La ville globale en perspective

  • Publié le 11 janvier 2017
  • Saskia Sassen

La prise de conscience de l’explosion urbaine globale au tout début des années 2000 a laissé les observateurs occidentaux comme interdits devant l’ampleur de cette révolution. De rares penseurs comme Saskia Sassen ou Rem Koolhaas ont pourtant tenté d’appréhender le phénomène par des concepts tels que la « ville générique » ou la « ville globale ». Presque quinze ans plus tard, cette urbanisation du monde court toujours à marche forcée, même si un certain nombre de facteurs déterminants semblent en avoir infléchi l’allure. Saskia Sassen revient pour Stream sur notre condition urbaine et les évolutions de la « ville globale », en mettant en avant l’importance croissante de la question sociale. Du fait de sa complexité, la ville lui paraît plus que jamais être la bonne échelle pour les stratégies durables, en renversant notre rapport à la biosphère.

Saskia Sassen est sociologue. Spécialiste de la mondialisation, des migrations et de la sociologie des très grandes villes du monde, elle enseigne à la Columbia University de New York.

Richard Sennett est historien et sociologue. Il enseigne à la London School of Economics et à Columbia University.

La ville globale

Vingt ans après la publication de votre livre La Ville globale, et dix ans après la parution de Mutations de Rem Koolhaas, quel est votre sentiment par rapport à l’évolution de la ville contemporaine? Pensez-vous que la généralisation de la «ville globale» soit devenue le symbole de notre condition urbaine?

Saskia Sassen  : Je ne peux pas dire «ceci est une ville» ou «ceci n’est pas une ville». Je définis toujours la ville comme un système complexe et inachevé, suffisamment indéterminé pour pouvoir se réinventer en permanence. Il peut survivre à d’autres systèmes, qui peuvent éventuellement aussi être complexes, mais qui sont complets, comme une structure gouvernementale formelle par exemple. Les royaumes, les républiques, les firmes multinationales, les sociétés financières ont tous une fin. Mais une ville peut-elle être détruite? Est-elle refondée ou reconstruite? Cela s’explique en partie à travers des éléments sans aucun rapport avec la ville, tels que le choix du site d’origine où la ville a été bâtie. Il y a toute une logique en jeu qui tient à une écologie beaucoup plus large de significations, de possibilités, de temporalités, de spatialités – une grande partie du non-urbain joue un rôle critique dans la façon dont l’urbain est constitué. Il est urgent de reconnaître le rôle de ces dimensions.

J’ai fait beaucoup de recherches sur l’expropriation de terres. Des millions et des millions d’hectares, sur lesquels de petites fermes sont installées, peuvent être rasés pour y laisser place à une plantation de palmiers à huile ou de soja. Et où vont les personnes expropriées? Elles s’installent dans les villes. Le fait qu’on compte plus d’habitants que jamais dans les villes tient en partie à la violence chronique qui sévit en zone non-urbaine et génère ainsi une population urbaine. Il faut garder à l’esprit l’histoire de ces non urbains qui continuent à faire croître la population urbaine. Mais dans dix ans, nous aurons oublié. Ils seront devenus des citadins à part entière, dénués de toute trace de leur passé. Pour moi, nous vivons donc une période très ambiguë et très préoccupante.

À l’heure actuelle, je pense la ville comme un espace heuristique. Bien que j’aie beaucoup écrit sur les villes, je ne suis pas vraiment urbaniste. Si j’ai tant écrit sur les villes, c’est parce qu’elles constituent des intersections très stratégiques: il s’agit d’espaces où des problèmes qui se posent dans des zones non-urbaines se matérialisent, tel que la juxtaposition entre pauvres et riches. La ville est un espace extraordinaire qui rend tout cela visible. Quand j’ai écrit La Ville globale, j’ai réuni les mots «ville» et «globale» pour deux raisons. L’une de ces raisons était de déstabiliser à la fois la signification de la ville et celle de la hiérarchie traditionnelle – le gouvernement national, la région, puis la ville, pour suggérer qu’il y a des transferts de pouvoir qui transcendent cet ordre et existent en dehors de ces hiérarchies plus anciennes. L’idée principale du livre était de faire de la ville globale un concept analytique. Il s’agit d’un phénomène qui cherche à prendre une nouvelle dimension au sein d’une ville. À mon avis, la constitution au sein d’un territoire national d’un type très particulier de territoire – multi-sites, global et interconnecté – qui constitue une zone stratégique pour certaines fonctions de production économique et politique, finit par générer de nouvelles géographies des centres qui transcendent toutes les lignes de partage: nord-sud, est-ouest. C’est donc une zone territoriale multi-sites, fortement connectée et spécialisée; une plateforme stratégique parée pour l’action. La ville globale est vraiment une sorte de nouvelle zone territoriale au sein des territoires traditionnels. C’est un élément fondamental au sein de l’économie mondialisée émergente avec les NTIC, etc.

Je pense que nous sommes aujourd’hui en situation de stagnation. Cette phase – la formation de ce type de terrain d’action – a plus ou moins abouti. Par exemple, Luanda, la capitale de l’Angola, est devenue l’une des villes les plus chères au monde dans un pays où l’on trouve aussi la pauvreté la plus extrême. Mais en même temps, elle est en train de devenir la ville la plus chère pour un déplacement professionnel.

Ces vingt-cinq dernières années environ, la ville globale est devenue un espace de frontière où se rencontrent deux types d’acteurs: l’acteur mondial de plus en plus standardisé – l’acteur économique, et l’économie nationale figée. L’espace de frontière est pour moi un espace où des acteurs de différents mondes se rencontrent. Cependant, il n’existe pas de règles qui régissent ce rendez-vous, mais à la place il y a un espace pour cette rencontre: la ville globale. Tout a été standardisé en matière de normes de reporting financier, de comptabilité, de bonnes pratiques des affaires, d’investissements, et c’est un vrai bazar. Par conséquent, cet espace – un espace très extrême, l’espace frontière d’aujourd’hui – n’est actuellement pas situé aux contours d’un empire, mais juste là, dans la ville.

La question sociale revient donc désormais à savoir ce que cet espace rend visible, à identifier sa fonction stratégique, et ce qui le rend différent d’autres espaces. C’est une question sociale très spécifique qui, sur un plan rhétorique, pourrait être posée à propos de l’espace national, mais qui en pratique concerne un espace infranational, et ce en raison de l’épuisement du contrat social libéral, qui a fonctionné, quoique de façon imparfaite, mais qui est à présent rompu puisqu’il conduit aujourd’hui à l’appauvrissement des classes moyennes modestes, lesquelles ont historiquement constitué l’acteur social stratégique.

Les mouvements Occupy qui ont eu lieu avec l’implication des filles et des fils de la classe moyenne sont en perte de vitesse. La ville d’aujourd’hui, surtout lorsqu’elle a été à l’avant-garde de cette transformation économique radicale, est désormais le lieu de ce type de rencontre. Nous sommes dans une phase de stagnation au niveau économique et au niveau architectural, et la nouvelle phase d’avant-garde possible, cette phase qui nous ferait réellement entrer en terre inconnue, est intimement liée à la question sociale. Cela impliquerait aussi la mise en place de différents types d’architecture, d’une organisation différente, et d’une organisation matérielle de l’espace urbain.

La ville comme espace de mobilisation

La ville a à nouveau émergé ces dernières années comme un lieu de mobilisation pour transformer la société. Les révolutions arabes, les rassemblements sur la place Taksim à Istanbul, le mouvement Occupy en Espagne, Occupy New York ou le Printemps d’érable à Montréal constituent tous des manifestations qui poussent à reconsidérer la dimension politique des espaces publics. Est-ce le signe d’un renouvellement des revendications d’un «droit à la ville», pour reprendre les mots d’Henri Lefebvre ?

Saskia Sassen : À mon sens, ces événements concernaient la rue comme espace indéterminé. Les places constituent un espace de rituels. Chacun sait comment se conduire sur la place, dans sa version idéale – c’est ce que nous appelons l’urbanité civilisée. La rue est l’espace de l’indétermination.

Richard Sennett : Avez-vous été surpris que, dans des espaces sociaux prétendument empreints de technologie, il ait été si important pour le public de retrouver l’idée de la place et sa réalité? Que des personnes aient effectivement ressenti le besoin d’aller sur la place Tahrir? La technologie n’était pas au cœur du mouvement politique, c’est bien la présence physique qui était fondamentale.

Saskia Sassen : Ce sont les deux extrêmes: la matérialité des corps dans un espace matériel et ensuite seulement la technologie.

Richard Sennett  Vous connaissez la théorie de LeCombs selon laquelle vous aviez jadis besoin de présence physique pour libérer l’énergie de l’action physique. Sans cette présence physique, il n’y a pas de libération d’énergie, il n’y a que de la communication.

Saskia Sassen : J’adore le changement d’échelle qui a lieu à travers la combinaison d’une foule réunie sur une place publique et de la technologie. La technologie seule ne suffit pas. Je voudrais mentionner quelque chose que je considère comme une sorte de petite expérience naturelle. Quand les manifestations de la place Tahrir ont pris fin, un tout petit groupe de trois cents personnes environ s’est réuni sur la place. Les médias internationaux étaient là pour les couvrir. Si ces personnes avaient envoyé un million de tweets, ils n’auraient pas attiré l’attention des médias internationaux. Mais leur présence matérielle – ces corps physiques sur cette place – c’était en quelque sorte déjà un code aussi, non? Et les médias internationaux s’en sont emparés. Selon moi, c’est un phénomène extrêmement intéressant: les médias internationaux sont venus parce qu’il y avait un petit groupe réuni là-bas.

Richard Sennett  : Et un tout petit mouvement comme Occupy a eu ce formidable effet d’entraînement parce que les gens veulent du physique, ils veulent du lieu. Cela s’appelle une assemblée.

Du virtuel et du physique

En fait, plus nous sommes dans le virtuel, plus le désir d’une interaction physique réelle est fort.

Richard Sennett  À mon sens, l’urbanisme a pris une très mauvaise tournure et Lefebvre a une grande part de responsabilité dans la propagation de l’idée que l’urbain est essentiellement spatial. L’urbain, c’est du bâti, c’est du solide, c’est la construction. Il ne s’agit pas de relation spatiale. Après tout, l’espace n’est pas une expérience physique. La relation entre les choses et l’espace est viscérale. Mais je pense que l’urbanisme est aujourd’hui trop orienté vers la cartographie. Qu’entend-on par architecture urbaine? Il est très difficile de répondre à cette question. Nous pouvons parler d’espace urbain, mais pour moi c’est l’objet d’un discours exhaustif. Et à quoi ressemble un bâtiment «juste»? Les designers n’ont pas su répondre à ces questions. Lefebvre et David Harvey ont parlé de justice spatiale mais nous n’avons pas réussi à déterminer si une construction physique incarnait effectivement des choses comme la justice ou l’égalité.

Saskia Sassen: Il faut reconnaître que, dans un sens, Harvey et Lefebvre ont couvert un grand nombre de sujets. Nous avons pu décoder certaines problématiques grâce à leur travail, et je pense qu’il est important de le souligner. Mais il y a une question très difficile que nous n’avons pas abordée sous beaucoup d’aspects, c’est la question de l’intégration de la justice dans un système. Il y a un grand débat à ce sujet en ce qui concerne Internet, mais qu’en est-il des bâtiments ? C’est une notion très difficile et très délicate à aborder. Si ces villes globales sont en situation de marasme, et que la question sociale est sur le point de modeler la ville, ne serait-ce que partiellement, alors cette approche des nouveaux types d’architecture, des nouveaux types de bâtiments et d’environnements bâtis, est très intéressante. Sur ce point, nous sommes très en retard. Nous avons des bataillons entiers de personnes qui maîtrisent désormais le langage de la justice spatiale: très beau, très rhétorique, et très puissant d’un point de vue théorique. Mais je rejoins entièrement Richard quant au fait que la nouvelle avant-garde des mouvements sociaux va totalement remodeler nos villes et nos bâtiments et que cela va constituer un véritable défi parce que personne dans le monde de l’architecture n’est prêt pour cela. Dans un sens, ce débat est plus avancé sur la question d’Internet, parce que la question est binaire: accès libre d’une part, contrôle de l’autre. La question d’une application pratique de la justice spatiale est bien connue mais aucun grand théoricien ne s’est réellement attaqué à cette problématique pour l’instant. Elle reste indéfinie, sans reconnaissance, insuffisamment articulée – mais elle est bien là. Je pense qu’elle demeure la question essentielle de l’architecture et de l’urbanisme à l’heure actuelle.

C’est une zone de combat, de la même manière que la reconstruction de ces villes était une zone de combat. Elle n’était pas présentée comme une zone de combat, mais comme une mise à niveau. Elle a cependant donné lieu à des déplacements brutaux, à l’apparition de nombreux sans-abris, et à la destruction de quartiers. C’est pourquoi j’affirme désormais que la question sociale est devenue prééminente – en partie parce que c’est à-propos, et en partie parce que cette époque précédente a fait émerger sa propre question sociale.

Ces grandes questions ne tombent pas du ciel, elles sont élaborées, elles sont le résultat d’un processus. La première phase du processus est la ville globale, née de l’insertion des flux mondiaux de capital sur des territoires dans le monde entier. À partir de là, trente ans de mise à niveau ont suivi et aujourd’hui, nous faisons face à énormément d’inégalités et à des conséquences surdéterminées. À l’heure actuelle, je pense que la question est sociale parce que le reste est en faillite: la crise financière, les limites du modèle de croissance économique, de la financiarisation. Le mouvement Occupy est un petit indicateur de cette évolution. Le fait qu’un maire comme De Blasio ait succédé à Bloomberg aux rênes de New York en est un autre. Je pense que cela va aussi jouer dans la restructuration des environnements bâtis. En termes très basiques, cela nous conduira vers des environnements bâtis plus modestes et répartis de façon plus homogène. Si cela réussissait, cela démocratiserait l’environnement bâti, l’espace urbain, etc.

Et comment envisagez-vous le processus de développement de ces environnements ?

Richard Sennett  Certaines villes ont assez consciemment rejeté la notion de «grand projet». Cela remonte à la question de la construction juste. La question se pose de savoir si tout grand projet est injuste de façon intrinsèque. C’est une question qui remonte à Versailles, ce «grand projet» qui a presque ruiné l’État.

Quand je pense aux villes d’Amérique latine et d’Afrique de nos jours, le fait de vouloir une architecture symbolique de domination, avec une salle d’opéra par exemple, est une mauvaise façon de conduire la construction de nouvelles villes. Même les Chinois, avec leurs budgets inépuisables pour les grands projets, semblent s’être lassés de l’idée depuis quelques années, parce qu’elle ne règle pas le problème de l’inclusion. Un grand projet n’est pas solidaire, il ne peut pas l’être. Cela nous ramène donc à l’éthique de la construction, et l’alternative à l’utilisation de plans directeurs à laquelle j’ai pensé est une façon différente d’envisager les choses, cela revient presque à semer des graines dans différents endroits. Nous faisons plein de choses à une échelle plutôt petite dans une ville, plus particulièrement nous semons des graines dans des quartiers pauvres. Cela fait partie du problème des banlieues françaises auquel vous êtes confrontés: il s’agissait d’un grand projet et c’est l’une des raisons pour lesquelles elles sont inhabitables, en raison de leur échelle et de la nécessité qu’il y avait d’en faire quelque chose d’impressionnant. Vous avez cinquante gigantesques boîtes rectangulaires qui se succèdent dans le nord-est de Paris et des personnes sont contraintes à vivre là-dedans. Ce qui est dramatique pour elles, c’est qu’il leur est impossible de s’approprier ces lieux – ils appartiennent au monde des idées.

Quel avenir pour les villes nouvelles ?

Pourtant, au nom d’innovations écologiques, sociales ou économiques, de grands projets urbains et des villes nouvelles ont émergé (telles que les villes intelligentes de Songdo, Masdar, etc.). Peuvent-elles réellement devenir des villes plus solidaires?

Richard Sennett  : La question est de savoir si nous pouvons apprendre ce que nous devons faire des vieilles villes à partir de l’expérience que nous avons de la conception de villes nouvelles. À mon avis, ce n’est pas possible. Un environnement qui a été épuisé ou abîmé au cours du temps doit intégrer des éléments de son histoire, ainsi que tous les efforts qui ont été faits pour le revitaliser. Je pense par exemple aux shikumen à Shanghai, qui sont une ancienne forme de cour intérieure. Les Chinois ont détruit une immense partie de leur tissu urbain et le reconstruisent à présent. Ces constructions sont des simulacres où la forme n’a plus de sens, puisqu’il s’agissait auparavant de lieux où régnait la pauvreté la plus abjecte. Leur forme physique reflète le fait que des générations de Chinois désespérément pauvres ont cherché à rendre plus habitable un espace déshérité. Aujourd’hui, il y a des Starbucks dans les shikumen qui ont été reconstruits. Ils sont très chics, et ils ont l’eau courante.

S’inspirer des villes nouvelles est un moyen d’oublier la souffrance des gens dans les villes du passé. Quand notre ami David Chipperfield a reconstruit le Neues Museum à Berlin, il a été confronté au même problème. C’était l’endroit où le Reich allemand, avant Hitler, avait accumulé tout ce qu’il avait pillé en Afrique et en Asie, principalement des antiquités égyptiennes. Hitler l’a ensuite utilisé à ses propres fins. Par la suite, c’est devenu une zone de combat entre les Soviétiques et les Allemands, puis quelque chose d’autre encore sous les communistes. Certaines personnes disaient: «Nous voulons faire disparaître toutes les cicatrices visibles sur ce bâtiment. Il y a trop d’histoire.» Il leur a répondu: «Non, nous allons conserver les impacts de tirs de mitrailleuse.» Il y avait une salle de torture au sous-sol. Il a décidé de ne pas s’en débarrasser. Il a même placé la cafétéria à côté. Il n’y a pas recréé de scènes de torture mais il y a tout de même installé un petit panneau.

Un environnement dans lequel des personnes ont souffert ne doit pas perdre les traces de sa propre souffrance. En Chine, cette obsession du neuf et cette absence de passé a mené à la construction de répliques de villes européennes (de nouveaux villages allemands, des canaux hollandais à Hudong, etc.). Cela implique d’apprendre à réaliser un simulacre. Je suis fortement opposé à cela, tout particulièrement en Chine parce que cela ne leur permet pas d’apprendre de leurs erreurs. Ils ont tant détruit, et leur réponse a toujours été d’appliquer ce qu’ils faisaient dans les villes nouvelles aux villes anciennes.

La ville comme solution

De nos jours, l’égalité ne peut se limiter aux questions sociales, les préoccupations environnementales doivent aussi être prises en compte dans la conception urbaine contemporaine. Bien qu’elle soit souvent considérée comme la cause de ces problèmes, la ville pourrait-elle en fait constituer une solution?

Saskia Sassen L’échelle de la ville est adaptée à une certaine forme de durabilité environnementale. Cela tient à la complexité de la ville, pas seulement à sa taille mais aussi à sa diversité. Je crois en l’application de politiques, mais celles d’aujourd’hui ne nous conduiront pas très loin. La politique internationale en matière de marché du carbone est une vaste blague. Il s’agit en substance d’une redistribution de droits à polluer. Cela crée un climat politique international très rétrograde, dans lequel les gouvernements nationaux revendiquent davantage de droits à polluer pour les utiliser ensuite eux-mêmes ou les vendre à ceux qui veulent polluer. Cet état d’inertie ne nous permettra pas d’avancer. À mon avis, l’une des stratégies à explorer pour trouver une approche alternative – qui ne s’inscrive pas en opposition avec la politique, mais dans un domaine complètement différent – réside dans la ville, la ville qui est aussi l’une des principales sources directes et indirectes de destruction environnementale. S’il peut y avoir une solution, la ville doit en constituer une partie.

À mon sens, depuis que nous sommes apparus sur Terre, nous avons eu un effet destructeur, mais la biosphère a été capable d’encaisser nos coups. Il est clairement prouvé qu’au cours des trois dernières décennies, nous avons dépassé la capacité de la biosphère à neutraliser nos dommages, et sommes allés bien au-delà de sa capacité de récupération. Selon moi, c’est extrêmement important. Et c’est sur cette base que j’ai développé ma position: la ville doit être une source de solutions. Ce que les différents gouvernements sont en train de discuter à l’échelle internationale ne conduira jamais à aucune solution et cela ne fera jamais aucune différence pour la ville.

La ville a, de facto, de multiples interactions avec la biosphère. À l’heure actuelle, ces interactions sont négatives, mais j’aimerais prendre du recul et dire «il y a un potentiel de progression, puisque nous sommes réellement connectés à la biosphère». Le défi est donc de trouver comment transformer le négatif en positif. Cela ne revient pas à dire: «La ville est ici, la nature est là-bas, que faisons-nous maintenant?» Je veux repartir de la base, déconstruire les théories. À l’heure actuelle, mes travaux de recherche tendent principalement à obtenir des données de biologistes intéressés par la question de l’environnement (la plupart ne s’y intéressent pas). Pour vous donner un exemple, une équipe de scientifiques de l’université de Copenhague a découvert qu’une certaine bactérie a une propriété particulière lorsqu’elle entre en contact avec des eaux grises (les eaux usées domestiques que nous rejetons dans nos cuisines et salles de bain, et qui constituent un énorme défi à relever pour les villes). Quand vous ajoutez ces bactéries aux eaux usées, elles génèrent une molécule de plastique qui est non seulement durable et résistante, mais aussi biodégradable. En d’autres termes, ce qui est à l’heure actuelle un élément négatif majeur pour les villes peut devenir un élément positif: la ville peut directement fabriquer du plastique puis l’exporter, car le fait est que nous avons besoin de plastique pour tout.

Le défi est de découvrir et de retourner aux formes plus anciennes de savoir pour comprendre ce que la biosphère est effectivement capable de faire et que nous faisons à l’heure actuelle de façon plus destructrice avec des produits synthétiques. Un autre exemple que j’aime, c’est celui d’une bactérie qui joue le rôle d’une peinture que vous appliquez sur du béton. Au cours de son existence, et cela dure un peu – la temporalité de la biosphère est très différente de celle d’une usine chimique – elle dépose du calcium qui colmate le mur et empêche les émissions de gaz à effet de serre. À terme, elle commence à contribuer activement à la purification de l’air autour d’elle. Si vous regardez ensuite la ville dans son ensemble, tout ce qui est fabriqué en béton pourrait avoir un impact positif.
Nous savons déjà que la phytoremédiation par les algues est le meilleur moyen d’assainir une grande étendue d’eau polluée. On a testé des méthodes chimiques pour le même usage, et elles n’ont pas fonctionné. Si l’on multiplie ce type de constats, on peut aller bien au-delà du recyclage de l’eau de pluie. Dans une perspective d’ensemble, on voit bien que tout ce qui était rouge pourrait devenir du positif, du vert. Par exemple, Chicago a adopté un décret qui stipule que tous les nouveaux toits doivent être végétalisés. En Norvège, on développe des méthodes pour permettre de capturer l’énergie que l’on produit en se déplaçant chez soi. Tout dans la ville devrait être mis à contribution. En plus de sa fonction primaire, chaque élément urbain devrait œuvrer en faveur de l’environnement. La plupart du temps, c’est très simple, et parfois cela peut devenir très compliqué, mais c’est l’ambition générale.

Je dis toujours que cela fonctionne comme des trajectoires. Vous faites la première étape, puis la deuxième, et à force, de plus en plus de personnes vont vouloir utiliser des vélos par exemple. Il y a à peine cinq ans, on disait que la mode des vélos ne prendrait pas ici. Et aujourd’hui, c’est une réussite.

Les interventions nécessaires devraient toutes être rendues visibles pour que la ville devienne un espace de connaissance, de création de connaissances, d’accès. Je faisais partie de la direction de l’IBA et nous avons fait des choses en ce sens. L’IBA est un énorme projet de plusieurs milliards d’euros, conduit sur sept ans. Au lieu de faire ce qui se fait habituellement, c’est-à-dire fabriquer du logement, nous étions face à la moitié d’une grosse île de Hambourg sur laquelle se trouvaient des zones contaminées du fait du passé portuaire du lieu, et beaucoup de bâtiments très dégradés. Nous avons lancé soixante-et-un concours internationaux d’architecture, d’ingénierie, etc. pour construire du petit logement d’habitation. Une grande partie du projet est constituée de modèles expérimentaux – ce qui fait que des personnes peuvent venir s’en inspirer puis les répliquer. Nous avons notamment conçu des murs remplis d’algues, qui contiennent une couche d’eau avec des algues. Nous avons mélangé le savoir biologique et le savoir architectural. Il y avait un énorme bunker qui avait fait l’objet de dynamitage dans le passé, or nous avons découvert de l’énergie thermique sous l’île: le bunker est donc désormais un énorme réservoir d’énergie thermique qui fournit de l’eau chaude et de l’électricité. Et en haut du bunker, il y a un musée sensationnel sur l’histoire du lieu. Donc, quand vous pensez à un espace dense comme une ville, ou même une partie d’une ville, je vois des possibilités de repositionnement, d’utilisation des savoirs existants. C’est une étape que les politiques n’atteindront jamais. Il s’agit de connexions. Il s’agit de façons de percevoir la biosphère. Je précise toujours qu’il ne s’agit pas d’un retour à la nature – ce serait une fiction – mais bien d’un repositionnement total.

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