De l’IA en architecture

  • Publié le 7 octobre 2021
  • Stanislas Chaillou
  • 12 minutes

Dans son application au bâti et à l’urbain, l’intelligence artificielle suscite autant d’enthousiasme que de peur. Architecte et data scientist, Stanislas Chaillou met en perspective cette innovation en la réinscrivant dans une histoire technologique et en démystifiant son fonctionnement, basé sur l’apprentissage statistique. L’IA apporte trois contributions majeures à l’architecte : l’assistance (pour des tâches fastidieuses), des options (dans le processus itératif de conception), et la relation au contexte (en prenant en compte davantage de données locales). L’IA représente ainsi moins un risque de standardisation que l’opportunité de développer des styles, de s’adapter à des contextes multiples et de décupler les potentiels de l’architecture.

La place croissante de l’IA dans les processus de conception suscite nombre d’incompréhensions, de peurs et de fantasmes ; selon vous, en quoi peut-elle servir l’architecture ?

Pour démystifier et mieux comprendre le terme d’IA, nous pouvons remplacer « intelligence artificielle » par « apprentissage statistique ». Il existe d’autres versions de l’IA, tout n’y est pas apprentissage statistique, mais c’est la version qui nous concerne le plus en tant qu’architectes. La particularité de l’apprentissage statistique est de s’éloigner du monde de la description pour se rapprocher de celui de l’observation. Je m’explique : avec l’arrivée du machine learning et de l’IA, plutôt que d’essayer de décrire et d’expliciter un phénomène en le « mathématisant » par des formules, ce que l’on nomme « décrire », l’analyse scientifique peut s’appuyer sur une science de l’observation, la statistique. L’idée est de répéter des millions d’observations autour d’un même phénomène pour en extraire les caractéristiques principales. Plutôt que de chercher à tout comprendre, à tout modéliser parfaitement, nous pouvons nous en remettre à des « approximations » issues de l’observation, car elles offrent une méthode alternative pour aborder ou résoudre des phénomènes difficiles à décrire explicitement.

Ces techniques d’observation sont précieuses, car il est bien souvent impossible de tout décrire explicitement ; sans compter qu’il existe un grand nombre de critères implicites en architecture. Le paramétrisme en est un exemple concret : issu du monde des sciences descriptives, il ne donnait accès qu’aux critères explicites pouvant être encodés dans ses procédures. Mais les critères implicites, par exemple les données culturelles ou contextuelles, sont difficilement encodables. C’est pour cela qu’un bâtiment de Zaha Hadid, pour prendre un exemple emblématique, pourrait être construit de manière presque identique dans n’importe quel pays, car les données culturelles implicites n’ont pas été prises en compte. Seules les données locales proprement géométriques, la topographie par exemple, sont intégrées ; la forme peut ainsi paramétriquement s’adapter au contexte physique, mais c’est là la limite de l’exercice. À l’inverse, la modélisation statistique se propose d’essayer d’encoder une partie des paramètres implicites de l’architecture.

Plutôt que d’imaginer une disruption totale, il me semble nécessaire de réinscrire l’arrivée de l’IA en architecture dans une perspective historique. Le monde de l’architecture a connu quatre grandes révolutions technologiques : la modularité, le Computer-Aided Design (CAD1), le paramétrisme et l’IA. Ces quatre mouvements soulignent une systématisation progressive des méthodes architecturales, accompagnée par une consolidation de l’utilisation des outils logiciels. La modularité consistait simplement à s’appuyer sur une trame modulaire de manière à devancer une partie de la complexité. Le CAD, quant à lui, assistait l’architecte dans le dessin. Le paramétrisme permettait enfin le déploiement de grands principes formels de façon systématique à travers l’architecture. L’IA s’insère à la suite de ces mouvements, mais la nouveauté réside dans sa méthode et le passage qu’elle implique de la description explicite à la modélisation statistique, ce qui peut avoir, à terme, trois conséquences principales sur la façon de travailler des architectes.

Le premier grand changement est le rapport à l’outil. Avec le paramétrisme, le processus était binaire : l’architecte paramétrait un modèle, qui générait des formes en retour. La génération représentait le point final du processus, l’objet résultant devenant le projet, le tout avec une liberté d’édition finalement très relative, passée la phase de génération. L’IA peut, elle, procéder différemment : de manière séquentielle. La machine, en se plaçant au côté de l’architecte, l’assiste en lui suggérant des possibilités à différents moments du projet. Des modèles, spécialisés pour certaines tâches, ou certaines échelles architecturales, peuvent être sollicités ponctuellement, avant de s’effacer pour rendre sa place au geste architectural. Ce procédé de design par itération assistée permet d’affiner le projet en suivant une séquence du type « édition-suggestion-réédition », plutôt que « paramétrisation-génération », comme cela a pu être le cas avec le paramétrisme. Cette réalité, j’ai pu l’illustrer par mes travaux et l’expérimenter de façon concrète dans mon travail, pour en vérifier la validité. Force est de constater que l’IA représente, en tout cas sous ce premier aspect, un gain technologique et conceptuel face au paramétrisme.

La deuxième grande contribution de l’IA relève d’une réalité tout autre : le principe de polysémie. Ce concept, emprunté à la sémantique, veut que pour un même mot il puisse exister plusieurs significations. Il en va de même en architecture : pour un principe architectural donné, une myriade de formes peut correspondre. Il est par exemple toujours fascinant de voir combien de formes et de typologies peuvent répondre au concept pourtant simple d’« appartement de logement ». C’est que les usages, le site et la culture dans laquelle s’insère l’architecture modulent le geste architectural en une infinité de formes bien spécifiques. C’est ce rapport de un à plusieurs qui peut être abordé par l’IA avec ce que l’on nomme la « multimodalité » : un modèle d’IA peut, pour une valeur « input », offrir un champ entier d’options diverses, tout en pondérant l’influence relative de différents facteurs sur chaque solution. La richesse et la variété des options générées peuvent être une source d’inspiration pour l’architecte ; elles ne sont d’ailleurs pas sans rappeler une pratique préexistante en architecture, celle de la production en masse de maquettes conceptuelles, comme des agences telles qu’OMA en ont le secret. L’IA permet cependant d’enrichir cette méthodologie en la déployant à plus grande échelle, tout en élargissant le spectre et la variété des options atteignables. Pour conclure sur ce point, il faut nous rappeler que « créer, c’est restreindre » : ces champs infinis d’options que l’IA nous ouvre ne sont viables et souhaitables qu’en regard de l’expertise de l’architecte, seul apte à sélectionner les solutions adaptées, afin de restreindre le champ des possibles pour que l’architecture enfin advienne.

Le troisième grand changement lié à l’IA, et le plus intéressant selon moi, est de mettre l’accent sur la notion de pertinence plutôt que sur celle de performance. Avec le paramétrisme, nous optimisions un jeu de paramètres pour viser une performance énergétique, structurelle ou autre. L’IA, elle, cherche à atteindre la performance tout en la complétant de critères implicites. Dit simplement, la pertinence, c’est la performance augmentée des dimensions culturelles et contextuelles. En prenant en compte les données spécifiques au lieu et à la culture dans lesquels l’architecture s’insère, l’IA peut proposer des options au plus proche de la réalité du terrain. Le design n’est donc plus uniquement un exercice formel ; il peut tenir compte de la relation au contexte de façon particulièrement intime et spécifique. Si cette considération précède bien évidemment l’arrivée de l’IA, cette dernière peut apporter une méthodologie et un jeu d’outils particulièrement intéressants pour aborder ce rapport contextuel, dans ses dimensions les plus variées. En cela, l’IA en architecture peut se positionner en contre-modèle à la rigidité des technologies visant la pure automatisation.

Assistance, polysémie et pertinence, voici pour moi les trois grandes contributions de l’IA à l’architecture.

 

L’apprentissage statistique suppose un « entraînement » ; comment ce processus a-t-il lieu ? Quel est le rôle du contexte et de l’« enseignant » dans ce processus ?

L’entraînement passe par l’utilisation d’un grand nombre d’images que nous soumettons à des modèles d’IA en leur apprenant à les reconnaître. Prenons l’exemple des notions d’espaces publics et d’espaces privés, qui ne sont pas seulement utilitaires, mais également liées au « message » qu’une architecture dégage. Ces notions sont difficilement encodables explicitement, car il est très difficile de déclarer une formule mathématique recouvrant l’ensemble de ce qui les départage. En tant qu’architecte, nous sommes en revanche capables d’identifier assez facilement ce type d’espaces sur un plan, ce qui nous permet de les désigner pour entraîner la machine à les reconnaître. Avec cette méthode, j’ai par exemple entraîné durant ma thèse trois modèles d’IA pour qu’ils génèrent l’emprise au sol d’un bâtiment, l’agencement des pièces d’un appartement ou son ameublement.

À mon sens, l’un des aspects passionnants de l’IA est qu’elle peut renverser l’idée d’une technologie qui « déracine ». Avec le paramétrisme, les architectes déclinaient les mêmes formes sans tenir compte des réalités culturelles ou locales. C’était bien le style « international 2.0 » voulu par Schumacher. Par la statistique, l’IA apprend des données contextuelles et peut s’habituer aux réalités locales. Selon le sujet sur lequel elle est entraînée, un modèle de ville chinoise ou européenne par exemple, les résultats seront très différents. Il est notamment possible d’entraîner un modèle à dessiner des plans sur une base de données générique, puis de le spécialiser à un contexte culturel donné par la méthode du transfer learning. Pour vous donner un exemple, si nous voulions dessiner une chaise, mais que nous n’avions qu’une centaine d’images de l’objet – ce qui n’est pas suffisant -, nous pourrions utiliser comme point de départ une IA entraînée à dessiner des visages à partir de millions d’images d’autres visages. Cela semble contre-intuitif, mais en fait il n’y aurait qu’à affiner son apprentissage pour la spécialiser à partir de la centaine d’images de chaises, ce qui ne demande que quelques heures de travail. Cela permet de partir du socle de compétences initiales du modèle (core competency), issu d’un processus d’apprentissage long, très coûteux et nécessitant un très grand nombre de données, pour ensuite développer un tout autre projet avec une plus grande économie de moyens.

L’un des enjeux de l’« apprentissage » en IA est de décider si cette phase d’entraînement, pendant laquelle le modèle apprend à émuler une tâche ou une activité, est supervisée ou non. C’est-à-dire de choisir jusqu’à quel point nous fléchons explicitement à la machine où se trouve le succès, dans quelle direction elle doit aller pour réussir son entraînement, ou si nous la laissons regarder et décider de façon un peu plus autonome des propriétés à émuler, dans une démarche de non-supervision. Dans un contexte scientifique, si cela marche, il est presque possible de ne s’intéresser qu’aux résultats. Chris Anderson, l’ancien rédacteur en chef du magazine Wired, a d’ailleurs rédigé un article où il décrit la façon dont le big data et l’IA lui semblent rendre obsolète la méthode scientifique. C’est-à-dire qu’à défaut de comprendre comment ces modèles arrivent à simuler certains phénomènes, il invite à « accepter » leur fonctionnement, au vu de leur efficacité, ce qui signe un peu la fin de la théorie scientifique. Cela semble effrayant, mais d’un point de vue pragmatique cela fonctionne, ces modèles donnent des résultats. Le problème reste qu’en architecture, le sens fait notre expertise, nous ne pouvons pas laisser tomber la signification au profit de purs résultats quantitatifs. Dans ce débat entre supervision et non-supervision dans l’apprentissage de l’IA, je crois qu’il est essentiel que nous puissions superviser pour comprendre dans quel sens va la machine.

L’architecture possède par définition un parti pris, sans cela elle se réduirait à un simple champ technique. L’enjeu réside donc dans cette supervision, dans la façon que nous aurons de gérer le training set – la base de données qu’ingèrent les modèles -, pour y insérer notre expression propre, notre parti pris. Sans supervision, la machine peut prendre une direction performante au vu des critères établis, mais il est impossible de comprendre pourquoi et comment. Or, l’expression singulière et personnelle d’une architecture est cruciale ; c’est d’ailleurs pour cela que le public continue de solliciter des architectes. Il est évidemment souhaitable que ce style personnel ne disparaisse pas avec l’IA. Dans ma thèse, j’ai ainsi étudié la capacité de l’IA à tenir compte du style architectural en l’entraînant sur des plans baroques, romans, etc. Il est formidable de voir l’IA émuler certains principes stylistiques, tout en laissant la main au créateur de les réemployer au profit de nouvelles créations.

 

L’IA ne vous semble donc signer ni la fin de l’architecture ni la fin du style en architecture ?

Non, en effet. Au fond, la manière dont l’architecte gère l’entraînement de l’IA devient l’expression de son style et de sa façon de faire. Toutes ces notions qui font en grande partie l’architecture et que nous avons peur de perdre avec la technologie, tout comme la sensibilité à un contexte, ne me semblent pas disparaître avec l’IA, mais au contraire renaître sous un nouveau jour. L’architecte doit néanmoins pour cela être à l’initiative des modèles, de façon à les gérer en amont et les entraîner personnellement. Contrairement au paramétrisme, dans sa réalité strictement technologique, l’IA n’a pas de raison d’avoir un style particulier ou de produire une architecture spécifiquement reconnaissable en tant que telle. L’identité propre de l’IA repose sur la statistique, elle ne tire ainsi son apprentissage que du passé, de ce qui existe, c’est-à-dire du style que nous avons choisi de lui présenter, des partis pris que nous lui avons indiqués. La machine n’est pas autonome, et elle ne le sera jamais en architecture. De ce point de vue, les architectes ont le choix entre faire de l’IA un mythe incapacitant et effrayant, de la voir comme une mise en péril de la profession, ou d’embrasser l’outil en réalisant l’opportunité technologique qu’il représente.

Sans nécessairement dire que tous les architectes doivent devenir de grands spécialistes en IA, il me semble crucial de s’éduquer à certaines notions simples pour interagir intelligemment avec les acteurs du domaine. Il est devenu nécessaire de comprendre a minima les enjeux principaux, les coûts et les risques, mais également la valeur ajoutée potentielle de l’IA. Nous parlons bien ici d’un outil qui peut assister l’architecte en allégeant certaines tâches fastidieuses, tout en permettant de décupler la part expressive et riche du métier. En conception, elle peut toutefois engendrer une forme de standardisation si elle est employée dans sa réalité technologique la plus primaire, en raison de la tendance de la statistique à lisser les différences. Mais l’IA n’a précisément pas vocation à émuler toutes nos facultés, elle doit nous assister tout en laissant à l’humain l’initiative de la part de rupture et de divergence propre à la créativité. De ce point de vue, il y a une véritable synergie des intelligences. Dans sa définition la meilleure, le style architectural reste une divergence, pas une convergence rationnelle, et j’ai la conviction que l’IA peut nous aider à souligner la qualité et les termes de cette différence.

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