Pourriez-vous nous présenter l’histoire et le contexte de Rural Studio, le programme architectural que vous dirigez ?
Rural Studio est un programme détaché de l’école d’architecture de l’université d’Auburn situé à Newbern, à trois heures de route de l’université. Cette petite ville rurale se trouve dans le comté de Hale, au cœur de la « ceinture noire » de l’Alabama, qui est essentiellement un paysage d’extraction, où l’on prélève beaucoup, mais où peu de choses sont données en retour, avec pour conséquence un taux de pauvreté relativement élevé et son cortège de précarités habituelles en termes d’alimentation, de santé et de logement.
J’enseigne depuis maintenant vingt ans à Rural Studio, où j’ai pris la tête du programme à la suite de Samuel Mockbee, qui l’avait lancé avec son collègue D.K. Ruth en 1993. Architecte très reconnu dans le Sud, Mockbee avait commencé à enseigner l’architecture, mais s’était rapidement senti frustré par la tour d’ivoire académique. Il considérait la formation dispensée à l’époque comme peu pertinente, et sa façon de la remettre en question a été d’entraîner les étudiants dans cette petite commune rurale, où il a cherché à identifier des lieux et des projets par lesquels ils pourraient se rendre utiles. Il s’agissait de dénoncer l’isolement du monde académique, mais également de répondre à sa conviction que les architectes doivent trouver un véritable rôle dans la société et cesser d’être les pantins des riches et des puissants, en se contentant de leurs miettes.
Son leitmotiv était que les architectes doivent faire preuve d’un plus grand sens de l’initiative et se montrer plus engagés. Le Studio est né de cette double frustration envers le milieu académique, mais également la profession d’architecte dans son ensemble. Il estimait que les étudiants devaient avoir une expérience plus pratique, non seulement en termes de construction, mais aussi dans l’engagement avec les gens. Il s’intéressait par exemple tout particulièrement à la question du mal-logement dans le comté de Hale. Mockbee a toujours été une sorte de renégat, et sans être littéralement socialiste, il croyait passionnément aux principes même du socialisme. Il était également profondément convaincu que les architectes devaient non seulement être au service du public, mais également le charmer, lui apporter du plaisir, raison pour laquelle les communautés locales et l’humain au sens large sont au cœur de notre action. Les grands enjeux sont probablement partout très similaires, mais nous nous plaisons à penser qu’ils peuvent être abordés localement, en ville comme en zone rurale, pour renforcer le caractère distinctif de chaque lieu.
Le mantra de Rural Studio est de former des « architectes-citoyens ». Pouvez-vous développer cette vision ?
La manière dont nous fonctionnons a considérablement changé depuis l’époque de Mockbee. Nous avons commencé par de petits projets ciblant des personnes et des communautés passant sous le radar des services sociaux, mais petit à petit, vers l’an 2000, les habitants aux alentours ont commencé à venir nous voir pour nous mettre au défi de nous impliquer dans des projets communautaires plus importants. Rien de tout cela n’était prévu, les choses se sont produites de manière très organique. Nous opérions alors dans le comté de Hale depuis sept ans, ce qui allait déjà à rebours de la tendance qu’ont les universitaires à aller quelque part, y mener des recherches, puis à en repartir définitivement. Nous avons vraiment pris racine à Newbern : cela fait maintenant vingt-huit ans que nous y exerçons nos activités, en cherchant à comprendre ce lieu, à être de bons voisins, à jouer un rôle utile et à apprendre de nos erreurs.
L’« architecte citoyen » – comme j’espère que le terme le laisse entendre – aspire à quelque chose de plus grand pour la société, ce qui est d’autant plus fort aux États-Unis, où celle-ci est avant tout centrée sur l’individu, qui est censé s’épanouir en travaillant, en gagnant de l’argent et en consommant. Il n’est nulle part question de contribution au bien commun ou de civisme. Il se trouve que j’ai été élevé et éduqué dans l’Angleterre des années 1970, où j’ai été l’heureux bénéficiaire des services publics de grande qualité qui ont vu le jour dans l’après-guerre, marqués par un idéal d’égalité des chances, de bonne éducation, de couverture santé et de logement pour tous. Les choses sont bien différentes aux États-Unis, et bien que l’Europe s’éloigne également de ce modèle, je reste néanmoins porté par ces aspirations. Mockbee lui-même disait toujours qu’il n’envoyait pas ses enfants à l’université simplement pour leur bien, mais pour qu’ils puissent contribuer à améliorer la société. J’ai eu la chance de bénéficier d’un enseignement payé par l’impôt, dans un système où à partir du moment où vous étiez suffisamment intelligent, vous pouviez justement intégrer ce système qui visait à élever la société et pas seulement l’individu. À Rural Studio, nous partageons la même conviction du rôle des architectes et de ce que nous pouvons apporter à la société. Je crois que les architectes doivent être inspirants, et notre grande question est de trouver comment concrètement aspirer à un meilleur environnement et au bien commun à travers notre travail sur des bâtiments ou des ensembles de bâtiments.
Ma première préoccupation est la société et le bien commun, d’autant que, comme je le dis à mes étudiants, être en mesure de laisser une empreinte sur cette planète est un privilège incroyable. Nous considérons comme naturel de pouvoir creuser des fondations et construire un bâtiment, alors que c’est une chance incroyable. Mes élèves sont généralement assez privilégiés, issus de milieux périurbains de la classe moyenne ; c’est pour cela que lorsqu’ils arrivent je leur demande d’écouter et d’apprendre, avant de s’efforcer de laisser l’endroit en meilleure condition qu’ils ne l’ont trouvé. Quand vous venez dans un environnement comme celui-ci, vous ne faites qu’emprunter les lieux, et vous n’avez aucun droit de dire aux gens comment ils devraient vivre leur vie. C’est ce que je répète aux étudiants : venez observer, et essayez de contribuer à votre mesure. Je crois que c’est le rôle des architectes dans la société : porter des aspirations et rester en colère.