Former des architectes citoyens au service d’une communauté

  • Publié le 7 octobre 2021
  • Andrew Freear
  • 14 minutes

Concevoir une ville inclusive suppose d’impliquer les habitants dans les projets urbains, mais que devient le rôle de l’architecte ou de l’urbaniste dans ce processus ? Pour Andrew Freear, qui dirige le programme Rural Studio, il a la responsabilité éthique de s’engager localement par des projets concrets. Les écoles d’architecture doivent ainsi former par l’expérience des architectes citoyens reconnectés en profondeur aux contextes et aux lieux, en voisins et activistes au sein des communautés, pour y engager collectivement des projets expérimentaux améliorant concrètement la société et l’environnement.

Pourriez-vous nous présenter l’histoire et le contexte de Rural Studio, le programme architectural que vous dirigez ?

Rural Studio est un programme détaché de l’école d’architecture de l’université d’Auburn situé à Newbern, à trois heures de route de l’université. Cette petite ville rurale se trouve dans le comté de Hale, au cœur de la « ceinture noire » de l’Alabama, qui est essentiellement un paysage d’extraction, où l’on prélève beaucoup, mais où peu de choses sont données en retour, avec pour conséquence un taux de pauvreté relativement élevé et son cortège de précarités habituelles en termes d’alimentation, de santé et de logement.

J’enseigne depuis maintenant vingt ans à Rural Studio, où j’ai pris la tête du programme à la suite de Samuel Mockbee, qui l’avait lancé avec son collègue D.K. Ruth en 1993. Architecte très reconnu dans le Sud, Mockbee avait commencé à enseigner l’architecture, mais s’était rapidement senti frustré par la tour d’ivoire académique. Il considérait la formation dispensée à l’époque comme peu pertinente, et sa façon de la remettre en question a été d’entraîner les étudiants dans cette petite commune rurale, où il a cherché à identifier des lieux et des projets par lesquels ils pourraient se rendre utiles. Il s’agissait de dénoncer l’isolement du monde académique, mais également de répondre à sa conviction que les architectes doivent trouver un véritable rôle dans la société et cesser d’être les pantins des riches et des puissants, en se contentant de leurs miettes.

Son leitmotiv était que les architectes doivent faire preuve d’un plus grand sens de l’initiative et se montrer plus engagés. Le Studio est né de cette double frustration envers le milieu académique, mais également la profession d’architecte dans son ensemble. Il estimait que les étudiants devaient avoir une expérience plus pratique, non seulement en termes de construction, mais aussi dans l’engagement avec les gens. Il s’intéressait par exemple tout particulièrement à la question du mal-logement dans le comté de Hale. Mockbee a toujours été une sorte de renégat, et sans être littéralement socialiste, il croyait passionnément aux principes même du socialisme. Il était également profondément convaincu que les architectes devaient non seulement être au service du public, mais également le charmer, lui apporter du plaisir, raison pour laquelle les communautés locales et l’humain au sens large sont au cœur de notre action. Les grands enjeux sont probablement partout très similaires, mais nous nous plaisons à penser qu’ils peuvent être abordés localement, en ville comme en zone rurale, pour renforcer le caractère distinctif de chaque lieu.

Le mantra de Rural Studio est de former des « architectes-citoyens ». Pouvez-vous développer cette vision ?

La manière dont nous fonctionnons a considérablement changé depuis l’époque de Mockbee. Nous avons commencé par de petits projets ciblant des personnes et des communautés passant sous le radar des services sociaux, mais petit à petit, vers l’an 2000, les habitants aux alentours ont commencé à venir nous voir pour nous mettre au défi de nous impliquer dans des projets communautaires plus importants. Rien de tout cela n’était prévu, les choses se sont produites de manière très organique. Nous opérions alors dans le comté de Hale depuis sept ans, ce qui allait déjà à rebours de la tendance qu’ont les universitaires à aller quelque part, y mener des recherches, puis à en repartir définitivement. Nous avons vraiment pris racine à Newbern : cela fait maintenant vingt-huit ans que nous y exerçons nos activités, en cherchant à comprendre ce lieu, à être de bons voisins, à jouer un rôle utile et à apprendre de nos erreurs.

L’« architecte citoyen » – comme j’espère que le terme le laisse entendre – aspire à quelque chose de plus grand pour la société, ce qui est d’autant plus fort aux États-Unis, où celle-ci est avant tout centrée sur l’individu, qui est censé s’épanouir en travaillant, en gagnant de l’argent et en consommant. Il n’est nulle part question de contribution au bien commun ou de civisme. Il se trouve que j’ai été élevé et éduqué dans l’Angleterre des années 1970, où j’ai été l’heureux bénéficiaire des services publics de grande qualité qui ont vu le jour dans l’après-guerre, marqués par un idéal d’égalité des chances, de bonne éducation, de couverture santé et de logement pour tous. Les choses sont bien différentes aux États-Unis, et bien que l’Europe s’éloigne également de ce modèle, je reste néanmoins porté par ces aspirations. Mockbee lui-même disait toujours qu’il n’envoyait pas ses enfants à l’université simplement pour leur bien, mais pour qu’ils puissent contribuer à améliorer la société. J’ai eu la chance de bénéficier d’un enseignement payé par l’impôt, dans un système où à partir du moment où vous étiez suffisamment intelligent, vous pouviez justement intégrer ce système qui visait à élever la société et pas seulement l’individu. À Rural Studio, nous partageons la même conviction du rôle des architectes et de ce que nous pouvons apporter à la société. Je crois que les architectes doivent être inspirants, et notre grande question est de trouver comment concrètement aspirer à un meilleur environnement et au bien commun à travers notre travail sur des bâtiments ou des ensembles de bâtiments.

Ma première préoccupation est la société et le bien commun, d’autant que, comme je le dis à mes étudiants, être en mesure de laisser une empreinte sur cette planète est un privilège incroyable. Nous considérons comme naturel de pouvoir creuser des fondations et construire un bâtiment, alors que c’est une chance incroyable. Mes élèves sont généralement assez privilégiés, issus de milieux périurbains de la classe moyenne ; c’est pour cela que lorsqu’ils arrivent je leur demande d’écouter et d’apprendre, avant de s’efforcer de laisser l’endroit en meilleure condition qu’ils ne l’ont trouvé. Quand vous venez dans un environnement comme celui-ci, vous ne faites qu’emprunter les lieux, et vous n’avez aucun droit de dire aux gens comment ils devraient vivre leur vie. C’est ce que je répète aux étudiants : venez observer, et essayez de contribuer à votre mesure. Je crois que c’est le rôle des architectes dans la société : porter des aspirations et rester en colère.

Bibliothèque, sur la route 61 qui traverse Newbern, Alabama, 2013

Concrètement, comment impliquez-vous la communauté dans votre programme et vos projets ?

J’aime à penser que cela se fait dans une forme de symbiose. Nous ne sommes pas enfermés dans une tour d’ivoire : si nous n’y étions pas installés, les bâtiments que nous occupons dans notre petit village seraient vides, et je pense que la façon la plus simple de décrire cette relation est que nous essayons d’être de bons voisins et une ressource pour les habitants, raison pour laquelle la population locale nous respecte et nous fait confiance. Nous ne disparaissons pas à la fin des projets, nous assumons la responsabilité de ce que nous construisons. Si tout va bien, nous n’en entendons plus parler, mais si quelque chose cloche, les habitants savent où venir se plaindre.

Il faut également mentionner qu’il y a localement très peu de ressources financières pour l’entretien des bâtiments, par conséquent nous apportons régulièrement notre aide pour la maintenance et les réparations, notamment des bâtiments publics. En d’autres termes, nous restons impliqués. Il s’agit de vivre ici et d’être à l’écoute. Nous ne sommes pas un « programme hélicoptère » : j’habite à huit cents mètres du Studio et je me considère comme un membre à part entière de cette communauté. J’ai donc des aspirations pour cet endroit et j’essaie de comprendre celles des autres. C’est d’ailleurs de là que viennent nos projets. Nous ne restons pas enfermés à essayer d’en imaginer de nouveaux : le principe est que si les gens ont des idées, ils peuvent venir nous voir et les partager, puis nous les analysons, quitte à en remettre en cause certains aspects, mais en suggérant d’autres choses… Je suis fonctionnaire, je n’ai donc pas besoin de courir après les projets pour survivre, et je peux conseiller honnêtement les gens sur l’intérêt de poursuivre ou non une idée.

Nous sommes membres de cette communauté, tout en assumant un rôle militant en son sein. La composante « temps » est également essentielle : nous ne nous attendons pas à faire les choses très rapidement, l’idée n’est pas de révolutionner brutalement le monde, nous avançons à petits pas, en espérant faire graduellement évoluer les opinions et les aspirations des gens.

La liste des projets communautaires que vous avez menés à bien est très impressionnante. La caserne de pompiers que vous avez construite en est un exemple frappant, notamment quand on sait qu’il s’agissait du premier nouveau bâtiment public en un siècle à Newbern, ce qui en dit long sur la région et les problèmes auxquels vous devez faire face…

C’est un exemple important en effet. Les incendies domestiques sont un vrai problème par ici, il y en a beaucoup, mais les camions de pompiers venaient de trop loin et ne pouvaient arriver assez vite, ce qui fait que les maisons avaient tendance à brûler complètement, entraînant une forte hausse des primes d’assurance. Les gens ont fini par se mobiliser et former un corps de sapeurs-pompiers volontaires, démarche à laquelle je me suis associé. Nous devions cependant nous équiper de bâtiments adaptés, car une des conditions préalables pour obtenir des subventions pour les camions de pompiers était de s’assurer qu’ils ne gèlent pas en hiver. J’ai donc proposé que le Studio aide les habitants dans la conception de ce nouveau bâtiment public, qui avait également une forte valeur symbolique, comme célébration d’une communauté soudée se reprenant en main.

Il faut garder à l’esprit que cette région a été l’un des berceaux du mouvement des droits civiques, les gens ont donc une mémoire collective liée aux bâtiments qui peut remonter très loin. C’est à la fois une bonne et une mauvaise chose, mais de fait la mémoire et la symbolique des lieux sont importantes. Le bon côté est que, contrairement à une ville anonyme qui se transforme très vite, nous avons ici un processus très lent et évolutif. L’inconvénient est que la mémoire collective n’y est pas que positive, les mauvais souvenirs des propriétaires passés d’un bâtiment ou de ce qu’il a pu représenter restent également très présents. C’est pour cela qu’ériger un nouveau bâtiment, symbole d’une autre époque et d’une autre forme de société, nous a semblé très inspirant.

Nous l’avons donc construit en nous appuyant sur l’engagement et l’enthousiasme du maire comme des habitants de la ville, et je crois qu’au final cette caserne de pompiers volontaires est l’une des initiatives les plus abouties et les plus gratifiantes auxquelles j’ai eu l’occasion de prendre part.

Caserne de pompiers, Newbern, 2004

Concernant le côté plus individuel de la communauté, pouvez-vous nous en dire plus sur votre programme « 20K Project» ?

Nous avons lancé le projet « 20K Home » – littéralement, la « maison à 20 000 dollars » – en 2004, mais je dois d’abord expliquer comment notre programme a évolué avec le temps. Rural Studio a été créé en 1993 par une personnalité très charismatique, décédée de manière dramatique presque du jour au lendemain en 2001, et honnêtement, à ce moment-là, nous ne savions pas si le programme allait pouvoir survivre. Nous avons continué à aller de l’avant, et ce n’est que quelques années plus tard, en comprenant que nous étions toujours là, que nous avons commencé à réfléchir aux problèmes les plus importants auxquels nous faisions face sur ce territoire. Nous avons cessé de raisonner projet par projet et commencé à analyser les problèmes endémiques auxquels ce type de villes et de petites collectivités sont partout confrontées, en nous demandant également ce que notre territoire avait de particulier. Nous sommes finalement arrivés à la conclusion que le mal-logement était l’enjeu principal dans le comté.

Nous construisions déjà des charity homes – des maisons à caractère philanthropique – depuis 1993, mais elles étaient assez idiosyncrasiques : d’une certaine manière, nous réinventions la roue chaque année, ce qui était vraiment frustrant pour moi. J’ai alors commencé à penser en termes d’opportunités : nous sommes dans un endroit où les gens ont besoin de logements, alors pourquoi ne pas nous appuyer sur ce besoin pour construire un corpus de connaissances ? Nous accueillons chaque année un nouveau groupe d’étudiants en architecture très motivés, et nous avons en parallèle un groupe de personnes ayant besoin de logements de qualité, abordables, durables et peu onéreux à entretenir. Pourquoi ne pas considérer ces maisons comme des prototypes utilisés dans le cadre du programme, tout en soutenant l’économie locale ? L’idée était d’imaginer des maisons qui pourraient être construites dans la communauté, par la communauté et pour la communauté. Dans cet esprit, l’argent doit rester dans l’économie locale par l’utilisation de matériaux achetés au magasin de bricolage local et en employant des travailleurs locaux. C’est aussi simple que cela.

La maison de Turner, 20K House, Faunsdale, 2012
La maison de Franck, 20K House, Greensboro, 2006

Le projet 20K se résume à l’idée de concevoir une maison générique de bonne qualité. Les premières charity homes étaient beaucoup plus axées sur le client, sa personnalité et ses besoins spécifiques, mais le concept actuel est davantage de lui laisser la personnalisation. En espérant qu’ils seront fiers de ces maisons, et qu’ils auront envie de leur apporter une identité propre, nous essayons de laisser des parties personnalisables pour que les habitants puissent se les approprier sans créer de problèmes majeurs en termes de maintenance.

Nous avons conçu un grand nombre de ces prototypes de maison depuis 2005. Ce qui est formidable, et j’en suis très fier, c’est que Fannie Mae, l’un des géants du prêt hypothécaire aux États-Unis, est venu nous rendre visite pour les voir. Trois de ses directeurs opérationnels, des gens qui gagnent des millions de dollars, qui ont des gardes du corps, etc., sont venus jusqu’à Newbern, au fin fond de l’Alabama, pour nous dire qu’ils étaient intéressés par ce que nous faisions !

Au fond, je ne sais pas s’il faut en rire ou en pleurer, parce que nous ne sommes qu’un programme de premier cycle en architecture, mais la vérité est que personne d’autre ne parle de logement rural. En tout cas, Fannie Mae nous accompagne depuis, et nous continuons nos recherches sur le projet 20K au Studio, mais également avec une équipe universitaire qui nous aide à développer cette expérimentation au-delà de notre territoire. Nous avons actuellement six ou sept partenaires construisant des maisons dans le sud des États-Unis, ce qui nous permet de travailler à la fois avec des promoteurs, des constructeurs et des habitants locaux, tout en bénéficiant de retours d’expériences. Nous avons la réputation de trouver des solutions en faisant, sur le terrain.

Nous ne nous contentons pas de parler, nous accomplissons des choses, nous construisons, et je crois que nous avons la responsabilité sociale de continuer comme cela. Le simple fait que nous ayons à disposition chaque année cette petite cohorte d’étudiants motivés nous oblige, parce que cela nous permet d’engager des processus d’expérimentation et d’itération qu’aucun promoteur immobilier ou architecte ne peut se permettre. Il leur serait impossible de consacrer des milliers et des milliers d’heures à de la recherche ou à des enquêtes minutieuses comme nous le faisons.

En revanche, je dois dire que je suis surpris que d’autres écoles ne se soient pas engagées dans cette voie. Dans toutes les écoles d’architecture, vous pourriez très bien réaliser de petites maisons prototypes – pas besoin d’être en milieu rural –, mais je crois tout simplement que le problème du logement abordable n’est pas vraiment perçu comme suffisamment prestigieux par ces écoles d’architecture.

Puisque nous parlons d’écoles, qualifieriez-vous le Rural Studio d’expérience pédagogique ? Et pourriez-vous nous décrire votre méthode d’enseignement ?

Nous sommes un très petit programme à destination d’étudiants de troisième et cinquième années d’école d’architecture. Pour les troisième année, nous avons une grande équipe de dix à quinze étudiants venant à Newbern pour un semestre, durant lequel nous les accompagnons dans la construction d’une petite maison. Ils prennent l’une des précédentes 20K Home et essaient de l’améliorer, de faire avancer la recherche. Pour ce qui est des cinquième année, nous avons en général une douzaine d’étudiants répartis en équipes de quatre, ce qui d’expérience est la meilleure configuration. Nous sommes deux professeurs – même si nous détestons tous les deux le terme, car il implique que nous aurions quelque chose à professer, alors que nous sommes ici pour apprendre avec les étudiants –, et puis nous avons quelques assistants de construction qui travaillent avec nous sur les projets.

La taille et la souplesse de notre programme nous permettent d’être particulièrement agiles. De ce point de vue, je pense que le Studio est bien adapté aux défis de notre époque. Je vis ici, au milieu de nulle part, depuis un peu plus de vingt ans maintenant, alors que j’étais initialement censé ne rester que trois mois. En un sens, j’ai été saisi par ce processus, cette opportunité et l’énergie qui se dégage de Newbern. Je crois que ce lieu est empreint d’un véritable esprit volontariste. Au début, nous avions la réputation d’être très portés sur le recyclage, la construction en matériaux récupérés, mais cela a évolué parce que nos intentions et notre compréhension du lieu ont évolué. Ce qui est formidable, c’est que nous travaillons en petites équipes, donc tout est collaboratif : nous négocions entre nous, et il n’y a pas de voix centrale. Nous aimons dire que les équipes d’étudiants peuvent se retrouver dans le fossé, mais que nous ne les laissons jamais tomber de la falaise. Il arrive qu’elles fassent quelques dégâts en chemin, mais nous les remettons toujours sur la bonne voie. Nous voulons que les étudiants s’approprient les projets, qu’ils y soient investis, c’est pourquoi nos équipes se voient confier d’énormes responsabilités, allant des budgets à la conception, en passant par la planification. Il s’agit réellement d’un apprentissage par la pratique.

Je pense que le processus de travail en équipe est crucial, parce qu’il exclut l’ego et permet de se décentrer de l’individu. Je trouve des projets, puis je les chorégraphie, en quelque sorte. Chaque année, nous essayons d’avoir un petit, un moyen et un grand projet. Cela peut par exemple prendre la forme d’une maison, d’un petit bâtiment communautaire, puis d’un projet de parc sur plusieurs années, pour le rendre plus intéressant et stimulant sur le plan pédagogique. Cette approche est exaltante, car il y a un réel enjeu derrière ces projets. Le processus doit être rigoureux, parce que les étudiants savent qu’à la fin ces maisons seront le foyer de quelqu’un de réel, et, en tant qu’étudiant, vous ne voulez pas tout gâcher, par exemple avec des fuites !

L’un des aspects gratifiants de notre situation, c’est que chaque fois que nous dessinons quelque chose, nous cherchons immédiatement comment le réaliser et le mener à terme. Il s’agit donc à la fois de coordonner une organisation et une « priorisation ». Si nous dépensons de l’argent ici, nous ne pourrons plus en dépenser sur tel autre poste. D’un point de vue pédagogique, c’est très efficace et formateur, d’autant plus que du fait de notre isolement rural, il n’y a rien d’autre à faire, particulièrement ces temps-ci. Nous avons normalement des visiteurs venant d’un peu partout aux États-Unis et à travers le monde, mais cela s’est arrêté avec la pandémie, car la communauté locale est fragile. L’isolement est difficile, mais nous sommes d’autant plus concentrés sur ce que nous faisons, et je pense que les étudiants apprécient cela. À part les réseaux sociaux, il n’y a rien pour les distraire, nous pouvons donc penser en priorité à la meilleure façon de mener nos projets à bien.

Construction de la maison de Dave, 20K House, Newbern, 2009

Vous expliquiez que Rural Studio était à l’origine connu pour son travail sur les matériaux recyclés, mais que cette orientation avait évolué. Sur quoi portent vos expérimentations en ce moment ? De nouvelles façons de construire ? De nouveaux matériaux ?

 

Quand les habitants de Newbern ont commencé à nous demander de réaliser des projets communautaires, nous avons dû réduire le degré d’improvisation de notre action. Vous ne pouvez pas concevoir une caserne de pompiers en partant juste d’une maquette d’étudiant, ni la construire avec des boîtes de conserve et du chewing-gum. Nous devions assumer que nous avions davantage de responsabilités et vraiment prendre le contrôle des choses.

En tant que constructeur, vous pouvez toujours apporter de petites modifications au bâtiment au fur et à mesure de la construction, mais ce processus doit s’appuyer sur une idée et une stratégie claires, pour ne pas improviser à partir de rien. Malgré toutes nos bonnes intentions, certains des bâtiments originaux du programme Rural Studio ont été construits de manière un peu brouillonne. Désormais, les élèves plus jeunes sont davantage encadrés et apprennent de manière plus progressive. Il s’agissait d’une question d’auto-préservation, mais c’était également une manière de faire honneur à cette opportunité. Nous n’aurions pas pu improviser une caserne de pompiers, par respect pour nous-mêmes et cette communauté : nous devions avoir un certain contrôle et une bonne compréhension des enjeux du bâtiment fini.

D’une certaine façon, tous nos projets sont des projets de recherche, même si je n’aime pas le terme, car cela sous- entend que mes voisins seraient des sortes de rats de laboratoire. Dans le monde académique, cela peut néanmoins être compris comme de la recherche, parce que nous essayons de construire un corpus de connaissances à partir de ces expériences et prototypes. Nous essayons d’apporter de la connaissance en tant qu’architectes, car je pense que le monde de l’architecture est devenu trop tributaire des fabricants de produits qui se contentent de nous pointer ceux qu’ils estiment être importants. Je pense que les architectes doivent apporter des questions, être dans la provocation et la remise en cause, avoir un esprit critique.

Je m’intéresse notamment aux différentes « couches » qui composent aujourd’hui nos bâtiments, ce que j’appelle le « mille-feuille ». Chacune de ces couches est très spécifique, ne remplit qu’une fonction, la plupart du temps vous ne savez même pas d’où proviennent les matériaux, et au final une bonne part d’entre eux sont nocifs d’un point de vue environnemental. Mais l’industrie du bâtiment nous dit, ou nous dicte, que c’est ainsi qu’il faut procéder, et nous construisons nos bâtiments en superposant de plus en plus de couches. Je me suis élevé contre cet état de fait, et nous avons commencé à chercher des alternatives, notamment via les méthodes de construction en bois massif. Nous avons commencé à les mettre en œuvre en bâtissant la nouvelle mairie de Newbern, où nous avons empilé les unes sur les autres des poutres de cyprès massif. Cette expérimentation nous a permis de comprendre que le bâtiment y gagnait une certaine masse thermique, le rendant très tempéré. Nous sommes ensuite entrés en relation avec l’université McGill, notamment avec un brillant scientifique nommé Salmaan Craig, pour étudier plus avant les perspectives de cette utilisation du bois.

Nous étudions en ce moment avec Salmaan un « mur respirant », où vous percez délibérément des trous pour servir de système de ventilation. Avec les méthodes de construction classiques, nous nous retrouvons toujours à lutter contre les déperditions thermiques : l’idée est ici, au contraire, d’accepter que la chaleur se perde à travers le mur. La théorie de Salmaan est qu’en perçant les trous aux bons endroits, si vous apportez de l’air frais lorsque l’air chaud s’élève de la source de chaleur intérieure, il est aspiré à travers le mur et capture une partie de la chaleur perdue, agissant comme une sorte de grand échangeur thermique. C’est quelque chose de très intéressant du point de vue du chauffage, du refroidissement et du confort. Voilà le genre d’expérience que nous menons actuellement, de manière un peu plus scientifique.

Vous devenez plus scientifiques dans votre approche, mais il est intéressant de voir que vous travaillez davantage sur ce type de systèmes passifs plutôt que de vous appuyer sur la technologie. Est- ce à dire que vous vous méfiez des systèmes « intelligents » ?

 

D’un point de vue très basique, nous sommes en effet assez sceptiques concernant les systèmes technologiques pour remplir une tâche quand il existe un moyen naturel de la mener à bien, par exemple en utilisant les effets naturels liés à la diffusion de la chaleur et de la fraîcheur, à la circulation de l’air… Si vous pouvez y arriver de cette manière, je crois qu’il n’y a pas vraiment de raison d’aller chercher un équipement compliqué. Pourquoi utiliser une technologie qui pourrait connaître une défaillance ?

Vivant en milieu rural, nous n’avons pas de machines de découpe numérique, comme des CNC par exemple, car nous sommes dubitatifs quant à notre capacité à les entretenir. Quel que soit le système que nous utilisons, nous devons toujours nous demander si nous pourrons le réparer en cas de panne. Nous utilisons des fosses septiques pour les eaux usées par exemple, car nous savons qu’au moins les habitants seront en mesure de les entretenir. La question de la maintenance et de l’entretien est fondamentale. Je suis un fervent partisan des technologies, mais également de l’être humain, et je préfère construire une maison dans laquelle l’occupant s’implique, où il doit ouvrir les fenêtres lui-même par exemple, en comprenant comment conserver la fraîcheur ou la chaleur, plutôt que de laisser une machine ou une technologie assurer le contrôle. Je crois fondamentalement que lorsque vous faites quelque chose vous-même, cela vous permet de comprendre le processus et d’y apporter vos propres améliorations avec l’expérience. Lorsque le contrôle revient aux technologies, vous devenez un consommateur passif de ces informations et vous ne vous y intéressez plus. Quelque chose d’autre prend le contrôle, alors que nous devrions tous être en position de maîtriser notre destin. Une technologie n’est pas intelligente si elle rend ses utilisateurs stupides.

Rural studio au travail - 1
Rural studio au travail -2

Au final, davantage que l’expérimentation en soi, ce qui compte pour vous, c’est d’avoir une démarche éthique et d’être en relation avec la communauté ?

J’aimerais vous dire que je suis porté par une grande vision, mais mon seul souhait est de continuer sur la voie dans laquelle nous sommes engagés, de rester curieux, d’agir en bon voisin, de nouer des relations. L’une des choses qui me frustrent dans le monde, c’est que la relation entre conditions urbaine et rurale ne soit pas plus symbiotique. Aujourd’hui, les zones rurales sont essentiellement perçues comme des lieux d’extraction pour les villes. Mais la ruralité n’est pas morte, surtout aux États-Unis. Au cours des cent dernières années, la population des zones rurales y est restée stable, autour de soixante millions d’habitants. Tout le monde perçoit cela comme un déclin, mais c’est simplement que la population urbaine a beaucoup augmenté. Tout ce que veulent les ruraux, ce sont de bons logements et l’accès à toutes les choses dont bénéficient les urbains. Je suis par exemple à la merci des affres d’une connexion internet de mauvaise qualité, ce qui signifie que je ne peux pas vivre ici en communiquant de la même manière que les citadins. Il y a un réel besoin d’investissement pour corriger ce délaissement des zones rurales.

Cette région, la « ceinture noire », les Appalaches, ou plus largement les Colonies, sont ce que j’appelle des « paysages d’extraction ». L’histoire de ces lieux se résume à des prélèvements. Et cela a eu des impacts incroyables sur les gens qui vivent ici. La raison de la pauvreté endémique dont nous faisons l’expérience est liée au fait que nos ressources ont été prélevées sans que rien ne soit offert en retour. D’ici à 2050, le taux d’obésité dans cette région devrait atteindre 90 %, en raison du système éducatif défaillant et de la mauvaise alimentation. Nous vivons dans une zone rurale de magnifiques paysages agricoles, et néanmoins toute la nourriture qui est produite ici va ailleurs. Vous ne pouvez pas acheter de légumes frais locaux, ce qui est absolument insensé. Nous devons tous faire quelque chose à ce sujet, pour le bien de la société. Ce n’est pas une question de clivage entre ruraux et citadins, le sujet est d’arriver à dialoguer à nouveau et de se soucier les uns des autres.

Coupe et plan de la tour d’observation du parc de Perry Larry Lake

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