage électoralLe redécoupage entraîne une redéfinition des circonscriptions électorales et profite à un parti politique précis ; ici, les Républicains.) bénéficie du soutien de la riche élite de la ville qui s’organise rapidement pour “redécouper” la ville entière en détruisant les quartiers anciennement occupés par les pauvres et instaure une
« restriction générale sur tous les titres de propriété »Les restrictions sur les titres de propriété ont à Houston remplacé le zonage pour permettre aux catégories les
plus aisées de garder leurs
valeurs foncières
en imposant des restrictions sur l’acte ou titre de propriété, tels
une surface de
lot minimum ou l’occupation limitée à une maison individuelle., en rachetant tous les terrains abandonnés et créant simultanément un archipel de communautés ghettoisées. Le système du Conseil municipal et du Maire est immédiatement abandonné et remplacé par des Superviseurs de comté, sous l’égide d’un Juge de comté uniquement motivé par l’accessibilité au Nouveau Marché. Il en résulte un paysage suburbain séquestré, avec des communautés voulues et dont les membres vont des investisseurs en fonds aux fanatiques de golf. Une figure à la Robert Moses orchestre tous les aménagements permettant à la machine de la propriété foncière (intérêts de l’immobilier) de faire fonctionner ses « projets ». Le Texas, désormais constitué d’un nouveau parti appelé tout simplement le Nouveau Suburbain, crée une gigantesque super banlieue qui refuse de payer la taxe fédérale. À son avantage, le Texas est abandonné par le pays et devient un État d’esprit.

Banlieue de Houston, Texas

Finalement

La boucle latitudinale de quatorze mille miles sur laquelle ces scénarios sont développés fait parti d’un des chemins déterminés que les voyageurs occidentaux prennent afin de plus ou moins rejoindre le capital. D’autres chemins sont empruntés à plusieurs reprises dans les deux sens, par les travailleurs clandestins arrivant d’Amérique Latine pour servir l’économie nord-américaine. D’autres empruntent les chemins africains qui mènent à l’Europe. Toutes ces routes longitudinales et plus ou moins clandestines utilisent des moyens de transport alternatifs en traversant un paysage émergeant dont l’aspect dépasse notre imagination la plus folle. Cependant, comme ce fut démontré le long de la grande route qui relie Stockholm à San Francisco, une nouvelle urbanité mondiale a laissé son empreinte, suggérant que la nomenclature Premier et Tiers-Monde ne correspond pas à la réalité de la terre qui est devenu un géant, un organisme négligeant qui palpite en accord ou désaccord avec les rythmes obscures de l’économie mondiale  : une Ville des espèces.

Tant que ces scénarios continueront, d’autres pourront être imaginés. Les miens sont étroitement liés à ce que j’ai pu observer. Il ne s’agit donc pas de science-fiction. Le futur accueillera certainement les nombreuses déformations de cette Ville géante. Certaines seront radicalement différentes des autres mais, dans la situation actuelle, tous les futurs projetés ici sont relativement possibles. En outre, si les réalités historiques et la génétique de l’organisme ont une influence sur le futur, certains de ces scénarios sont tout à fait envisageables. Cela dit, je dois ajouter que l’histoire pense que ces scénarios sont très improbables car elle tient compte de la notion de catastrophe (mentionnée plus haut), profondément imbriquée dans toutes les réalités (les futurs en tiendront compte). Nous pouvons ainsi supposer que toutes ces spéculations sont le fruit de futiles imaginations qui n’auront  pas plus d’influence sur le futur que leur capacité à projeter.

Traduit de l’anglais par Emmanuelle Jourdan

Cet article a été publié dans Stream 01 en 2008.

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Le Gac
 est architecte, critique d’art, d’architecture et de cinéma, et curateur. Il enseigne à l’École Supérieure des Beaux-Arts TALM (Tours-Angers-Le Mans).

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