Marie-Ange Brayer, vous travaillez sur l’intelligence du vivant dans la création, en particulier dans le champ du design et de l’architecture. Comment pourrait-on retracer la corrélation du vivant et de la machine, là où deux formes d’intelligence se rencontrent ?
Il est difficile en fait de définir le vivant, on va évoquer tantôt ses capacités d’adaptation, sa dimension épigénétique, son « indétermination » avec Henri Bergson, sa « fluidité morphologique »1, son imprédictibilité, ou encore « l’irréversibilité du temps » qui le traverse2. Au début du XXe siècle, les avant-gardes historiques sont marquées par l’intérêt pour le vivant et mettent en avant la notion d’organisme ainsi que la dimension d’auto-génération dans la création des formes. En 1920, le philosophe et botaniste Raoul Francé, dans son ouvrage La plante comme inventeur, met en avant l’intelligence de la nature : le vivant sert de modèle « pour la construction de machines ». Dans les années 1930, les théories de Jakob von Uexküll autour de l’Umwelt5, les Mondes animaux et humains, sont influentes sur les formes « biotechniques » de la modernité, que l’on trouvera par exemple chez Laszlo Moholy-Nagy.
Mais ce sont surtout, dans l’après-guerre, les théories de la cybernétique qui relieront l’intelligence de la machine et du vivant. Dès les années 1940, Alan Turing est le premier à associer l’intelligence de la machine à la notion de morphogenèse, de transformation du vivant. Pour lui, le vivant est un ordinateur. Ensuite, le mathématicien John von Neumann articulera le fonctionnement des automates cellulaires aux systèmes vivants, reliant systèmes biologiques et machiniques. Dès leur origine, les sciences informatiques sont irriguées par l’intelligence du vivant.
Après Alan Turing, le concept de « vie artificielle » se développe à partir de la fin des années 1980. Ensuite, la révolution numérique, dès les années 1990, permet de simuler les principes de croissance du vivant à l’aide de logiciels de programmation. Aujourd’hui, il est possible d‘hybrider des matériaux organiques et synthétiques. La notion de « vivant » même sera peut-être un jour obsolète, pour s’élargir à celle de « biosphère », entre approche systémique et holistique du vivant.
Il est intéressant de constater que dans le sillage de la cybernétique, dans les années 1960, émergent des mouvements artistiques au confluent de l’intelligence du vivant et de la machine. On peut penser au mouvement architectural du Métabolisme au Japon, avec les constructions en forme de double hélice ADN de d’Osaka en 1970, où fusionnent œuvres robotiques et organiques notamment dans les sculptures flottantes (Floats) de Robert Breer. Au même moment, en Europe ou aux États-Unis, l’intelligence du vivant devient un matériau dans les installations artistiques. L’œuvre d’art se donne comme un matériau imprédictible, soumis aux fluctuations de l’espace-temps, comme le vivant.
Dans les années 1960, influencé par les théories du biologiste Ludwig von Bertalanffy6, le critique américain Jack Burnham situe la création artistique au point de convergence de la cybernétique et du vivant7. Les artistes Hans Haacke, Alan Sonfist, Suzanne Anker, ou encore David Medalla, intègrent alors cette dimension d’intelligence du vivant dans leurs œuvres. Les micro-organismes, chez Haacke ou Sonfist, constituent le matériau évolutif de leurs installations qui participent d’une nouvelle approche de l’espace comme environnement et du temps comme matériau intrinsèque de l’œuvre. Le vivant se voit défini comme « système », « réseau » intelligent d’informations, pris dans des échanges d’énergie. Deux notions se détachent alors : celles de l’auto-organisation et de la transmission d’informations. La convergence entre machine et organisme met aussi en avant la notion de « comportement », prépondérante dans les sciences, comme dans les pratiques artistiques des années 1960-1970.
Quel changement de paradigme s’est opéré dans la notion d’intelligence du vivant avec le numérique dans l’architecture ou le design ?
Les technologies numériques ont entraîné un changement de paradigme radical en ouvrant sur une nouvelle variabilité de l’objet. Il n’y a plus de frontières dans le passage du virtuel au réel, mais une mise en réseau globale de processus numériques et matériels. Dès la fin des années 1990, les architectes comparent les processus de simulation numérique à ceux du vivant, ainsi Karl Chu avec la notion de « machine phylogénétique », ou encore Greg Lynn qui avance la notion de « blob », entité intelligente, inspirée des radiolaires, évoluant dans un plasma digital. Dès le début des années 2000, Philippe Rahm, avec le projet Hormonorium, aborde l’architecture comme un échangeur métabolique, qui s’appuie sur l’intelligence du vivant. Nous avions présenté toutes ces recherches dans les expositions d’ArchiLab à Orléans au début des années 2000.
L’intelligence du « vivant », et ses capacités d’auto-organisation traversent autant le champ physique de la matière que celui, immatériel, du numérique. Aujourd’hui les biotechnologies sont utilisées comme medium par les artistes, les designers ou les architectes. Les outils numériques de simulation autorisent la recréation du vivant.